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Zach Phillips : un électron libre naviguant entre le jazz et la folk

© Annie Loucka

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Par Diane Theunissen

Oscillant entre New-York, Los Angeles, Bruxelles et le sud de la France, Zach Phillips ne cesse de s’éloigner des sentiers battus pour proposer un son brut et audacieux, reflétant les diverses rencontres musicales faites au cours des de sa vie. Fondateur de plusieurs groupes tels que Fievel Is Glauque, Blanche Blanche Blanche ou encore Perfect Angels, ce multi-instrumentiste de la côte Est écrit et compose de la musique plurielle, passionnée, et presque improbable. Rencontre.

 

Salut Zach ! Pour ceux qui ne te connaissent pas encore, peux-tu nous en dire un peu plus sur toi et ton univers ? Comment es-tu entré dans la musique ?

Quand j'étais petit, j'étais obsédé par Mozart. Ma mère, qui est poète, a fait des études de piano en Louisiane. Quand elle a compris que je m'intéressais à la musique, elle a voulu que je prenne des leçons. J'ai essayé le violon, le saxophone, et finalement le piano. Ceci dit, je n’ai pas voulu apprendre la théorie : je refusais de faire quoi que ce soit d'autre que d'interpréter des morceaux que j’aimais, aussi vite que je le pouvais. 

Au lycée, j'étais très attiré par l’extreme art music, la musique noise et la musique classique antagoniste, comme celle de Aksak Maboul. J'étais aussi à fond dans les collages. Ça n'avait rien à voir avec le piano ; j’étais juste intéressé par d'autres choses. Peu après, je suis parvenu à réunir cette idée d’expérimentation avec une approche d’arrangement spontanée et une sensibilité classique, et vers 2008, j’ai commencé à écrire des chansons. Je ne me suis pas arrêté depuis !

Comment est-ce que tu définirais ta musique ?

En musique, il est assez difficile de revendiquer un camp spécifique. Ce n'est certainement pas de la musique pop, je dirais que c'est plutôt lié à la musique folk. Certaines personnes diront que c'est du jazz-pop. Je pense que ce n'est pas vrai, mais si quelqu'un veut l'expérimenter de cette façon, ça me va !

Tu as récemment monté le groupe Fievel is Glauque avec la chanteuse bruxelloise Ma Clément. Comment ce projet est-il né ?

J'ai rencontré Ma à Bruxelles en 2018, lorsque je travaillais là-bas. Mon ami Eric Kinny, qui joue de la guitare hawaïenne au sein de Fievel Is Glauque, voulait vraiment qu’on enregistre un album. L'idée ne m’attirait pas trop, je ne voulais pas faire de musique à l’arrache depuis ma chambre d’hôtel – ni mettre de l’énergie à trouver des musiciens. Je voulais que cela se fasse naturellement. Un jour, j'étais en retard pour retrouver Eric dans un bar et je me suis cogné la tête sur un poteau dans la rue. Ça m'a assommé. L’une des collègues d’Eric avait une formation d’infirmière, du coup il l’a appelée. C’était Ma ! Elle avait envie de chanter, et comme on cherchait quelqu’un, elle a rejoint le groupe. On a composé quelques chansons à ce moment-là, et on les a enregistrées dans le studio du père d'un ami. 

Ensuite, on a décidé de répéter ce processus à New York, à Los Angeles, et dans le sud de la France. À chaque fois, on mettait en place un groupe de 7 ou 8 personnes, et on travaillait tous ensemble. Ma et moi, on se chargeait de l’écriture : on trouvait les arrangements de manière assez intuitive en se basant sur des diagrammes schématiques, et non pas sur des partitions réelles. Jusqu’à présent, six groupes sont nés de ce projet, et ensemble nous avons sorti un album, God's Trashmen Sent to Right the Mess. On enregistre à différents endroits, à différents moments, mais le processus reste le même.

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Il y a une trentaine de musiciens au sein de ce projet, dont la saxophoniste Shoko Igarashi, le violoniste Hendrike Sharmann, et le bassiste Raphaël Desmaret. Comment as-tu fait pour réunir tous ces gens ?

J'ai eu beaucoup de chance ! Cela demande généralement un peu de travail et beaucoup de logistique en termes de communication, mais j'ai eu la chance de connaître des musiciens formidables qui ont accepté de travailler sur des projets par pure bonté d'âme, pour l'amour de la musique.

