Dans le premier roman, il était question de son grand-père gantois ouvrier et peintre, tandis que le second nous transportait au temps des Croisades, au fil de l’exode d’une jeune catholique pourchassée pour être tombée amoureuse d’un juif. Rien à voir donc à première vue, et pourtant… Le point commun de ces deux romans est que leur point de départ était une maison que Stefan Hertmans avait connue, ou habitée.
Et cette fois encore, dans Une ascension, le point de départ est une maison. Alors que Stefan Hertmans vend sa maison de Gand, paraît le livre d’un de ses anciens professeurs d’université, qui révèle qu’enfant, il a vécu dans cette maison, et que son père était un mauvais Flamand, un collaborateur nazi. Hertmans connaissait ce fait troublant mais n’avait jamais fait de recherches plus approfondies. Et c’est le moment de le faire.
Et pour ce faire, il met une nouvelle fois en perspective les sentiers incroyables, les hasards inouïs où le mène cette enquête dramatique mais parfois aussi cocasse. Parce que ce nazillon, ce Verhulst, le père de son professeur, était un vrai salaud en uniforme SS, mais c’était aussi un parfait imbécile.
Et Stefan Hertmans explore avec maestria l’articulation entre médiocrité et grande tragédie.
Toutes les facettes du drame, de l’innommable au ridicule de cet SS flamand
En fin lettré humaniste, il place son récit sous l’égide de L’Enfer de Dante, et il construit son roman autour de l’escalier de cette maison. D’où le titre "L’ascension". Il se revoit en acheteur potentiel, suivant le derrière du notaire qui lui fait visiter cette demeure abandonnée, des caves au grenier. Bien vite, ces caves boueuses lui rappellent celles nauséabondes de la collaboration flamingante. Une mouvance qui continue à rire, encore aujourd’hui de la bonne blague qu’ils ont jouée aux Juifs et à l’Etat belge. Au-delà de ce contexte, Hertmans donne évidemment à ce récit une dimension littéraire et symbolique remarquable.
Tout ce qui est raconté dans ce roman est vrai et d’une ironie macabre, ce qui donne le ton de ce roman-document qui fait le portrait en creux d’un homme qui n’a jamais expié le mal qu’il a fait, et qui a cumulé tous les ratés : mauvais citoyen, mauvais mari mais fonctionnaire zélé et actif du nazisme. Le livre met donc en vis-à-vis toutes ces facettes et rappelle aussi, en passant – ce qui n’est pas inutile – que le mépris social ou linguistique que subissaient les Flamands à l’époque et depuis le XIXe siècle, fut un terreau qui a laissé fermenter de mauvaises rancœurs qui ne demandaient qu’à prendre feu. Cela ne justifie rien, s’empresse de dire Stefan Hertmans.
Son talent est de donner toutes les facettes du drame, y compris le ridicule d’un anti-héros vociférant. Il y a par exemple cette scène d’anthologie où il nettoie son revolver dans son salon, devant des officiers nazis, et par inadvertance, il tire sur le buste en plâtre d’Hitler qui trône sur sa cheminée. Une scène particulièrement savoureuse pour un romancier. Et pour le lecteur.
Avec la résurgence de l’extrême-droite, c’est un livre qui arrive à point nommé, d’autant plus que son auteur excelle à montrer que la médiocrité peut être assassine. Il est allé consulter les archives et a rencontré les enfants de ce SS, et ses petits-enfants, qui sont des gens bien, dit-il, qui doivent vivre avec ce passé. Où mettre ce papy encombrant ? A la cave, au grenier ? Cela reste papy…
Stefan Hertmans perçoit la complexité de ces loyautés envers un type qui ne l’était pas. Cela donne un livre extraordinairement vivace, contrasté, jamais moraliste, d’une grande honnêteté et compatissant pour toutes les victimes, en particulier les femmes bafouées ou livrées à l’ennemi par ce "minus flamand", comme l’appelait son beau-père hollandais et calviniste.
"Une ascension" de Stefan Hertmans, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, vient de paraître aux éditions Gallimard.