"Vous êtes handicapé ou vous êtes journaliste ?" Étrange question, me direz-vous !! A première vue on peut penser qu'elle sert uniquement à attirer l'attention du lecteur sur le texte qui va suivre. Un texte de plus sur les discriminations que subissent au quotidien les personnes handicapées. Un texte qui part d'une expérience personnelle mais qui, espérons-le, permettra à chacun de réfléchir aux représentations stupides qui guident encore trop souvent nos comportements et à la puissance destructrice de paroles imbéciles trop souvent prononcées face à celui ou celle dont la différence nous désarme.
Malheureusement, ce titre n'est donc pas un effet de manche mais bien la retranscription fidèle d'une question que m'a posée M. Emmanuel Deroubaix, alors que je tentais de négocier la possibilité d'interviewer un artiste dont il gère les intérêts médiatiques en tant qu'attaché de presse.
Une question que je ne m’étais évidemment jamais posée et qui fort heureusement n'a sans doute jamais effleuré l'esprit d'aucun de mes interlocuteurs en plus de huit ans d'expérience comme journaliste musical, en télé d'abord, en radio ensuite et maintenant sur le Web depuis la création du site RTBF Culture en 2010.
Pour saisir l'ampleur du séisme qui m'a soudain saisi, il faut aussi lire la phrase qui suit :
" Vous êtes handicapé ou vous êtes journaliste ?? Parce que si vous êtes handicapé et que vous souhaitez profiter de votre situation pour rencontrer l'artiste, c'est envisageable mais c'est autre chose, ce n'est pas du journalisme ! "
La discussion était d'autant plus mal engagée que ce Monsieur, pourtant reconnu pour son expérience, son professionnalisme et son carnet d'adresse pour le moins fourni, a jugé indispensable de prendre contact avec la responsable du site RTBF Culture pour vérifier mon " pédigrée ", alors que deux clics sur internet auraient suffi et qu'il doit être à peu près le seul à ne pas connaitre mon travail dans le petit milieu francophone de la musique. Mais l'essentiel n'est pas là...
" Ce n'est pas mon problème...c'est le vôtre ! "
L'essentiel se trouve ici : non seulement il émet de sérieux doutes sur la possibilité d'exercer avec professionnalisme le métier de journaliste quand on vit en chaise roulante mais, en plus, et c'est au moins aussi grave, il n'a absolument rien entrepris pour que l’interview de l'artiste puisse avoir lieu.
Lorsque, pour éviter l'effet de surprise, je le préviens que je me déplace en chaise roulante et qu'il faudrait vérifier que l'endroit prévu pour la rencontre soit bien accessible sans escaliers, la situation prend carrément un tour surréaliste !
" Je ne peux pas modifier l'endroit des interviews pour vous faire plaisir ! Si vous souhaitez rencontrer le premier Ministre vous ne choisissez pas l'endroit. Pour les artistes c'est pareil. Je ne peux pas déplacer les artistes et vous les apporter ! Si les loges ne vous sont pas accessibles ce n'est pas mon problème, c'est le vôtre. "
Il contacte ensuite la responsable du site pour lequel je travaille en me gardant sur une autre ligne. Je l'entends donc lui dire de façon très énervée. "J'ai une demande d'interview de la part d'un journaliste qui dit travailler pour vous et qui, en plus, est handicapé et me demande de changer l'endroit d'interview. Je ne comprends pas comment vous faites, très concrètement, pour travailler avec un journaliste en chaise roulante mais ce n'est pas mon travail de chercher des solutions à chaque situation particulière ! "
Sourions un peu : j'ai appris depuis que l'endroit prévu était tout à fait accessible en chaise roulante ! Cela lui aurait pris deux minutes de le vérifier...Plus globalement, et outre la posture insultante de sa réaction, c'est justement son travail d'attaché de presse de veiller à ce que les journalistes et les artistes puissent se rencontrer dans les meilleures conditions possibles. Comment expliquer sinon que l'ensemble de ses collègues, sans aucune exception, a toujours trouvé des solutions, parfois créatives, pour me permettre d'exercer mon métier malgré les contraintes de mon handicap ?
Au final, la rencontre avec l'artiste n'aura pas lieu, nos agendas n'étant malheureusement pas compatibles. On aurait pu commencer par là, cela m'aurait évité de la colère, de la tristesse, du découragement et une grosse débauche d'énergie pour dénoncer un comportement que je croyais, à tort, réservé aux livres d'Histoire !
Les efforts, pas toujours récompensés !
Monsieur Deroubaix, le jour de l'incident, je vous ai envoyé un message pour vous faire part de mon indignation. Une semaine plus tard, celui-ci reste sans réponse. J'ai longtemps hésité à vous citer nommément dans cet article. Votre nouveau statut de personnage public m'a convaincu de le faire. En vous lançant en politique, vous avez fait le choix de passer de l'ombre à la lumière et d'en assumer les conséquences. Vous voilà maintenant élu du peuple, ce qui rend votre attitude d'autant plus inexcusable ! Le public a désormais le droit de savoir...
Dans un récent reportage télévisé qui vous était consacré vous déclariez : " Quand on y croit, quand on est prêt à fournir un petit peu d'effort, qu'on a un peu de courage et qu'on ne renonce jamais, le résultat doit être là ! " Votre attitude envers moi prouve, hélas, que tout le courage et les montagnes d'efforts que déploient, tout au long de leur vie, des milliers d'anonymes handicapés pour assumer au mieux leurs différences et leurs limites, ne suffiront jamais pour se protéger de réactions aussi stupides et cruelles....
Mais rassurez-vous, ma carapace est solide ! Sachez donc que mon handicap ne m'empêche ni d'être un journaliste consciencieux et apprécié, ni de me battre avec courage, et sans jamais renoncer, aux côtés de tout ceux qui ne peuvent faire entendre leur voix, pour faire avancer une cause que je crois juste. Et ainsi garder intacte ma dignité d'être humain pas tout à fait comme les autres !
François Colinet
Journaliste musical depuis 8 ans, publiant des chroniques sur le site de la RTBF, François Colinet est aussi enseignant en Communication à l'ISFSC (Institut Supérieur de Formation Sociale et de Communication) à Bruxelles. Il est handicapé de naissance.