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Vivons cachés : des logiciels de reconnaissance faciale utilisés par les polices européennes

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Par Régis De Rath avec Maurizio Sadutto

"Clearview n’est pas un logiciel innocent !"

Nous sommes à la commission de l’Intérieur de la Chambre des représentants. "On commence avec le débat d’actualité, à propos du logiciel Clearview", déclare le président de la commission.

Au centre des questions parlementaires, un logiciel américain de reconnaissance faciale nommé Clearview préoccupe nombre de députés. "Madame la Ministre, l’application développée par Clearview tire profit de l’intelligence artificielle afin d’identifier les gens sur base d’une simple photo", lance le premier. "Clearview ce n’est pas un logiciel innocent ! Ses créateurs auraient collecté 10 milliards de photos, pour les intégrer à leur algorithme", affirme le second. Il faut dire que la police fédérale belge, mise en cause lors d’une fuite de documents, est accusée d’avoir utilisé ce logiciel redoutable de reconnaissance faciale.

"Notre police l’a démenti", affirme dubitatif un député de la majorité. "Confirmez-vous oui ou non l’utilisation de Clearview par la police belge ?"

Face aux députés, la ministre de l’intérieur Annelies Verlinden doit corriger le tir : "Aucune utilisation structurelle du logiciel Clearview n’a été réalisée par la police fédérale". Pas d’utilisation structurelle par la police belge, vous le verrez, ce n’est pas si simple.

L’outil de reconnaissance faciale des individus le plus impressionnant qui soit

Mais d’abord penchons-nous sur cette société Clearview IA. Elle a développé l’outil de reconnaissance faciale des individus le plus impressionnant disponible aujourd’hui sur le marché des logiciels d’intelligence artificielle.

Olivier Tesquet, journaliste spécialisé dans les nouvelles technologies : "C’est la plus grosse base de données de reconnaissance faciale qui existe aujourd’hui, elle contient près de 3 milliards de visages, ce qui est énorme. La base de données est constituée en aspirant tout un tas de photos librement disponibles et accessibles sur internet. Et plus la base de données est grande, plus on a de chances de retrouver la personne".

3 milliards d’images siphonnées depuis les réseaux sociaux, Facebook, Instagram, Twitter, LinkedIn, tout y passe. Y compris les médias traditionnels. Autant d’images collectées pour nourrir un puissant algorithme censé aider les enquêteurs de police dans leurs recherches.

La bande-annonce de présentation des performances du logiciel a des allures de superproduction hollywoodienne : "Mai 2019, Las Vegas, Nevada. Le gestionnaire d’un site web alerte les autorités. Un internaute a reçu des images d’une jeune enfant, victime d’une agression sexuelle. Un visage adulte est visible à l’arrière-plan d’une photo. Les enquêteurs l’ont soumise à l’analyse de ClearView IA."

Clearview affirme avoir pu identifier grâce à son logiciel un pervers sexuel et permettre son arrestation. "Grâce à la plateforme un "match" potentiel a été trouvé. Les détectives ont pu l’identifier le suspect à l’arrière-plan de la photo. L’homme a été arrêté et l’enfant a été sauvé ! L’homme a plaidé coupable en février 2020 et a été condamné à 35 années de réclusion", conclut la vidéo.

3 milliards de photos de visages dans la base de données

Il faut dire que la technologie est bluffante. Les correspondances, les "matches" entre une image uploadée sur Clearview et toutes celles du même individu, disponibles dans la base de données, se fait en une seconde à peine. L’intelligence artificielle scrute, scanne, décortique toutes les caractéristiques uniques à chaque individu : le nez, la distance entre les yeux, les angles du visage.

Hoan Thon That est le patron de Clearview IA, voici ce qu’il déclarait sur un plateau de télé aux Etats-Unis : "Nous avons en effet plus de 3 milliards de photos de visages dans notre base de données, toutes libres de droit. Elles proviennent des sites web, des sites des grands médias, des médias sociaux. Comme nous sondons le net en permanence, nous réalimentons la base de données en continu afin de réentraîner notre algorithme. Plus nous avons de datas, plus nos résultats sont précis. C’est plus précis que l’œil humain. L’algorithme analyse plusieurs poses, plusieurs angles de prise de vue".

Un outil toujours illégal mais qui tente le pouvoir

88 services de police dans 24 pays ont déjà eu recours à Clearview. La police fédérale belge l’a d’abord nié mais elle l’a également utilisé. Devant les députés la ministre de l’intérieur Annelies Verlinden a évoqué une simple démonstration dans le cadre d’une réunion d’Europol : "L’outil Clearview a fait l’objet d’une démonstration par le FBI. Dans ce cadre, la présentation a été réalisée avec les photos des chercheurs eux-mêmes et avec des photos de personnes recherchées dans d’autres pays qui étaient examinées par cette task force".

Au lendemain de cette déclaration pourtant, un membre de l’organe de contrôle de l’information policière affirmait que la reconnaissance faciale avait été utilisée dans plusieurs dossiers. Le site Buzzfeed parle même de 100 à 500 enquêtes durant lesquelles la police belge a eu recours à Clearview.

Le député socialiste Hervé Rigot relance la Ministre de l’Intérieur : "Comment expliquez-vous qu’un tel logiciel, manifestement illégal, ait pu être utilisé ? A quel niveau de la chaîne de commandement est intervenue l’autorisation ?"

La ministre le reconnaîtra devant les députés : la reconnaissance faciale est intéressante, mais l’outil Clearview n’a pas de cadre juridique pour être autorisé chez nous.

"On voit bien qu’on a cette espèce de zone grise", explique le journaliste Olivier Tesquet, spécialiste des nouvelles technologies. "La tentation est très forte dans le chef du pouvoir d’utiliser ces outils-là pour pouvoir interconnecter des bases de données toujours plus nombreuses. Je suis persuadé qu’il y a plein de forces de police en Europe qui voudraient pouvoir se servir de ces outils-là dans des conditions plus larges qu’aujourd’hui".

L’audition des services du contrôle de l’information policière ainsi que celle du commissaire général de la police fédérale sont attendues dans les prochaines semaines. Afin de savoir si oui ou non Clearview a servi des centaines de fois déjà à la police belge.

Les algorithmes cadenassent nos choix. Les data brokers siphonnent en permanence nos identités numériques. Les cookies nous imposent de troquer nos anonymats pour une publicité mieux ciblée. Les logiciels espions nous observent. Dans 10 ans, les géants du web, les GAFAM, auront probablement collecté à propos de chacun d’entre nous plus de 70.000 points d’information. Sans que nous en ayons forcément conscience… Pour l’instant nous laissons faire, jusque quand ? Une série sur les derniers échos du concept de vie privée réalisée par Régis De Rath, à écouter sur Auvio.

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