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Vente d’armes : les fréquentations russes du Belge New Lachaussée malgré l’embargo européen

L’entreprise belge New Lachaussée fabrique des machines-outils à fabriquer des munitions.

© AFP or licensors

Tout est parti d’une fuite de données en Russie. Le 1er avril dernier, le collectif Anonymous annonce sur Twitter avoir hacké les données de l’entreprise russe Lipetsk Mechanical Plant et piraté les comptes mails de dizaine d’employés. En tout, 27 gigas de données mis sur la place publique qui se révèlent une mine d’informations sur les relations que les entreprises européennes d’armement entretiennent encore et toujours avec la Russie malgré les sanctions européennes.

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Ces fichiers, la RTBF les a épluchés. En quelques clics, ils donnent accès à des dizaines et des dizaines d’échanges de mails internes et externes, en russe et en anglais. Et parmi ceux-ci, un nom revient à plusieurs reprises : celui de l’entreprise belge New Lachaussée, basée à Herstal en Région liégeoise, spécialisée dans la production de machines-outils à fabriquer des munitions.

D’après les échanges et les pièces jointes que nous avons consultés, le représentant de l’entreprise en Russie aurait envoyé une offre à des fabricants d’armes russes, en octobre 2020 et en décembre 2021.

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À l’époque, l’invasion russe en Ukraine n’avait pas encore débuté mais la Russie faisait déjà l’objet de sanctions européennes depuis 2014. Après l’annexion de la Crimée et l’intervention dans l’est de l’Ukraine, les États membres de l’Union européenne appliquent un embargo sur les exportations de biens militaires vers la Russie. Conséquence : une grande partie des entreprises russes actives dans le secteur de l’armement se retrouvent sur liste noire.

Société écran

L’entreprise Lipetsk Mechanical Plant, elle, ne fait pas partie de cette liste. Située dans la ville russe de Lipetsk, à moins de 500 km de la frontière ukrainienne, elle se présente comme une entreprise de tracteurs et d’engins automoteurs. Mais à y regarder de plus près, elle produit également les engins sur lesquels sont montées les batteries de missiles anti-aériens S-300 de fabrication russe qui se retrouvent aujourd’hui sur le théâtre ukrainien.

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Selon les données divulguées par Anonymous, Lipetsk Mechanical Plant serait en réalité une société écran qui agit pour le compte d’une autre entreprise russe, Kalashnikov Concern, fabricant d’armes bien connu visé par les sanctions européennes. Un montage grossier qui apparaît clairement à la lumière des échanges de mails captés et que New Lachaussée ne peut ignorer puisqu’il suffit de taper les noms dans un moteur de recherche pour s’en rendre compte.

Dans un échange daté du 29 novembre 2021, le Directeur de Kalashnikov Concern demande au Directeur de Lipetsk Mechanical Plant, Dmitry Belikh, de lancer un appel d’offres auprès de différentes entreprises européennes pour " une nouvelle ligne de productions de munitions ". Il l’invite à contacter cinq entreprises parmi lesquelles la société basée à Herstal. Sur les cinq contactées, seules deux entreprises donnent suite quelques jours plus tard : une italienne avec qui les échanges vont rapidement tourner court et l’entreprise belge basée à Herstal.

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Cartouches de 5,56 et 7,62 mm

Le représentant russe de New Lachaussée, Igor Sergeevich Prozhivil, commence par adresser un mail au directeur de Lipestk Mechanical Plant dans lequel il fait référence "à la conversation téléphonique qu’ils viennent d’avoir". Les discussions s’engagent entre les deux hommes et le représentant de l’entreprise belge finit par envoyer le 3 décembre 2021 une offre au directeur de Lipetsk Mechanical Plant.

Intitulée "Equipment for cases-cups and bullet-cups", l’offre 65.20.10.21.5969 est signée de la main de Ludovic Biemar, le Directeur général de New Lachaussée. Elle comporte deux documents, l’un qui détaille le matériel et les missions et, l’autre, un devis qui reprend poste par poste les montants pour la production de munitions de 5,56 mm et 7,62 mm. Les documents mentionnent également des montants pour l’assistance technique et les journées de formation en Belgique pour apprendre à manier la nouvelle ligne de production de munitions.

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Étrangement, les documents envoyés le 3 décembre 2021 correspondent en réalité à ceux d’une ancienne offre datée du 21 octobre 2020 comme le mentionnent les références du document en pied de page. De plus, cette offre n’est pas adressée à Lipestk Mechanical Plant, ni à Kalashnikov Concern mais encore à un troisième fabricant de munitions russes bien connu, Tula Cartridge Works, l’un des principaux producteurs de munitions en Russie et dans le monde.

