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Voyages et tracasseries dans le transport aérien : les compagnies ont commis des erreurs stratégiques, selon l'expert Jean Collard

Par Kevin Dero, sur base d'un dossier d'Aline Gonçalves via

Les voyages en avion recommencent à faire le plein. Les aéroports ont été pris d’assaut, mais dans le même temps, l’offre n’a pas toujours suivi. Perturbations, annulation de milliers de vols, cet été les plaintes ont explosé, ce que nous confirmait-il y a quelques jours Julie Frère, la porte-parole de Test-Achats, sur nos antennes :" Les signalements des passagers qui sont concernés par les grèves, les annulations, le manque de personnel dans les compagnies aériennes sont en augmentation chez nous, avec aussi toute une série de plaintes qui y sont liées. On sait que les compagnies aériennes n’informent pas toujours correctement les passagers au sujet de leurs droits".


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Goulot

Jean Collard, expert en aéronautique et consultant pour la société Whitestone était l’invité d’Aline Gonçalves ce vendredi matin. Il répondait à ses questions. Notamment si ce début d’été est, comme on le pense, si chaotique pour les voyageurs volants ? "C’est le moins qu’on puisse dire" confirme le spécialiste. Mais celui-ci de nous enjoindre à remettre les faits dans une perspective historique : "Nous venons de terminer deux ans de Covid particulièrement compliqués, nous avons maintenant la guerre en Ukraine et une pression écologique… Ce qui signifie que les compagnies aériennes, pendant un certain laps de temps, ont dû se reposer au sol". En effet, le chiffre d’affaires des compagnies, qui étaient de l’ordre de 876 milliards d’euros en 2019, est tombé à 487 milliards en 2021. Celles-ci espèrent cette année atteindre les 650 milliards de dollars de chiffre d’affaires.

Et Jean Collard d’en conclure : "Il y a donc manifestement de leur part une tendance à une grande prudence. Ce qui a engendré dans leur for intérieur, surtout avec les problèmes ukrainiens, la volonté de ne pas mettre en l’air trop d’appareils d’un seul coup. Manifestement, un manque d’appareils notoire a entraîné ces grandes difficultés. On a véritablement eu affaire à un goulot".

Il y a donc de leur part une tendance à une grande prudence

Suite à la crise du coronavirus, que s’est-il passé ? "L’épargne des gens s’est retrouvée sur le marché très rapidement et les compagnies aériennes étant extrêmement prudentes, et d’autant plus avec ce qui se passait avec l’Ukraine et les coûts pétroliers notoires, on n’a pas mis en place toutes les structures optimales pour que tous les avions soient en l’air en même temps et à ce moment précis. Sans compter le fait aussi que pas mal de compagnies aériennes ont vu (pendant cette période Covid), bon nombre de pilotes les quitter pour aller vers d’autres horizons. Et particulièrement l’Asie, où le taux de croissance, le taux de développement et les salaires sont meilleurs. Lorsqu’on cumule l’ensemble de ces facteurs, nous avons obligatoirement d’énormes problèmes dans les compagnies aériennes, et particulièrement dans les compagnies low cost".

Image d’illustration
Image d’illustration © Getty

Lourde bourde ?

Une erreur d’appréciation du secteur dû à un excès de prudence pour notre expert, qui s’explique par un appétit poussé de la part des compagnies pour l’argent. Mais qui pourrait, à terme, entraîner un fameux manque à gagner. Jean Collard va même plus loin : "Ça risque d’entraîner de gros déficits. Et de gros déficits d’image pour bon nombre de compagnies aériennes et pour tout le secteur…"

Sachant également qu’il y a "une énorme concurrence qui vient maintenant suite à la pression écologique qui est notoire", d’autres moyens de transport comme les chemins de fer, les bus, et… Un retour à la bonne vieille bagnole. "Vu ce stress permanent qu’on a dans les aéroports, les gens ont tendance à reprendre naturellement leur voiture".

Ça risque d’entraîner de gros déficits

Donc, ce "goulot d’étranglement" dans lequel nous nous sommes retrouvés a inévitablement entraîné des avions qui se sont retrouvés au sol par manque de pilote et un nombre beaucoup trop important de passagers au sol. "Les coûts que cela va engendrer risquent d’être notoires. Il n’est pas certain que toutes les compagnies aériennes vont rembourser dans un contexte tel que celui-ci, au vu des tensions géopolitiques particulièrement, et je pense que ça servira d’excuse pour bon nombre d’entre elles".

Vu ce stress permanent qu’on a dans les aéroports, les gens ont tendance à reprendre naturellement leur voiture

Extrait de notre JT du 23 juin :

Excuses pour ne pas rembourser

"Les coûts que cela va engendrer risquent d’être notoires. Il n’est pas certain que toutes les compagnies aériennes vont rembourser dans un contexte tel que celui-ci, au vu des tensions géopolitiques particulièrement, et je pense que ça servira d’excuse pour bon nombre d’entre elles". Celles-ci pourraient donc invoquer le cas de force majeure. "Ce sera la force majeure qui sera invoquée, surtout dans certaines compagnies low cost […] Ryanair évidemment, qui profite de toutes les conditions pour ne pas rembourser […] Ça, c’est bien clair".

