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Vers un centre de jour pour les femmes sans-abri et mal logées à Bruxelles ?

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Par Camille Wernaers pour Les Grenades

"Effrayant". C’est avec cet adjectif que Cindy résume ses quatre années dans la rue, sans logement.  "À l’école, on ne vous apprend pas ce que vous pouvez faire si vous vous retrouvez à la rue. Alors, j’y suis arrivée avec mon sac à dos sans savoir comment m’en sortir. Avant, j’avais eu une vie stable avec un travail, j’élevais mon fils. Ensuite, je suis devenue alcoolique et puis sans-abri avec mon compagnon de l’époque, qui s’est avéré être un homme violent et toxicomane. J’étais fragile psychologiquement. J’ai fini par me séparer de lui et heureusement, j’ai été prise en amitié par des anciens de la rue, des hommes qui y étaient depuis 10 ans. Cela m’a un peu protégée. Parce que c’est un milieu très masculin. Beaucoup de femmes tombent dans la drogue ou se mettent en couple face aux violences qu’elles subissent. Moi-même, je suis restée en couple presque en permanence durant ces quatre ans", relate-t-elle.

Cindy a passé du temps dans des centres d’accueil mais elle a surtout dormi dehors dans des tentes. Selon elle, ces centres ne sont pas adaptés à un public féminin. "Que ce soit les centres de jour ou de nuit, j’ai l’impression que rien n’était fait pour les femmes. Nous étions prises dans la majorité masculine et les centres ne s’adaptent pas à la minorité. Je ne leur jette pas la pierre, ce n’est pas facile et ils ont peu de moyens financiers. Par exemple, dans un des centres ici à Charleroi, il y a 25 lits pour les hommes et trois pour les femmes à un autre étage. Pendant tout un temps, la douche à cet étage ne fonctionnait pas et on a dû parlementer avec l’éducateur pour essayer de prendre notre douche à l’étage des hommes. Ils ont refusé. Ils ont préféré nous empêcher de prendre une douche plutôt que de mettre un éducateur quelques minutes devant la douche des hommes pour nous protéger."

"Un autre centre de nuit accueille les femmes seules ou les femmes et hommes avec enfants. Il n’y a que 11 lits, il est donc vite saturé. Quand cela arrive, ils appellent le deuxième centre pour savoir s’il y a de place et nous redirige vers celui-là, qui se trouve de l’autre côté de Charleroi ! On doit traverser à pied toute la ville tard le soir, ce n’est vraiment pas idéal, ils pourraient trouver une autre solution", explique-t-elle. Elle déplore également le contenu des ateliers qui y sont organisés : "Une ou deux fois par an, il y a des ateliers bien-être, en résumé ce sont des ateliers maquillage et des étudiantes en coiffure viennent nous coiffer… moi, je dors sous tente, ou plutôt je ne dors pas car on dort très mal dans la rue, la dernière chose dont j’ai envie c’est de me faire maquiller ou coiffer. Les dons de vêtements que l’on recevait n’étaient pas adaptés non plus. On y trouvait des talons et des mini-jupes ! Comme si on allait porter ça… les gens ne se rendent pas vraiment compte."

Des tampons et des conseils

Cindy s’est souvent rendue dans les locaux d’Espace P à Charleroi, une asbl qui accompagne les travailleuses du sexe. "Même si je n’étais pas prostituée, j’y étais accueillie à bras ouverts. Elles me donnaient des tampons et aussi des conseils. On étaient solidaires. Ce sont les femmes les plus gentilles que j’ai rencontrées dans ma vie. Vous imaginez demander un tampon dans un centre : une salle où 25 hommes sont assis en train de boire un café ? On chuchote notre demande, presque comme si on cherchait de la drogue [Rires]. Cela ne devrait pas être un secret." En Belgique, l'association BruZelle distribue des protections menstruelles aux femmes précaires. En cinq ans, les bénévoles ont distribué 1.200.000 serviettes menstruelles gratuitement sur l’ensemble du pays.


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"Notre corps, c’est notre monnaie d’échange dans la rue parce que tout un tas d’hommes profitent de la précarité des femmes. Il m’est souvent arrivé de me faire aborder par des hommes qui me proposaient de me réchauffer dans leur voiture ou de venir prendre un bain chez eux. Ils avaient bien entendu une idée derrière la tête et, parfois, j’ai accepté de les accompagner. J’ai eu la chance de ne jamais subir de violences", témoigne-t-elle.