Je n'écris généralement pas avec beaucoup d'intention, que j’écrive seul ou avec Ma. L'écriture se fait très rapidement, et l’artisanat vient plus tard dans le processus. L'écriture elle-même est censée évoluer avec la nouveauté. À chaque fois, j’espère qu'une surprise ou une pensée imprévue naisse du processus d'écriture. Mais quoi qu'il en soit, même si je ne conçois pas délibérément cette musique au départ, lorsque je la retranscrits sur une feuille de papier, beaucoup de musiciens formés aiment la jouer parce qu'ils la trouvent inhabituelle et harmoniquement intéressante. Ça aide à ramener du monde. 

Quelle a été la réaction du public lors de la sortie de God's Trashmen Sent to Right the Mess ?

La réponse du public a été incroyable. Nous étions vraiment heureux que les gens aiment cet album, nous n'avions pas beaucoup d'attentes. Évidemment, certaines personnes n'ont pas aimé, mais le simple fait d'aller sur Internet et de voir les gens se disputer sur les raisons pour lesquelles l'album est mauvais, ça vaut le coup. Ils se disent : "C'est enregistré comme de la merde, ça sonne comme un groupe qui commence juste à apprendre les chansons en répétition". Et c'est exactement ça ! 

Les musiciens de Fievel Is Glauque forment-ils une scène à part entière ? 

J'ai toujours été assez individuel dans mon approche artistique. Je ne crois pas que les musiciens de Fievel Is Glauque se considèrent comme faisant partie d'une scène, c'est plutôt un réseau de musiciens qui ont trouvé quelque chose qui leur plaisait au sein du groupe. Certains d'entre eux ont tout juste commencé à faire de la musique, tandis que d'autres sont diplômés de conservatoires de jazz. Il y a aussi des autodidactes qui ne cessent d’expérimenter. 

Peux-tu nous faire part d'un élément caractéristique de ta musique ?

Quand on écrit, on essaye de garder la balle en l'air le plus longtemps possible : on tente de ne pas résoudre les choses avec empressement, et c’est aussi valable pour les paroles. On essaye d'être rapide sans non plus s’arrêter à la première idée. Souvent, une impulsion est inversée, et on préserve l'inversion de l’impulsion. C’est sans doute la relation entre l'intuition et le jugement qui caractérise notre musique.

Plus tôt dans la conversation, tu nous as confié ta fascination pour Mozart. Quels sont les artistes qui t’influencent sur le plan musical ?

Plusieurs de mes proches sont peintres, dont ma sœur et ma compagne. J'aime les peintres qui font partie de ma vie, leur travail m’inspire beaucoup. Ma compagne n'aime pas que ses peintures soient mises en avant, mais c'est elle qui a réalisé la couverture de mon album Feed a Pigeon Breed a Rat paru il y a quelques semaines. Mon ami Alexis Graman a également fait beaucoup d'illustrations d'albums, notamment l’artwork de l’album Exit from the Ultra - World de Perfect Angels. 

Tout le monde m'inspire. Mais il y a deux personnes qui m'ont fait découvrir le contexte musical qui a transformé ma façon de faire les choses : ce sont Eduardo Mateo de Montevideo en Uruguay, et Mattie Moss Clark, la mère des Clarks sisters, un groupe de gospel américain. J'ai beaucoup étudié et analysé leur musique.

Tu fais partie de plusieurs autres projets, dont Perfect Angels et ton projet solo. En quoi sont-ils différents ? Est-ce qu’ils forment un tout ?

Il y a évidemment d'autres personnes impliquées, mais ces projets sont unis par le fait que j'ai participé à leur conception et à leur représentation. En dehors de cela, ils sont faits pour être séparés. C'est quelque chose qui m'aide à faire les choses et à avancer dans l'écriture. J'écris beaucoup, puis je me dis : "OK, il me faut les accords". Ensuite, je me pose et je réfléchis à ce qu'il faut faire, je choisis une idée, et ça devient un processus. Je m'en tiens plus ou moins au plan, et j'essaie de faire les choses aussi vite que possible. Sur l'album Exit from the Ultra - World de Perfect Angels, j’ai enregistré ma partie en à peine 15 jours.

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La différence entre ces projets est peut-être due à la variété des personnes impliquées. Qu’en penses-tu ?

À ce stade, j'ai essayé différentes procédures pour représenter une petite collection de compositions. J'ai essayé beaucoup de méthodes différentes. Il y en a que je préfère, comme la méthode Fievel is Glauque qui consiste à enregistrer des répétitions, ou la méthode Perfect Angels qui consiste à commencer avec une guitare, à tout construire sur un magnétophone, puis à demander à un ami de chanter dessus. 

Clairement, l’aspect majeur de la fraîcheur de ma musique, c’est la variété des chanteurs et des musiciens. Personne ne chante comme Olia Eichenbaum – la chanteuse de Perfect Angels –, personne ne chante comme Ma, ça change complètement les choses. Les chanteurs ont tellement de pouvoir pour déterminer le sentiment général d'un morceau, c’est fou.