Ryanair profite de toutes les conditions pour ne pas rembourser

Le low cost sur la sellette

La gestion de ces annulations de vols est donc diversement gérée selon que l’on se situe du côté des compagnies traditionnelles ou de celles à bas coûts… L’expert en aéronautique parle d’un phénomène de culture : "Les compagnies dites traditionnelles ont quand même tendance à essayer de maintenir leur image à tout prix et d’aller vers une solution, soit de remboursement en tout ou partiellement au vu des conditions, soit de proposer d’autres solutions".


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Alors qu’à l’inverse "on sait très bien que les compagnies low cost, c’est ici et maintenant que les choses se jouent. Et lorsque l’on prend un billet d’avion low cost, il faut savoir que si on veut se protéger, ça coûte beaucoup plus cher, et ça fait partie du modèle d’acceptation des gens qui prennent l’avion. Quand on achète un billet d’avion à 19 €, il ne faut quand même pas s’attendre à des miracles en termes de suivi, et surtout se dire à ce moment-là que si vous avez perdu 19 €, dans l’absolu, ce n’est pas très grave. Le danger qui est derrière ça, c’est bien sûr les locations d’été qui, elles, ne seront pas abouties".

Queues blanches

Malgré les désagréments, certaines compagnies aériennes recommencent à faire du bénéfice. C’est le cas de Lufthansa, dont fait partie Brussels Airlines – en tout cas pour ce qui concerne les six premiers mois de l’année-. Les compagnies aériennes voleraient-elles quand même vers une meilleure santé financière ? Jean Collard nuance : "il y a une remontée de trésorerie, mais ça ne veut pas dire que les compagnies aériennes vont être bénéficiaires".

Car les pertes sont encore d’actualité dans le secteur : "elles restent dans le rouge. Manifestement, on s’attend encore à une perte de l’ordre de sept milliards pour l’année en cours au niveau des compagnies de l’IATA, donc de l’Organisation internationale du transport aérien. Il y aura donc encore une perte, même si la trésorerie s’est améliorée, parce qu’il y a une montée très rapide de la demande. Mais est-ce que cette demande va rester constante d’ici à la fin de l’année ?"

Il y a une remontée de trésorerie, mais ça ne veut pas dire que les compagnies aériennes vont être bénéficiaires

Rien n’est moins sûr… Un plan géopolitique instable, des coûts du pétrole fluctuants… "Dans la vie de tous les jours, ça impacte considérable notre vie et nos dépenses. Il est donc clair que dans le contexte actuel, après deux ans de Covid, les gens ont tout fait pour partir en vacances. Mais lorsque l’on reviendra sur terre — passez-moi l’expression — dans le domaine de l’aviation, il y a la réalité qui va nous rattraper très vite". Les compagnies seraient pour Jean Collard "particulièrement attentives à cela". "Il ne faut pas oublier qu’un avion est fait pour voler. S’il est au sol, ce sont des coûts considérables. Donc, il y a une certaine réticence de la part des compagnies aériennes de mettre toute une flotte en route, de louer ce qu’on appelle des queues blanches, c’est-à-dire des avions qui seraient disponibles sur le marché, parce qu’une fois que c’est loué, mais qu’on ne peut plus les faire voler à partir du mois d’octobre ou du mois de novembre…"

Lorsque l’on reviendra sur terre — passez-moi l’expression — […] la réalité va nous rattraper très vite

Ce qui engendrerait des coûts considérables. Dans le contexte actuel, les compagnies aériennes sont prises de court. "Mais en même temps, on a un tel goulot d’étranglement parce qu’il y a eu un tel apport de liquidités sur très peu de temps — personnellement, je n’ai jamais vu ça —, surtout en Europe. Ce qui fait que les compagnies sont effectivement débordées et qu’il y a beaucoup d’avions qui restent au sol. Sans compter tous les problèmes que nous connaissons dans le domaine qui est directement lié aux conditions de travail du personnel navigant et des pilotes…".

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Etat(s) des lieux

Côté perspectives pour secteur du voyage aérien, quel est-il ? "L’Asie reste le pôle de développement par définition, où on aura un taux de croissance de 6 à 7% par an. Mais là, les distances sont grandes. La population est jeune, on va d’île en île et s’il n’y a pas de tensions complémentaires entre la Chine et Taïwan, nous pourrons espérer effectivement ces 6%. Aux États-Unis, et je tiens compte du Canada, des distances de 4000 ou 5000 kilomètres sont relativement courantes, donc on a l’habitude de prendre l’avion… Et le secteur des affaires est un secteur qui ne tient pas compte de tous les problèmes que nous connaissons. Et nous avons enfin l’Europe, qui est un petit continent en termes de surface, un vieux continent dont l’importance des vacances est extrêmement grande pour les compagnies aériennes, ce qui n’est pas le cas en Asie et ce qui n’est pas le cas aux États-Unis. Et pour des distances de 700 ou 800 kilomètres, vous avez le TGV ou le bus qui prennent de plus en plus de place".

Un vieux continent dont l’importance des vacances est extrêmement grande pour les compagnies aériennes

Sans oublier, selon le spécialiste de la société Whitestone, "une pression d’ordre écologique qui est beaucoup plus forte en Europe que partout ailleurs".

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