Comme un journal bref, impressionniste, artistique presque, pas tout à fait. De la conférence de presse du Festival d’Avignon à l’Institut du monde arabe à Phèdre(s) de Krzysztof Warlikowski à l’Odéon- Théâtre de l’Europe en passant par le 18E Festival Ardanthé au Théâtre de Vanves, il n’y a qu’un geste, l’amour de l’art.
Le vendredi 25 mars 2016, trois jours après les attentats de Bruxelles – "au moins 28 morts et environ 300 blessés, le bilan pourrait s’alourdir", fin de citation -, le lendemain de la conférence de presse du KunstenFestivaldesarts aux Brigittines, le cœur serré mais battant, et juste avant le week-end de Pâques, j’assiste à la conférence de presse du Festival d’Avignon à l’Institut du monde arabe à Paris. Mon corps est lourd et mon esprit encore maladroit. Ils portent les stigmates du réel et je ne peux empêcher la douleur d’affleurer. Mais je veux réinvestir pleinement la vie sans effet de manche ni revendications plaintives.
Car ce que je redoute, c’est moins la fragilité de mon existence que son évaporation. Je ne veux pas que le monde m’échappe, je veux la continuité là où il existe la discontinuité. Je refuse le temps mort. Humblement, je veux continuer de donner à entendre ce qui fait battre le cœur de notre humanité. Et plus que les liens du sang, je veux donner à voir les liens du cœur, tissés d’arts, ceux qui unissent la Belgique et la France, de telle sorte que naisse du sens. C’est pour cette raison que je suis à l’Institut du monde arabe à Paris. La salle niveau -2 est pleine. De nombreux journalistes, critiques, opérateurs et acteurs culturels (partenaires ou non), nationaux et internationaux ont répondu : présent.
Pour sa 70ème édition, du 6 au 24 juillet 2016, le Festival d’Avignon voué à la création française et internationale, a choisi de mettre l’accent sur l’amour des possibles, cessant d’avoir peur, aimant le risque et l’audace pour cesser de reconduire toujours les mêmes formes et donner à voir de nouvelles. Il est marqué par l’éclosion de voix nouvelles - 34 artistes programmés ne sont jamais venus au festival -, Maëlle Poésy (Paris), Sofia Jupither (Stockholm), Blitztheatregroup (Athènes), etc. Il prend une dimension politique puissante avec un arrêt sur la création du Moyen-Orient, avec notamment Amir Reza Koohestani (Téhéran), Ali Chahrour (Beyrouth) et Omar Abusaada (Damas). Il suffit de plusieurs noms (Anne-Cécile Vandalem, FC Bergman ou le Raoul Collectif) et d’évoquer le festival bruxellois XS (La compagnie Barks, Antoine Laubin et Agnès Limbos & Thierry Hellin) pour basculer dans un presque temps fort belge que l’on suivra avec le plus grand intérêt. Attendant bien évidemment le spectacle d’ouverture Les Damnés mis en scène par Ivo Van Hove avec la troupe de la Comédie-Française.
Puis le soir, il faut courir voir la dernière création Phèdre(s) de Krzysztof Warlikowski à l’Odéon- Théâtre de l’Europe – déjà acclamée par la critique - qui sera présentée en décembre prochain au Théâtre de Liège. Il faut ouvrir son sac pour pénétrer dans le sanctuaire. Mais après, qui est Phèdre? Comment son amour, absolu et irrésolu, pour Hippolyte est-il "devenu une légende, mythe impeccable de l’amour éternel"?, interroge la chanson Al-Atlar écrite par Ibrahim Nagi, jadis pour Oum Kalthoum, ici, interprétée par la vibrante Nora Krief et dansée façon peep show par Rosalba Torres Guerrero.
Dans la mise en scène portraitiste de Krzysztof Warlikowski dont on reconnaît (peut-être trop?) l’âpreté, la puissance expressive des images et la sombre énergie qui irradie son œuvre, Phèdre est une énigme. Même si la même ligne est à l’œuvre comme un fantasme horrifique voué à la répétition, elle est une, elle est plurielle dans le mémorial/salle de douche à ciel ouvert de Malgorzata Szczesniak. Elle est hypothétique et mythique, elle est celle(s) des hasards textuels prémédités et des échos (ou contrastes) qu’ils se renvoient: de la Phèdre émigrée dans Une chienne de Wajdi Mouawad (2016 - inspiré de Sénèque et Sophocle) à la Phèdre intellectuelle dans Elizabeth Costello de J.M. Coetzee (2004) en passant par la Phèdre obsessive dans L’amour de Phèdre (Phaedra's Love) de Sarah Kane (1999) et même Phèdre de Racine. Elle éclot comme à la tombée de la nuit, dotée d’une immédiate séduction, filmée en direct, entre maitrise et lâcher-prise, hurlant sa présence et sa brûlure dans "des plans narratifs rapprochés" pour tenter d’en capter tous les fragments. Ici, le mythe est interprété par un autre mythe encore plus insondable: Isabelle Huppert.
Dans Phèdre(s), sans renoncer à la narration, la force d’Isabelle Huppert est de parvenir à condenser tout le mystère et les ambiguïtés flottantes de Phèdre et à les interpréter comme de purs motifs à variations et à mystères. Et la puissance de Krzysztof Warlikowski est de ne pas renoncer aux pouvoirs de la fiction pour mieux regarder en face le mythe et le porter à un rapport au monde plus ample. Le réel colore les scènes sans jamais les envahir. Phèdre(s) de Krzysztof Warlikowski est un théâtre de tensions tragiquement critique tirant son énergie et sa beauté, des frictions trouées d’images cinématographiques ou arrière-plans (Psycho d’Alfred Hitchcock -1960, Frances de Graeme Clifford – 1982 et Teorema de Pier Paolo Pasolini – 1968).
