Souvenirs de salles
Si je voyage dans les souvenirs de mon enfance, la première salle de cinéma qui apparaît, c’est celle de l’UGC - à l’époque où il s’appelait ‘Acropole’ et pas encore ‘Toison d’Or’. Je revois les longues files d’attente, les soirs de week-end, quand on se rejoignait avec les copines devant la galerie, avec l’angoisse de se tromper de côté (à cause des deux entrées), ou de voir la séance afficher complet.
Le ticket à payer en francs belges, le passage obligé au stand bonbons et aux toilettes, avant de se faufiler dans une salle pleine à craquer. C’est les premiers souvenirs de chuchotements étouffés, d’odeurs sucrées et salées qui flottent dans l’air. C’est le moment de flottement, entre les pubs et le film, quand les lumières se rallument brièvement, et où il y a toujours quelqu’un.e pour blaguer que la séance est terminée. C’est les notes de piano du générique, annonçant que la séance va commencer.
C’est dans une de ces salles-là que j’ai vu ‘Titanic’, un jour où il y avait tellement de monde qu’avec Marine, Aude et Alizée, on n’a pas eu d’autre choix que la première rangée, pour verser nos larmes devant Leonardo en train de se noyer. (J’y suis retournée trois fois après. Pour compenser.) C’est aussi derrière un de ces guichets qu’une dame nous a refusé l’entrée de ‘Blair Witch Projetct 2’ parce qu’on était en-dessous de l’âge autorisé.
La salle de ciné, c’est une cachette en pleine journée. Un endroit où on peut être complètement englouti.e par une histoire, enveloppé.e par le film, bercé.e par l’écran
La salle de cinéma, pour moi c’est aussi l’odeur du bougainvillier mêlé à celui de la cigarette et du pop-corn salé, qui flotte dans l’air tiède des cinémas à ciel ouvert d’Athènes, les nuits d’été. C’est le Ciné-Vox à l’angle de la place d’Exarchia, dont l’écran se voit depuis mon balcon (j’y ai découvert ‘Le Grand Bleu’ en amoureux).
Ou le Riviera, sur le piétonnier un peu plus loin, où j’avais vu ‘Docteur Folamour’ avec mon père, ravi de nous montrer un de ses films préférés. Ou encore le Ciné-Paris, niché au cœur du centre-ville foisonnant, et où sur sa terrasse, on peut admirer le Parthénon, qui se tient, fièrement dressé, à gauche de l’écran (mon dernier passage date du Tarantino de l’été dernier, et c’était archi-blindé).
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Le souvenir d’une salle, c’est le souvenir des séances passées. Citez l’UGC de Brouckère, et je me revois entrer dans la salle Grand Eldorado comme on entre dans une église, silencieusement, avec déférence, et me sentir toute petite devant les statues art déco, colossales et coloniales, qui décorent ses murs, divinités oubliées d’un temple cinématographique antique.
Devant le Bozar, j’entends le public déchaîné du BIFFF dans la salle Henry Le Boeuf, hurlant blagues grivoiseries et autres ‘running gags’ ("la poooorte !") aux gens sur l’écran, et je sens de nouveau les crampes au ventre, dues autant à la tension du film d’horreur qu’au fait d’avoir trop rigolé.
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Et quand on parle de Cannes, je visualise l’impressionnante salle Lumière du Palais des Festivals, avec ses 2309 places prisées, vue tellement de fois à la télé : le soir, c’est les stars en costumes et paillettes, le matin c’est nous, journalistes, en jean-baskets. Je me remémore le silence, fasciné et total, qui accompagnait la projection de ‘La Vie d’Adèle’ – on ne savait pas encore que le film allait gagner la Palme d’Or, mais après, on le sentait.
Ou de ce moment magique lors de la projection de ‘Mommy’, quand le héros ouvre ses bras en même temps que le format de l’écran s’élargit, et que toute la salle, spontanément, joyeusement, a applaudi – on ne savait pas encore que le film n’allait pas gagner la Palme d’Or, mais après, on y croyait.
Politique des publics
Et tant qu’on parle de Palmes, de luxe et de paillettes, une anecdote récente me vient en tête. Là aussi, ça se passait dans une salle : celle de l’Atelier 210, qui accueille régulièrement concerts, spectacles, films et même séances d’écoute dans le noir. Début octobre, le lieu hébergeait une rencontre avec Lauren Bastide à l’occasion de la sortie son livre ‘Présentes’. Et conformément avec le titre, la salle était pleine à craquer.
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Quand ce fut au tour du public de prendre la parole, une personne a fait remarquer que, bien que livre défende un féminisme intersectionnel, incluant les femmes issues de minorités, femmes précaires ou voilées, noires, arabes, racisées, force était de constater que dans la salle, celles-ci étaient peu représentées. On s’est regardées. Comment ça se fait ? Lauren Bastide a concédé : "Il apparaît que prendre du temps pour ce genre d’activité reste une activité de privilégié.es."
Puisque le cinéma est politique, la salle l’est-elle aussi ?
Lire un livre, aller au ciné, au théâtre ou dans un concert, une activité qui semble évidente pour certains, est marginale, exceptionnelle, voire inexistante pour d’autres. Se cultiver apparaît déjà comme un acte politique, à replacer sur un échiquier de classe.
Puisque le cinéma est politique, la salle l’est-elle aussi ? Pour répondre à cette question, considérons déjà de quelle salle parle-t-on. Est-ce un drap tendu entre deux murs, ou une salle cossue avec matériel dernier cri ? Est-ce un espace où le silence est d’or, ou l’endroit idéal pour se défouler ? Les sièges sont-ils en velours rouge, ou des planches en bois ?
Voilà, il y a cinéma et cinéma. Si le Cinemaximiliaan est de gauche, les multiplexes sont-ils de droite ? Peut-on mettre sur le même pied La Clef, cinéma associatif engagé à Paris, et les Kinépolis de Belgique ? Les gens qui vont à l’Imagix vont-ils au Nova, et vice-versa ?
A Bruxelles, si on scanne les quartiers, où trouvera-t-on le plus de cinémas, à Koekelberg ou à Woluwé ? (J’ai vérifié : à Koekelberg il n’y en a pas…). Et en fonction de leur localisation, certaines salles ont mauvaise réputation. Comme dans cet article sur l’UGC De Brouckère, dont la "situation en plein centre-ville et son offre très grand public doit probablement avoir pour effet d’attirer à peu près tout le monde, quel que soit le degré de politesse et de savoir-vivre."
Il apparaît que prendre du temps pour ce genre d’activité reste une activité de privilégié.es
Des premières projections aux fêtes foraines jusqu’aux séances cannoises, salles publiques ou initiatives privées, le cinéma a toujours été sur le fil entre divertissement populaire et septième art sacré.