Là encore, New Lachaussée ne pouvait ignorer à qui elle avait affaire puisque les deux sociétés, Kalashnikov Concern et Tula Cartridge Works, font partie du gigantesque conglomérat Rostec, société d’État russe fondée en 2007 par Vladimir Poutine lui-même.

"On ne pouvait pas juste dire non"

Contactée par nos soins, New Lachaussée confirme ces contacts mais tient à apporter des précisions. "Certes, il y a eu des échanges mais on a refusé la demande de Lipestk Mechanical Plant, réagit le Directeur général. La consigne a été clairement donnée à notre représentant en Russie de ne pas donner suite. Ensuite des informations indicatives ont été indûment transmises par notre agent le 3 décembre mais, en tout état de cause, aucune offre formelle engageante n’a été émise."

Dans la mesure où cela ne ressort pas explicitement des mails en notre possession, nous avons demandé à New La Chaussée de nous le prouver, documents à l’appui. Selon les éléments transmis, un mail est bien parti d’Herstal vers son représentant en Russie le 2 décembre 2021. En une ligne, le directeur commercial écrit ceci : " Cher Igor, ceci pour ton information mais nous devons décliner, Salutations."

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Malgré cette injonction, le représentant russe de New Lachaussée envoie dès le lendemain des documents qui s’apparentent à une offre à Lipetsk Mechanical Plant. Interpellé sur ce point, le Directeur général de New Lachaussée évoque " une manière polie de décliner l’appel d’offres tout en préservant les relations commerciales ".

Et pourquoi leur envoie-t-il une ancienne offre destinée un an plus tôt à Tula Cartridge Works ? Ludovic Biemar explique qu’il a appris ces éléments-là par la presse. Au passage, il confirme que des discussions ont bien eu lieu un an auparavant avec l’entreprise Tula Cartridge Works "pour des munitions à usage civil et non-militaire".

"Challenger la concurrence"

" Une offre a bien été envoyée le 21 octobre 2020 à cette entreprise russe mais elle ne concernait pas la Russie, affirme le directeur général de New La Chaussée. Il était question d’une ligne de production de munitions pour les États-Unis où le besoin de munitions d’entraînement ne cesse d’augmenter. Nous leur avons montré ce que nous pouvions proposer et indiqué les prix mais ils se sont très vite rendu compte que ce n’était pas à leur portée."

Nous avons demandé à pouvoir consulter l’appel d’offres initial mais, là, New Lachaussée n’a pas donné suite à notre requête. " Cette offre n’avait que pour objectif de challenger les concurrents internationaux qui peuvent encore accéder au marché russe, sans intention ni espoir de conclure un contrat avec cette société, répond Ludovic Biemar. Ce n’était pas pour du matériel en Russie, sinon nous n’aurions jamais donné suite étant donné que l’embargo et que toute licence d’exportations auraient été refusées par les autorités, rappelle le Directeur général avant de conclure : " New Lachaussée n’a fait aucune affaire avec Tula Cartridge Works après 2014 ".

Ce n’était pas pour du matériel en Russie, sinon nous n’aurions jamais donné suite

Du côté du GRIP, le Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité, on s’étonne de ce type de démarches. Pour Yannick Quéau, son directeur, il y a des zones d’ombre dans cette affaire. "Pourquoi maintenir un agent en Russie et continuer à avoir des démarches commerciales avec ces entreprises russes alors qu’elles sont sous embargo depuis 2014 et que New Lachaussée sait très bien qu’elles n’ont aucune chance d’aboutir ? Ce n’est pas forcément illégal mais cela pose question sur le caractère responsable de l’entreprise."

Double usage

Pour Yannick Queau, on ne parle pas ici de n’importe quel matériel. "Il est question ici d’une machine-outil à produire des munitions entre 5 et 7 mm, des munitions pour des armes légères et petits calibres. New Lachaussée a beau dire que la commande ne concerne que des munitions à usage civil. Mais dans l’appel d’offres du 29 novembre 2021, il est précisé que la commande porte sur des munitions en acier qui conviennent très bien à l’armée russe. Les munitions en acier sont moins chères, plus légères et adaptées à un contexte de grande consommation. De plus, il est stipulé dans l’appel d’offres que la ligne de production doit prévoir des alternatives à l’acier. Elle pourrait donc très bien être adaptée pour un usage militaire plus spécifique encore. Il faut être extrêmement prudent avec ce type de matériel produisant des munitions aussi bien à usage civil que militaire. Une fois que le matériel est livré, il est difficile à contrôler ce qu’il advient de la production."

Une fois que le matériel est livré, il est difficile à contrôler ce qu’il advient de la production.