Ils ont préféré nous empêcher de prendre une douche plutôt que de mettre un éducateur quelques minutes devant la douche des hommes pour nous protéger

Cindy est finalement sortie de la rue en 2019 avec l’aide d’Housing First, une association qui vise l'insertion sociale des personnes sans-abri les plus fragiles (qui ont un long parcours de vie en rue et des problématiques de santé physique ou mentale et/ou d'assuétude), en leur trouvant d’abord un logement. Une équipe accompagne ensuite le ou la locataire. "Ils m’ont sauvé la vie", résume Cindy. "J’étais surendettée, ils m’ont aidée pour les démarches administratives. Mais ils viennent aussi juste boire un café avec moi ou ils apportent un gâteau le jour de ton anniversaire quand ils savent que tu restes seule." Aujourd’hui, Cindy continue à rester en contact étroit avec les personnes sans-abri, elle conseille aussi bénévolement les travailleurs et travailleuses du secteur en tant qu’experte du vécu et paire-aidante.

Sans-abrisme au féminin : sortir de l’invisibilité

Et cette expertise a été mobilisée dans le rapport que l’asbl L’Ilot publie ce 13 janvier avec le soutien d’Equal.Brussels. Alors que les températures sont glaciales dans notre pays - et qu’un homme sans-abri est décédé d’hypothermie le 11 janvier-, l’association a présenté ce jour les constats et recommandations d’une recherche-action sur la question du sans-abrisme au féminin au sein de la Commission social-santé de l’ARCCC au Parlement bruxellois.

"Nous avons rassemblé des associations du secteur sans abrisme (Diogènes, DoucheFlux et L’Ilot) et des associations féministes (Vie Féminine pour leurs connaissances sur la précarité au féminin et L’Université des Femmes qui avait déjà organisé deux colloques sur le sans-abrisme au féminin). Nous avons aussi invité des académiciennes qui travaillent sur ce sujet au sein de ce comité de pilotage. À côté de cela, nous avons rassemblé des expertes du vécu, dont Cindy, car on ne voulait pas uniquement d’un savoir académicien ou de terrain mais aussi un savoir d’expérience, venant de femmes qui ont vécu dans la rue", précise Ariane Dierickx, la directrice de L’Ilot. "Avoir impliqué les femmes concernées dès le début du processus, c’est quelque chose de très important. Elles ont créé des liens entre elles", observe Élodie Blogie, chargée de projets au sein de L’Ilot qui a rédigé le rapport.

Parmi les constats de cette recherche-action : la sous-estimation du nombre de femmes sans-abri. "Selon les dénombrements de Bruss’Help, il y aurait 21 % de femmes sans-abri. C’est déjà beaucoup mais le chiffre est très certainement plus élevé car il y a un sans-abrisme caché. Les femmes sans abri développent des stratégies d’évitements face aux violences de la rue, elles vont dormir une nuit dans une voiture, puis chez des proches, etc. Elles fréquentent moins les lieux d’hébergement traditionnels, on estime que 9 personnes sur 10 dans les centres d’accueil sont des hommes. Cela veut dire qu’elles font plutôt appel au réseau informel qu’au réseau formel, ce qui a des conséquences sur la détérioration de leur situation administrative et augmente le non-recours à leurs droits. Et puis, même dans la rue, elles se fondent dans la masse, elles marchent par exemple, elles ne restent pas à un seul endroit." Ce qui complique leur dénombrement. "Avec d’autres méthodes comme celle de la Fondation Roi Baudouin par exemple, on monte à 30 % de femmes sans-abri dans certaines villes. C’est déjà un premier signe que les chiffres pourraient être sous-estimés", souligne Ariane Diericx.


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Le visage féminin de la précarité

La Fédération européenne d’associations nationales travaillant avec les sans-abri (FEANTSA) a élaboré la typologie ETHOS qui s’intéresse à l’exclusion liée au logement en tant que processus (et non pas un phénomène statique) qui concerne beaucoup de personnes à différents moments de leur vie et qui intègre également les personnes "en risque" de sans-abrisme. "Si on ajoutait ce type de population dans les chiffres du sans-abrisme, la proportion de femmes exploserait !", réagit la directrice de L’Ilot.

