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"Vous nous bassinez avec les élections françaises" : la RTBF en a-t-elle trop fait pour la présidentielle ?

Pour l’élection présidentielle française 2022, un plateau du journal télévisé s’est installé à Paris.

© RTBF

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Par Sarah Heinderyckx, journaliste à la rédaction RTBF Info, pour Inside

Ça ne vous aura pas échappé, la France vient de réélire Emmanuel Macron à la présidence du pays pour cinq années supplémentaires. Le résultat d’une élection dont on a beaucoup parlé sur les antennes de la RTBF. Peut-être un peu trop ? C’est en tout cas le sentiment de certains auditeurs ou téléspectateurs qui n’ont pas hésité à nous écrire.

"J’ai l’impression de vivre en France tant vous nous bassinez avec les élections françaises", pouvait-on lire par exemple sur la page Facebook RTBF Info. Et un autre internaute d’ajouter : "Bien entendu, nous sommes proches de la France, bien entendu le président français a un poids important en matière de politique européenne, évidemment les scores et l’abstention sont des informations à donner et à commenter… Mais n’est-ce pas un peu excessif, voire ridicule ?"

Alors comment expliquer nos choix ? Avons-nous répondu à une attente du public ? Et pourquoi cet intérêt médiatique pour la vie politique française et en particulier pour l’élection présidentielle ? La RTBF est-elle la seule à mettre un tel coup de projecteur sur cette actualité ? Voici quelques éléments de réponse.


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Paris, c’est la porte à côté

En radio, en télévision, sur internet, les élections françaises étaient partout sur les médias de la RTBF pour le second tour de la présidentielle. Plusieurs journalistes travaillant pour différents médias étaient d’ailleurs présents sur le terrain à Paris, mais aussi dans le nord de la France ou à Marseille.

En télévision, un plateau du journal télévisé a même été installé dans une société de production parisienne avec vue sur l’Arc de triomphe et la Tour Eiffel.

"C’était un choix d’être vraiment à Paris et de montrer qu’on était au centre de l’actualité, baigné dans cette ambiance électorale, explique Caroline Hick, responsable de la rédaction internationale. Mais c’est aussi parce que Paris n’est pas loin de Bruxelles qu’on peut se le permettre, c’est beaucoup plus accessible que d’organiser la même chose à New York ou Washington pour les élections américaines par exemple".

Le plateau du journal télévisé de la RTBF s’est installé à Paris avec vue sur la Tour Eiffel.
Le plateau du journal télévisé de la RTBF s’est installé à Paris avec vue sur la Tour Eiffel. © RTBF

29 minutes au journal télévisé

Le soir du second tour, notons que le journal télévisé a tout de même démarré sur l’évènement sportif du jour avec un reportage sur la victoire de Remco Evenepoel sur Liège-Bastogne-Liège. Ensuite, direction Paris pour un premier tour de 17 minutes d’informations sur l’élection présidentielle, suivies de trois reportages lancés depuis Bruxelles sur la guerre en Ukraine et le décès d’Arno, avant de retourner à Paris pour l’annonce des résultats. En tout, 29 minutes sur 40 du journal télévisé ont été consacrées à l’élection présidentielle française ce soir-là. Les trois quarts.

Ça a quelque chose de très frappant pour un Français qui arrive en Belgique

Une ampleur qui ne cesse de surprendre Isabelle Ory, journaliste française installée en Belgique depuis 16 ans et qui travaille pour la télévision suisse, la RTS, et réalise des correspondances pour le magazine français L’Express : "Je reste surprise après toutes ces années par l’ampleur de la couverture, l’intérêt et le degré de détails dans lequel les Belges francophones se penchent sur la politique française, nous confie-t-elle. Ça a quelque chose de très frappant pour un Français qui arrive en Belgique… Parce qu’on serait bien en peine dans l’autre sens d’aller trouver des Français qui pourraient ne serait-ce que donner le nom du Premier ministre belge".

Pourquoi un tel intérêt médiatique ?

