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Une loi contre l’aliénation parentale en Belgique ? "Non, il faudrait plutôt bannir ce concept"

© Getty images

Par Camille Wernaers pour Les Grenades

Une pétition a été lancée l’année passée sur le site officiel de la Chambre par un habitant de la province de Luxembourg afin que "l'aliénation parentale" soit reconnue comme un délit et qu'elle puisse être pénalement sanctionnée.

Le syndrome d’aliénation parentale y est présenté comme une réalité scientifique qui serait, selon la personne qui a lancé la pétition, mal connu par la justice belge. Des articles et des reportages sont récemment sortis dans le même sens en mentionnant la pétition.

 

Du côté des associations féministes, c’est la consternation. "Je ne peux pas imaginer qu’on légifère sur base d’un concept qui n’est pas valide scientifiquement. C’est une catastrophe", réagit Marie Denis, psychologue et chercheuse à l’Observatoire féministe des violences faites aux femmes qui a mené une recherche exploratoire en Belgique sur le syndrome d’aliénation parentale. Voilà des années que des féministes belges, françaises, italiennes ou canadiennes alertent sur ce sujet et critiquent ce concept, selon lequel un enfant serait manipulé·e par l’un des parents (le plus souvent la mère) pour haïr l’autre (le père) dans le cas d’une séparation.

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Un "syndrome" qui occulte les violences faites aux femmes et aux enfants

"Le syndrome d’aliénation parentale a été inventé par Richard Gardner qui est lui-même très controversé, notamment en raison de ses propos : il estime par exemple que la société a une réaction excessive face à la pédophilie et que les femmes aiment être battues. Il parle aussi d’un "gène de l’homosexualité". On comprend donc qu’il a quelques biais qui se retrouvent dans cette théorie qui fait des ravages au sein des tribunaux de la famille", poursuit l’experte.

"On va y présenter les mères comme aliénantes et les enfants comme aliénés. Le problème, c’est qu’un certain nombre de signes identifiés par Gardner comme étant de l’aliénation sont en fait des comportements adoptés par le parent protecteur quand il y a des violences, par exemple vouloir limiter les contacts avec le parent violent. Cela va être interprété comme étant de la manipulation, alors que la mère veut simplement protéger son enfant. Quand elle dit que son ancien compagnon est violent, c’est considéré comme de l’aliénation parentale !" Et de préciser : "Le syndrome d’aliénation parentale est encore enseigné en Belgique aux magistrats, de nombreux juges et avocats l’utilisent, mais aussi des psychologues ou des institutions."

Fatma Karali constate régulièrement sur le terrain les conséquences de l’utilisation de cette théorie controversée. Elle a fondé le groupe de soutien Des Mères Veilleuses qui rassemble des mamans célibataires. "Après la séparation, les pères violents utilisent les enfants pour continuer à violenter les mères", explique-t-elle. "L’utilisation de la théorie de l’aliénation parentale participe de ces violences. Dans notre groupe, certaines mères ont perdu la garde de leur enfant après avoir été déclarées aliénantes, les enfants ont été remis aux pères, même quand les violences de ces hommes ont été documentées. Une de ces mamans a remis des preuves matérielles d’inceste de la part du père de son enfant. La justice a été infecte avec elle. Elle a reçu des remarques racistes lui demandant comment elle avait eu ses papiers… le syndrome d’aliénation parentale a également été mobilisé et cela a empiré sa situation."

Une enquête détaillée d’axelle magazine a montré qu’effectivement, en Belgique, lorsque des mères alertent à propos de violences sexuelles commises sur leur(s) enfant(s) par leur père, le système judiciaire n’est pas toujours à même de les entendre, voire les criminalisent et remettent les enfants au père suspecté.

C’est aussi le cas de Melani, une maman jugée aliénante qui a perdu la garde de ses enfants. Les maris ou conjoints violents continuent d'être considérés comme des "bons pères" par le système judiciaire (qui peut leur donner la garde partagée ou exclusive), selon cette autre enquête du magazine.

L’aliénation parentale, déjà source d’inspiration d’une loi

En Belgique, l’aliénation parentale est citée dans les travaux qui entourent la création de la loi de 2006 sur l’hébergement égalitaire. "Je ne suis pas contre la garde partagée", souligne Marie Denis. "Cependant, dans le cas de violences, cette loi a des effets pervers. On peut dire que le syndrome d’aliénation parentale a déjà beaucoup trop de poids en Belgique."

Fatma Karali cite également cette loi : "Elle stipule qu’il faut maintenir absolument le lien avec l’enfant. Mais pourquoi maintenir un lien avec un père violent ? Cette loi ne tient pas compte des violences faites aux femmes et aux enfants et entérine le concept d’aliénation parentale. On demande aux mères qui ont subi des violences de faire table rase du passé..."

L’aliénation parentale charrie tout un tas de croyances sur les femmes et les mères qui ont encore pignon sur rue, expliquent les deux expertes. "On estime qu’une femme fait des fausses accusations, qu’elle veut se venger contre son ex-compagnon, qu’elle est manipulatrice", résume Fatma Karali. "Tout est analysé par le prisme du conflit. Les violences faites aux femmes ne sont pas reconnues. C’est plus facile de traiter un conflit, de faire une médiation, etc, plutôt que de reconnaître des violences, de prendre des mesures d’éloignement par exemple." Marie Denis observe : "C’est exactement ça, c’est une manière de donner une explication simple à une situation complexe. Il faudrait bannir ce concept et toutes les croyances qu’il implique."

"Cela n’aidera personne à part les hommes violents"

Selon Marie Denis, créer une loi qui reconnaisse l’aliénation parentale en tant que délit, comme le demande la pétition, serait donc "dangereux". "Cela n’aidera personne à part les hommes violents. Cela ne protégera pas les victimes majoritaires de violences : les femmes et les enfants. Il serait plus intéressant de se pencher sur le contrôle coercitif par exemple, qui ne jouera pas contre la victime et qui permettra de distinguer ce qui relève du conflit et ce qui est de la violence."

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Même son de cloche de la part du GREVIO - le groupe d'expert·es chargées de veiller à l'application de la Convention d'Istanbul, (une convention du Conseil de l’Europe ratifiée par la Belgique en 2016) – qui évoque dans son rapport d'évaluation "la notion problématique de syndrome d’aliénation parentale" et recommande de "faire connaître aux professionnels et professionnelles concernés l’infondé scientifique du "syndrome d’aliénation parentale", ainsi que sensibiliser l’opinion publique à ce sujet."

Alors même que cette pétition est postée sur le site de la Chambre, le Plan d’action national contre les violences faites aux femmes (PAN) demande de "faire connaître aux acteurs concernés l’absence de fondement scientifique de la notion de "syndrome d’aliénation parentale" lors des situations de séparation où se présentent des violences entre partenaires".

Le Plan d’action national recommande aussi la "poursuite des recherches sur l’usage devant les cours et tribunaux du concept d’aliénation parentale et son lien avec la violence entre (ex-)partenaires, conformément aux recommandations formulées par le GREVIO." C’est précisément à cela que travaille désormais Marie Denis au sein de l’association Solidarité Femmes : elle participe à une recherche internationale rassemblant une vingtaine de chercheurs et chercheuses qui étudient la manière dont les tribunaux mobilisent ce concept et quantifient le nombre de femmes victimes de violences qui sont accusées, en réaction, d’être violentes.

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Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

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