Car dans les problématiques de mal logement et de logement insalubre, on retrouve évidemment des personnes précaires. En Belgique, selon les chiffres de Statbel pour 2019, 70% des personnes en situation de pauvreté individuelle sont des femmes. " Il est important de parler de pauvreté individuelle parce qu’on prend souvent les chiffres du ménage, qui cachent la pauvreté féminine. On sait aussi que les familles monoparentales sont plus pauvres, dans 83% des cas, ces ménages sont en réalité composés d’une femme seule avec un ou plusieurs enfant(s). On sait que les personnes âgées sont précaires, il s’agit principalement de femmes avec des petites pensions. On constate donc que la pauvreté à un visage féminin, il n’est pas logique qu’au tout dernier échelon de l’exclusion, le sans-abrisme, les chiffres s’inversent et qu’il y ait plus d’hommes", continue-t-elle.

Nous nous sommes même rendu compte qu’il y avait une méconnaissance et une méfiance envers le féminisme, le secteur n’est pas à l’aise avec certaines terminologies par exemple. Du coup, il n’y a pas de curiosité et on ne va pas chercher l’expertise là où elle existe

Un autre constat de la recherche est le parcours de violences subi par ces femmes avant et pendant leur survie dans la rue. "Des études ont bien montré les situations de violences conjugales et familiales que vivent ces femmes (et ces enfants), qui sont accentuées par leur parcours dans la rue. Il y a une omniprésence des violences sexuelles. Pour les éviter, certaines "se masculinisent" ou ne se lavent plus. Elles vont aussi chercher la protection d’hommes, ce qui n’est pas gratuit, nous avons constaté ce lien clair entre mal logement, sans-abrisme et prostitution", souligne Ariane Dierickx. "Et certaines catégories de la population sont plus exposées que d’autres, je pense aux femmes migrantes ou aux femmes transgenres." Dans les centres d'accueil mixtes, les femmes qui ont vécu des situations familiales violentes ont parfois du mal à se retrouver avec d’autres hommes.


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Main dans la main

Face à ces violences et ces spécificités du sans-abrisme au féminin, les professionnel·les sont bien souvent démuni·es. Ainsi, le CPVS (Centre de prise en charge des violences sexuelles, intégré au centre pluridisciplinaire "320, Rue Haute") observe qu’une part non négligeable de son public est composée de personnes très précarisées, voire sans-abri. Ces profils arrivent généralement via d’autres associations, via les services de police, ou en ambulance.

Le centre l’admet : l’offre proposée n’est pas adaptée. "Notre modèle n’est pas adapté à la prise en charge de ces personnes : c’est un modèle très centré sur la personne, qui vise à l’accompagner pendant plusieurs mois. Les femmes sans abri, elles reviennent pour des nouveaux faits à chaque fois, mais elles n’acceptent pas le suivi. […] Elles ne rentrent pas dans les cases, c’est difficile de mettre en place un lien. Souvent la violence sexuelle, ce n’est pas leur demande, c’est presque le cadet de leurs soucis. […] On ressent beaucoup d’impuissance, parce qu’on n’a pas un dispositif qui tient compte de leurs besoins spécifiques. Leur demande, c’est d’avoir de la nourriture, ou de pouvoir dormir deux heures. Nous, on est là, avec le frottis, etc. […] Pour le moment, on bricole, mais je n’ai pas l’impression que ça fonctionne très bien ", témoigne le Centre dans le rapport

"Dans le secteur du sans-abrisme, il n’y a pas d’expertise féministe. En travaillant sur le sujet, nous nous sommes même rendu compte qu’il y avait une méconnaissance et une méfiance envers le féminisme, le secteur n’est pas à l’aise avec certaines terminologies par exemple. Du coup, il n’y a pas de curiosité et on ne va pas chercher l’expertise là où elle existe. C’est dommage car de nombreuses thématiques pourraient être portées main dans la main par le secteur du sans-abrisme et celui des droits des femmes, notamment au sujet des dominations croisées", explique Ariane Dierickx.