La RTBF n’est pas le seul média francophone belge à avoir donné un écho important à l’élection présidentielle française. Chaînes privées, mais aussi presse écrite en ont beaucoup fait également. Mais qu’est-ce qui explique cet intérêt médiatique d’abord ? (On verra ensuite si le public, lui, a montré un intérêt…)

Pour Pascal Delwit, professeur à SciencePo ULB, il y a un premier phénomène : "On ne sait plus si ce sont les médias qui entraînent l’intérêt du public pour l’élection ou si c’est l’intérêt pour l’élection qui entraîne l’intérêt des médias, explique-t-il. Et ce qui est marquant aujourd’hui, c’est qu’il y a plus de médias qu’avant. Il y a les réseaux sociaux, mais aussi plusieurs chaînes télévisées dont une qui fait de l’info en continu. Si une chaîne fait une opération spéciale, les autres se disent qu’il faut aussi le faire d’autant que le sujet reste important".

Une sorte d’emballement médiatique couplé parfois à une volonté de bien faire. "On voulait évidemment être complet, explique Caroline Hick, responsable de la rédaction internationale de la RTBF. Si on allait chez Emmanuel Macron, il fallait aussi qu’on soit chez Marine Le Pen. Il fallait des experts pour amener de l’analyse, mais il fallait quand même entendre les gens. Au final, le dispositif prenait de l’ampleur tout seul. Mais il est évident que ce n’est sans aucune commune mesure avec ce qu’on fait pour les élections en Belgique où le déploiement est trois fois plus grand, et à juste titre".

Des enjeux importants

Si le deuxième tour a vu s’affronter les mêmes candidats qu’en 2017, cette élection présidentielle n’en restait pas moins importante au regard de plusieurs enjeux.

"C’était une élection cruciale dans le contexte international avec la guerre en Ukraine et avec cette possibilité plus réelle que jamais de voir l’extrême droite s’imposer, analyse Caroline Hick. Quand on regarde la progression sur 20 ans, la crainte est justifiée de voir un jour l’extrême droite arriver au pouvoir avec des conséquences énormes sur la Belgique, sur l’Europe et sur le monde. Donc on ne pouvait pas rater la couverture de cette élection. On devait être là pour l’analyser, pour soulever justement ces enjeux. Si on n’avait pas eu ce dispositif et que Marine Le Pen avait été élue présidente, là on aurait été en tort".

Un point de vue que partage la journaliste française Isabelle Ory. "Même si je trouve que ces élections étaient assez ennuyeuses, il faut reconnaître que deux dimensions pouvaient susciter un intérêt. Cette extrême droite très forte dans un des pays fondateurs de l’Union européenne a suscité une inquiétude et un besoin de décrypter, ce qui justifie je pense une couverture… La deuxième chose, c’est le poids d’Emmanuel Macron dans l’Union européenne d’aujourd’hui dont il est le moteur", précise la journaliste installée en Belgique.

Proximité culturelle et dramaturgie

De manière générale, les liens sont forts entre les Belges francophones et la France. "C’est assez évident, c’est un grand voisin avec lequel nous avons énormément de relations, précise Pascal Delwit. Il y a la langue, bien sûr, mais aussi les vacances, les résidences secondaires puis les communautés. Il y a beaucoup de Français qui vivent en Belgique, énormément de couples mixtes. Et il n’y a pas qu’en politique, on parle beaucoup plus de littérature française que d’autres littératures internationales, même chose pour le sport".

Mais au-delà de cette proximité, l’élection présidentielle française est beaucoup plus simple à suivre que d’autres élections et s’inscrit dans une forme de dramaturgie : "C’est une compétition assez simple à comprendre et au deuxième tour, bien sûr, il y a cette question : quel sera le vainqueur et quel sera le perdant ? C’est d’autant plus attirant qu’on comprend le propos, puisque c’est dans notre langue. En comparaison, il y a aussi une certaine attraction pour l’élection présidentielle américaine, mais c’est en anglais et le système est un peu plus compliqué puisque ce n’est pas une élection directe, c’est une élection indirecte", analyse le professeur de sciences politiques.

L’élection présidentielle française, c’est simple : deux candidats, deux projets, un gagnant, un perdant.
L’élection présidentielle française, c’est simple : deux candidats, deux projets, un gagnant, un perdant. © AFP or licensors

C’est presque un feuilleton en fait

Et c’est vrai qu’à côté du système institutionnel belge, l’élection présidentielle française est plus limpide. Pour Isabelle Ory, on peut également évoquer l’aspect presque théâtral de cette élection.