Parlons de ton dernier album solo, Feed a Pigeon Breed a Rat. Comment s’est déroulé le processus de création ?

C'est un album spécial : sur chaque morceau, il y a un chanteur différent. Encore un fois, c’est un projet qui a commencé avec des guitares. On a tout composé au piano, et on a ensuite transposé le tout à la guitare, une corde à la fois, jusqu'à obtenir le voicing original du piano. On a ensuite construit l'enregistrement et demandé aux chanteurs de venir au studio pour enregistrer les voix. Ça s'est aussi fait à distance, à cause de la pandémie. 

Je me suis chargé de l’instrumentation complète de chaque chanson, avec mon magnétophone. Ceci dit, chaque chanteur avait la possibilité de faire un solo s'il le souhaitait. Certaines personnes, comme Thom Gill ou Davin Givhan jouent sur tous leurs morceaux, mais Genevieve Artadi, par exemple, ne fait que chanter. 

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Tu vis actuellement à New-York mais tu as passé quelques mois à Bruxelles cette année. Qu’as-tu pensé de cette expérience ?

Une chose qui me vient à l'esprit est la manière dont la culture est valorisée à Bruxelles. Tant sur le plan idéologique que sur le plan organisationnel, la façon dont le gouvernement investit dans les jeunes artistes est assez extraordinaire. C'était vraiment encourageant d'être là, et quelque peu étranger. Le dernier projet Fievel Is Glauque que nous venons de réaliser a été rendu possible en grande partie parce que nous travaillions avec le Volta : ils nous ont offert une résidence et ont pris en charge les frais. Ils nous ont aussi permis de jouer et nous ont offert un très bon cachet pour cette performance. Grâce à cela, j'ai pu demander à tous ces musiciens incroyables de travailler très dur : il y avait de l'argent qui rentrait pour faire avancer les choses. À New-York, il est très rare de bénéficier de ce genre de soutien financier, à moins d'être déjà à un niveau très élevé de sa carrière. 

Le simple fait que le Volta reçoive de l'argent du gouvernement, c’est incroyable. Et pourtant, c’est assez logique : la culture dynamise l'économie. Mais au États-Unis, il y a une relation très conflictuelle entre la culture non-industrialisée et le financement. Les récompenses vont aux gagnants. Je crois qu'à Bruxelles, l’écosystème est plus favorable.

Il y a quelques années, tu a fondé le label La Loi. Quels sont tes plans pour ce projet ?

À vrai dire, ce n'est pas un label comme on l’entend. J'en ai eu un auparavant, à travers lequel je représentais d'autres personnes. J’enregistrais et finançais des projets, et je sortais de la musique à laquelle je n’avais pas participé. J'ai fait ça par intermittence pendant environ dix ans, et quand j'ai arrêté, je me suis dit "plus jamais ça" : je devais jouer trop de rôles à la fois, et je n'aimais pas vendre des produits.

Mais j'aime les labels parce que c'est un nom et un logo de plus à inventer : l’album, l'artiste et puis le label ! Nous n'avons trouvé personne pour sortir le travail de Fievel Is Glauque, nous n'avons trouvé personne pour sortir l'album de Perfect Angels, nous n'avons trouvé personne pour sortir Feed a Pigeon, Breed a Rat. Certaines personnes attendent des années avant de placer leur album et trouver un label, je trouve ça admirable. Pour moi, l'attente a tendance à tuer mes projets. Je ne peux pas dire si un album me plaira encore dans six mois ; je veux donc qu'il sorte pour que je puisse l'oublier. C'est une autre raison pour laquelle le travail avec les labels ne me convient pas : il faut faire une tournée et continuer à la représenter pendant un certain temps, mais ce n'est pas mon truc. Je sors de la musique à un tel rythme, ce ne serait pas bénéfique d'attendre d'être signé. 

Les gens me contactent pour me demander de sortir leurs morceaux sur La Loi, mais j'ai pour politique absolue de ne pas sortir le travail de quelqu'un d'autre. Ce n'est pas vraiment un label, c'est juste un joli nom sous lequel sortir ma musique.

Peut-on s'attendre à de nouvelles sorties prochainement ?

Oui. On a fait beaucoup d'enregistrements au Volta et dans un studio à Molenbeek qui s’appelle La Savonnerie. Les morceaux devraient sortir à la fin de l’année, ou au début de l’année prochaine. Je vais également sortir un album avec mon groupe de longue date, Blanche Blanche Blanche.

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