Considérant le contexte, notamment l’embargo de 2014 et le déploiement des troupes russes en prélude à l’invasion, le directeur du GRIP n’hésite pas à parler "de démarche cavalière". Rappelons que la Région wallonne est actionnaire à hauteur de 20% de New Lachaussée par l’intermédiaire de la Société régionale d’investissement de Wallonie. "Ici la Région wallonne est à la fois actionnaire de l’entreprise et émetteur de licences d’exportation. Du coup, quand vous entreprenez des démarches commerciales de ce type avec des entreprises russes alors qu’il y a un embargo, vous mettez doublement la Région dans l’embarras."

Exportateur final

Pour François Graas, spécialiste des exportations d’armes chez Amnesty International Belgique, les échanges entre New Lachaussée et ses homologues russes montrent ni plus ni moins la façon dans les choses se passent en coulisse. "Mais il est très surprenant de constater que New Lachaussée a eu des contacts approfondis avec un client russe potentiel jusqu’à la fin de l’année 2021. Avec l’embargo, toute vente d’armes à la Russie devrait être refusée directement."

L’organisation demande que toute la clarté soit faite dans cette affaire. " Vu l’ampleur des violations des droits humains commises par les forces russes en différents lieux, et en particulier en Ukraine depuis le 24 février dernier, il est indispensable que le gouvernement wallon puisse confirmer – preuves à l’appui – qu’aucune exportation d’armes n’a eu lieu vers la Russie, indique François Graas. L’organisation demande que ces vérifications tiennent absolument compte de l’utilisateur final et donc envisagent aussi le risque que des armes exportées vers un pays tiers arrivent en Russie.

Dans les compétences qui sont les siennes, la Wallonie veille et continuera à veiller à ce qu’aucune arme ou matériel militaire ne soit exporté en Russie

Contactée par nos soins, la Région wallonne ne donne pas beaucoup d’informations à ce sujet. Tout au plus, Sylvain Jonckheere, le porte-parole du Ministre-Président wallon, Elio Di Rupo, confirme qu’aucune licence n’a été accordée à New Lachaussée depuis juillet 2014 pour l’exportation d’armes à destination de la Russie. Il rappelle que le contrôle de la Région wallonne s’opère au moment de la demande de licence d’exportation. "Dans les compétences qui sont les siennes, la Wallonie veille et continuera à veiller à ce qu’aucune arme ou matériel militaire ne soit exporté en Russie, et ce dans le respect de l’embargo européen."

"Sanctions don’t work"

Pour de nombreux observateurs, ces nouvelles révélations sur les contacts étroits entre l’entreprise belge New Lachaussée et les fabricants d’armes russes sont la preuve que les sanctions européennes ne suffisent pas. " Il est vraiment temps d'aller plus loin, on voit bien que ces sanctions ne fonctionnent pas ", insiste Oksana Bulda, représentante à Bruxelles de la coalition "Sanctions don’t work". Cette Ukrainienne qui vit en Belgique depuis de nombreuses années demande aux instances européennes "de renforcer les mesures pour stopper tout commerce de ce type avec la Russie ". Elle rappelle les récentes révélations notamment en France faites par le magazine Disclose qui prouvent que des entreprises françaises de l’armement comme Thalès et Safran ont continué à vendre du matériel militaire à la Russie bien au-delà de 2014 et les sanctions européennes.

Une autre enquête du consortium de journalistes 'Investigate Europe' a révélé que les États européens ont exporté pour plus 346 millions d’euros de matériel militaire en dépit des sanctions. En tête, la France et l’Allemagne représentent 80% de ces ventes avec respectivement 152 millions et 121, 7 millions d’euros. Derrière, on retrouve, l’Italie, l’Autriche, la Bulgarie, la République tchèque, la Croatie, la Finlande, l’Espagne et la Slovaquie.

Jusqu’à présent la Belgique a plutôt été épargnée par ces révélations. Mais les fuites de données comme celle d’Anonymous début avril prouvent une fois encore que, malgré l’embargo européen, les tractations en coulisses entre les fabricants d’armes européens et russes n’ont en réalité jamais cessé. L’exemple de New Lachaussée est là pour le rappeler.

 

Une enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour le Journalisme


New Lachaussée et le précédent tanzanien

Dans un marché où l’on préfère généralement vivre caché, ce n’est pas la première fois que l’entreprise New Lachaussée se retrouve sous le feu des projecteurs. En 2005, l’entreprise a fait la une des journaux après avoir obtenu une licence d’exportation controversée pour une ligne de fabrication de munitions destinée aux forces de l’ordre et à l’armée tanzaniennes. Mais à la suite de pressions politiques notamment au nord du pays et des ONG qui pointaient le risque que ces munitions ne viennent alimenter les conflits régionaux en Afrique centrale, la Région wallonne finit par changer son fusil d’épaule. Six mois après l’avoir octroyée, elle annule finalement la licence sous prétexte qu’elle "n’est pas compatible avec la politique étrangère et les engagements internationaux de la Belgique".

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