"La vie politique française, elle est pleine de bruit et de fureur, c’est presque un feuilleton en fait ! Je pense qu’il y a aussi en France une flamboyance de la rhétorique qui rend tout ça intéressant, même si c’est un art qui dépérit un peu…", raconte la journaliste française.

Pascal Delwit approuve : "Pendant longtemps aussi, on a eu une forme d’admiration pour la qualité et la nature du débat et pour la flamboyance du vocabulaire. On s’est beaucoup intéressé au débat entre Giscard d’Estaing et Mitterrand, entre Mitterrand et Chirac… Mais c’était quand même nettement moins le cas pendant les deux dernières campagnes, en ce compris d’ailleurs les deux débats du deuxième tour en 2017 ou en 2022 très pauvres à mon sens sur le fond et sur la forme".

Pour quelles audiences ?

Mais le public a-t-il suivi avec autant d’attention que les médias cette élection présidentielle en France ? Difficile à mesurer précisément pour l’ensemble de la Belgique francophone, mais nous pouvons apporter quelques éléments de réponses concernant la RTBF.

En télévision d’abord, l’édition spéciale du JT de 19h30 le dimanche du second tour n’a été suivie que par un peu plus de 407.000 personnes, soit 28,6% des téléspectateurs belges francophones ce soir-là. "On peut dire que notre édition spéciale n’a pas rencontré le succès escompté en télévision, et c’est à méditer pour les prochaines échéances électorales, reconnaît Bruno Clément, rédacteur en chef du JT. Nous devrons bien sûr continuer à en parler, tout en mesurant l’intérêt du public".

Le décalage entre l’ampleur de la couverture et les résultats d’audience tend à indiquer que nous en avons visiblement fait "trop", par rapport aux attentes globales du public en tout cas. D’autant qu’on l’a vu, certains d’entre vous ont pu suivre nos éditions (et donc contribuer aux audiences) tout en estimant que la place accordée aux élections était disproportionnée, au point même de nous l’écrire.

Sur la plateforme Auvio, cependant, l’édition spéciale a été suivie par près de 260.000 personnes, un chiffre important pour le site de vidéo à la demande de la RTBF. "Et si le public n’était pas forcément au rendez-vous en télévision, cela n’entache en rien l’aspect qualitatif de notre édition spéciale", ajoute Bruno Clément, qui tient à souligner la qualité des plateaux et des intervenants.

Il y a un réel intérêt sur le web

À côté d’Auvio, on a vu que les internautes étaient également au rendez-vous sur le site Info RTBF. Celui-ci a comptabilisé le dimanche du deuxième tour 1,274 million de visiteurs uniques, ce qui en a fait le site belge francophone le plus consulté ce jour-là.

"C’est un résultat extrêmement satisfaisant. Nous n’avons pas encore eu les détails, mais il est certain que c’est dû en bonne partie aux internautes français venus consulter notre site. Une réalité partagée par nos concurrents, mais nous finissons quand même premiers", précise Alain Dremière, responsable du site RTBF Info.

Sandro Faes, journaliste et éditeur du site Info, ajoute : "Ce ne sont pas que des Français puisque par rapport à une journée normale, on a beaucoup plus de Belges aussi qui nous suivent. Donc effectivement, il y a un réel intérêt sur le web".

À noter que les internautes qui consultent le site depuis la Belgique peuvent aussi être en partie des Français installés en Belgique.

L’émission Inside est également revenue sur cet attrait des Belges francophones pour la vie politique française, vous pouvez revoir le débat ici :

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Résultats avant l’heure

Il faut dire aussi qu’en Belgique, les médias ne sont pas tenus par la loi française qui interdit de révéler la moindre tendance ou estimation avant 20h00. Traditionnellement, de nombreux Français suivent dès lors nos médias pour prendre connaissance de sondages effectués à la sortie des urnes, ou des premières estimations officielles.

"Dès qu’on a ces chiffres, et on les encadre toujours, précise Caroline Hick, on peut les donner et on estime que c’est d’intérêt public de pouvoir les diffuser".