Souvent la violence sexuelle, ce n’est pas leur demande, c’est presque le cadet de leurs soucis. […] On ressent beaucoup d’impuissance, parce qu’on n’a pas un dispositif qui tient compte de leurs besoins spécifiques. Leur demande, c’est d’avoir de la nourriture, ou de pouvoir dormir deux heures

Le secteur du sans-abrisme, comme bien d’autres secteurs du soin, concentre un grand nombre de travailleuses qui subissent elles aussi des violences sexistes. "Comment gérer le sexisme des hommes ? Nous, on le subit déjà comme travailleuses. […] Ce sont parfois des choses ancrées depuis très longtemps. […] C’est aussi de la drague lourde, des attouchements, quelqu’un qui m’a embrassée dans le cou. Des réflexions sur les habits, des “tu me provoques parce que tu as mangé une carotte comme ça”. Parfois les regards. Nous, on n’ose pas s’habiller comme on veut par peur du regard des autres. Comme travailleuses, c’est d’autant plus difficile qu’il y a une volonté de créer du lien. […] Quand il y a eu beaucoup de de problèmes de sexisme, on a fait une campagne. On avait mis des images choc, ça a permis de discuter, on a sanctionné aussi. Pour le moment, on a un certain équilibre, mais c’est précaire", confie une travailleuse dans le rapport.

"Ce sont des femmes, des travailleuses sociales engagées, qui doivent venir en "aide" à d’autres personnes victimes de ce système, elles doivent les accompagner. Mais les victimes peuvent devenir bourreaux. Et c’est difficile de dénoncer cela, il y a plutôt un refoulement des violences", indique Ariane Dierickx.

Un lieu d’accueil pour les femmes

Devant ces constats, L’Ilot fournit toute une série de recommandations, dont deux principales : former les professionel·les du secteur du sans-abrisme aux spécificités du sans-abrisme au féminin et créer un lieu d’accueil bas seuil pour les femmes. Il n’existe pas de tel lieu à Bruxelles. Ariane Dierickx en rêve déjà : "Ce serait un espace sécurisant pour les femmes sans-abri qui répondent à leurs besoins avec des équipes formées sur ces questions. On pourra les sortir de l’urgence mais aussi travailler, dans un deuxième temps, sur leur autonomisation en fonction de leurs demandes."


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De son côté, le ministre bruxellois de la Santé et des Affaires Sociales Alain Maron (Ecolo) explique aux Grenades s'intéresser de près au sans-abrisme au féminin. "À plusieurs reprises, j’ai déclaré qu’il me paraissait opportun de créer un lieu d’accueil de jour réservé aux femmes. Des moyens ont d’ailleurs été dégagés pour créer ce lieu dès 2022. En parallèle, nous avons renforcé et allons encore renforcer les dispositifs qui accueillent et accompagnent des femmes, qu’elles soient accompagnées ou non d’enfants", précise-t-il.

Plus concrètement, le ministre souligne qu’une maison d’accueil à destination de femmes victimes de violence sera inaugurée en 2022 ; qu’une maison d’accueil pour parents solo (majoritairement des femmes) a été ouverte en juillet 2021 et que la capacité d’accompagnement d’Housing First (notamment à destination des femmes) a été renforcée fortement depuis 2020 et le sera encore en 2022 et suivantes. Par ailleurs, dans les capacités d’accueil à l’hôtel, les femmes et familles ont été prises en compte et la capacité d’accueil d’urgence prévoit depuis 2020 un accueil pour les femmes (non-mixte).

Ajoutons que les femmes en situation de migration peuvent être hébergées en non-mixité par la Sister's House et qu'en décembre dernier s'est ouvert le premier centre d’accueil pour demandeurs et demandeuses d’asile LGBTQIA+ en Belgique.

"Notre travail à nous en 2022 sera de trouver ce lieu, qui doit répondre à un certain nombre de critères. On espère qu’il pourrait être mis à disposition par les autorités publiques pour que l’on n’ait pas à louer ou acheter de bâtiment. Et il faudra aussi trouver du financement structurel pour les équipes afin qu’elles puissent travailler sereinement… bref, on va continuer à retrousser nos manches !", sourit quant à elle Ariane Dierickx. 

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