Ce qui se joue là, c’est le maintien d’un mythe, au fil du temps ou une image-monde continuée, dans laquelle il peut encore se manifester quelque chose. Phèdre(s) de Krzysztof Warlikowski est la mise en récits(s) de cette exigence.
Le 26 mars 2016, quatre jours après les attentats à Bruxelles, la liste s’allonge. 28 victimes sont formellement identifiées, 15 à l’aéroport de Bruxelles-National et 13 à la station de métro Maelbeek. Parmi elles, 16 Belges et 12 ressortissants étrangers de 8 nationalités différentes. 340 blessés sont recensés, 101 sont encore hospitalisés, dont 62 en soins intensifs et 32 dans un centre pour grands brûlés. 19 nationalités sont représentées parmi les blessés. Les chiffres sont vertigineux. Comment continuer de résister à cette onde de chocs, à cette maladie qui détraque le monde? J’essaie de faire face. Ma résistance est celle du quotidien. Là où se niche le travail. Au jour le jour, marcher dedans et vivre.
Très vite, un désir s’impose, celui d’aller découvrir le 18E Festival Ardanthé au Théâtre de Vanves (qui a déjà présenté les créations de Florence Minder, Armel Roussel, Salvatore Calcagno ou Pamina de Coulon) et le focus Vers l’international Pays-Bas//France//Belgique//États-Unis, en partie, accompagnée de deux amies critiques, française et italienne: Charlotte Imbault et Simona Polvani.
Dans la salle Panopée à 19h30, le chorégraphe et interprète belge Steven Michel chercherait-il le degré zéro? Steven Michel serait-il à la recherche d’un autre corps? Dans la création/danse/concert They Might Be Giant, le corps ne montre pas, il est. Steven Michel laisse voir le processus de son corps, son aptitude à se nourrir du son d’Anna Meredith et de son propre mouvement. Ici, l’image est faite de chair et de lumière, humaine et sonore. Le geste de la danse est rendu à quelque chose qui ne se dit plus, mais qui simplement existe. Le corps de Steven Michel est rendu à sa seule sonorité et à l’œil du spectateur. Il est audio et visuel. Le spectateur peut désormais voir et ne plus regarder. C’est la grande virtuosité de They Might Be Giant.
De la création franco-américaine For Claude Shannon de Liz Santoro et Pierre Godard/Le principe d’incertitude – découverts avec la création Relative Collider au Festival International des Brigittines à Bruxelles en 2015 – présentée dans le théâtre, il faut commencer par louer l’extrême sobriété et rigueur géométrique presque martiale, et une capacité d’accueil renouvelée à chaque geste.
La chorégraphe et interprète américaine Liz Santoro et l’ingénieur de formation français Pierre Godard inventent, ici, un croisement neuf entre l’art du dispositif sophistiqué (d’une intelligence rare) et une séquence chorégraphique unique générée aléatoirement à partir de la structure syntaxique d’une phrase du pionnier de l’informatique Claude Elwood Shannon – débutée deux heures avant le début de la représentation. Ainsi chaque phrase chorégraphique est susceptible de se répéter, à chaque fois portée par le nouveau point de vue de l’interprète (Marco d’Agostin, Cynthia Koppe, Liz Santoro et Teresa Silva) sans que le spectateur puisse préférer un angle à un autre ni les hiérarchiser entre eux. Ou encore, elle peut se mêler à une autre phrase chorégraphique et former un nœud de fixation narratif non clos sur lui-même.
D’où l’impression rare et déroutante de voir un objet scénique dans un espace-temps inédit qui redéfinit notre perception du monde; un monde où chaque corps, porte en lui son système personnel d’abscisse et d’ordonnée et son rythme. Et où il n’existe d’autre monde commun que celui que découvre l’entremêlement progressif des différents parcours des danseurs jusqu’au ballet collectif désaccordé sur la bande son de Greg Beller. De l’ordre au vertige en passant par le chaos, il n’y a qu’un mouvement dans For Claude Shannon.
…………………………………………………………………………..à Bruxelles, à nouveau, mes certitudes sont en pointillés.
Le 28 mars 2016, six jours après les attentats de Bruxelles - "35 morts et plus de 340 blessés dont 96 encore hospitalisés, les chiffres ne sont pas définitifs", fin de citation -, le lendemain du débarquement d’une horde de fascistes sur les marches de la Bourse à Bruxelles, je me pose la question, encore. Comment continuer de résister, politiquement, socialement et culturellement, et ne pas céder à la peur ni se replier dans un nœud sidérant? Comment être des guerriers de la paix magnifiques?
Perce alors la phrase de conclusion d’Elizabeth Costello/Isabelle Huppert dans Phèdre(s) de Krzysztof Warlikowski, celle qui ressemble à une profession de foi, démocratique et citoyenne : "Je vous remercie de votre attention".
Sylvia Botella
Festival d’Avignon du 6 au 24 juillet 2016.
Phèdre(s) de Krzysztof Warlikowski du 17 mars au 13 mai 2016 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe à Paris. Et les 9, 10 et 11 décembre 2016 au Théâtre de Liège en Belgique.
18E Festival Ardanthé du 10 mars au 8 avril 2016 au Théâtre de Vanves.