Une pratique qui étonne tout de même Isabelle Ory. "À chaque élection, il y a une forme d’excitation entre les médias francophones belges pour qui donnera le premier les résultats, ça me pose question parfois. Mais comme journaliste française, je pense que je ne suis pas neutre sur cette question-là", admet-elle.

Et les autres alors ? Exemples en Suisse et en Flandre

Sommes-nous les seuls à mettre un tel projecteur sur les élections présidentielles en France ? D’après nos recherches, pas vraiment. Le dimanche du deuxième tour, le journal télévisé de 19h30 de la RTS, la radio télévision suisse francophone, a lui aussi donné une large place à l’actualité politique française.

Installée sur une péniche directement sur la Seine avec vue sur la Tour Eiffel, la présentatrice du JT entourée de ses invités a tenu l’antenne pendant 36 minutes sur les 40 du journal, ne donnant la parole à sa collègue de Genève que pour lancer deux autres reportages : l’un sur la guerre en Ukraine, l’autre sur le bilan des stations de ski.

Le plateau du 19h30 de la RTS installé sur une péniche avec vue sur la Tour Eiffel.
Le plateau du 19h30 de la RTS installé sur une péniche avec vue sur la Tour Eiffel. © RTS

Pour rappel, le journal de la RTBF le même jour et à la même heure abordait l’élection française depuis Paris pendant 29 minutes sur les 40 du journal. Isabelle Ory, qui travaille pour la RTS depuis la Belgique, n’est pas surprise.

"La vie politique française est aussi très suivie en Suisse romande, mais c’est surtout au moment des élections. Que ce soit en Allemagne ou en France, on en profite pour faire un gros focus sur chaque pays avec des sujets thématiques, une page spéciale. C’est l’occasion d’aller approfondir des angles sur le pays à ce moment-là en particulier. Alors qu’en Belgique, j’ai l’impression qu’il y a plus un suivi permanent, nuance la journaliste française. Mais je reconnais qu’en Suisse romande, on couvre quand même beaucoup plus l’actualité en France qu’en Allemagne".

C’est une élection très claire […] pas comme en Belgique

En Flandre, le journal télévisé de 19h00 de la VRT a accordé 9 minutes sur les 24 du journal de dimanche à l’élection présidentielle française. C’est moins que la RTBF et la RTS, mais c’est tout de même plus d’un tiers du journal flamand.

"On en parle beaucoup plus que les élections aux Pays-Bas ou en Allemagne, explique Isolde Van den Eynde, éditorialiste du Het Laatste Nieuws, journal le plus lu en Flandre. Je pense que c’est parce que c’est une élection très claire : il y a deux candidats, deux projets. Et quand ils gagnent, c’est un des deux qui va être président. Ce n’est pas comme en Belgique où après des mois et des mois, on ne sait pas encore qui va être le Premier ministre ou qui sera dans le gouvernement. Donc on en parle, mais pas autant qu’en Wallonie. Il y a quand même une proximité beaucoup plus grande entre la France et la Belgique francophone qu’avec la Flandre".

C’est vraiment très activiste

La journaliste met d’ailleurs en avant la une du journal Le Soir du week-end du 9-10 avril. Pour le premier tour de l’élection présidentielle, le quotidien titrait alors "Aux urnes, citoyens" avant de proposer 11 pages spéciales sur l’élection française.

La une du journal Le Soir des 9-10 avril 2022
La une du journal Le Soir des 9-10 avril 2022 © Le Soir

"C’est vraiment très activiste, je trouve. D’autant qu’on ne va pas voter pour ces candidats en Belgique. Puis onze pages sur les élections… Moi je suis journaliste politique et j’aime beaucoup lire des analyses, mais je trouvais ça quand même beaucoup", estime Isolde Van den Eyden.

Il était prévu d’en faire plus…

Finissons en toute transparence en reconnaissant que la RTBF avait même prévu d’en faire plus, notamment dans les semaines qui précédaient les élections. Mais la guerre en Ukraine s’est invitée au-devant de l’actualité, puis la Belgique a aussi perdu un grand chanteur avec le décès d’Arno.

Le journal télévisé du samedi, la veille du second tour, c’est bien Arno qui a pris la plus grande place. Un hommage bien mérité qui, par ailleurs, a réalisé une très belle audience.


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