Gueule d'amour

La guerre 14-18, celle qu’on appelle la " Grande guerre ", celle qu’on pensait être la " der des der ", ne fut ultime qu’en attente des conflits suivants, ne fut grande qu’au nombre des victimes qu’elle engendra, au présent de la mort quotidienne comme à celui des retours à la vie civile.

Et c’est à cette réalité que s’attache cet album, étonnant à plus d’un titre.

A la réalité de ce qu’on nomme les " gueules cassées ", ces soldats défigurés par des balles, des éclats d’obus, et portant à même le visage les stigmates de ce que fut l’horreur vécue au jour le jour dans les tranchées, dans les assauts inutiles et sans cesse répétés.

Ce sujet, certes, a déjà été traité en bande dessinée, et souvent avec talent.

Mais ici, les auteurs, Aurélien Ducoudray au scénario et Delphine Priet-Mahéo au dessin, ont décidé de se démarquer de ce qui a été fait précédemment. Pas d’intrigue policière, pas de grande histoire d’amour, pas de romantisme, pas de petite histoire non plus : rien que ce que vit le héros, le personnage central plutôt, un de ces soldats mutilés qui refuse de jouer le jeu de l’héroïsme reconnu, et qui nous entraîne à sa suite dans sa vie de chaque jour. Une existence sans gloire, et dans laquelle le souci premier est celui de l’amour, le plus souvent tarifié, crûment mené dans des alcôves où vice et vertu essaient vainement de cohabiter.

C’est donc bien un livre adulte qui nous est offert. Un livre qui s’attarde sur la sexualité de ces laissés pour compte de la victoire, de manière parfois triviale, mais sans voyeurisme gratuit. Et qui le fait dans un style graphique qui s’éloigne totalement des habitudes de la bd. C’est du noir et blanc, avec des décors réduits à leur strict minimum, et dont les traits s’attardent bien plus à révéler qu’à montrer. C'est presque de l’expressionnisme, un expressionisme cru, froid, quelque peu choquant parfois, et qui, au premier abord, peut déconcerter le lecteur.

Mais il faut passer outre à cet étonnement, et se laisser entraîner par ce dessin dont l’étonnement est aussi celui d’une évidente qualité.

Ne fallait-il  pas, d’ailleurs, un dessin différent pour parler de la différence physique, et des dégoûts qu’elle provoque, et du manque de tolérance des " autres ", et de la difficulté, au-delà même de l’anecdote de la guerre, d’accepter et de faire accepter un handicap immédiatement visible ?

 

 

Un excellent livre, donc, qui se complète par un dossier extrêmement bien fait, textes et photos, sur ce qu’étaient les gueules cassées, sur ce qu’ils vivaient, sur ce que la médecine a été obligée de trouver pour tenter de leur rendre une dignité humaine.

 

Jacques Schraûwen

 

Gueule d’amour (dessin : Priet-Mahéo – scénario : Ducoudray – éditeur : La boîte à bulles)