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Un hommage à Eugène Moguilevsky, grand pianiste et pédagogue

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Pierre Solot rend hommage au pianiste Eugène Moguilevski, premier prix au Concours Reine Elisabeth en piano en 1964 et professeur au Conservatoire de Bruxelles, dont nous avons appris le décès durant le dernier week-end de janvier 2023.

Il y en a sans doute parmi vous qui s’en souviennent : le 26 mai 1964, un jeune homme de 19 ans, venu d’URSS, monte sur la scène du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. C’est la Finale du Concours Reine Elisabeth. Ce jeune homme, c’est Eugène Moguilevski qui, en une bonne heure, va déjouer tous les pronostics du Concours. Tout le monde s’attend à une victoire du russe Nikolaï Petrov, certains, plus chauvins, croient en les chances du tout jeune Jean-Claude Vanden Eynden, mais c’est Eugène Moguilevski qui remporte cette édition de 1964, impressionnant de puissance dans la 7e Sonate de Prokofiev et le 3e Concerto de Rachmaninoff.

En 1945, vingt ans plus tôt, Eugène Moguilevski naît à Odessa en Ukraine, en Union soviétique à l’époque. Il va prendre le nom de sa maman, Seraphima Moguilevski, pour éviter le nom juif de son père ; c’était plus prudent à l’époque…

À l’âge de 5 ans, il vit dans un campus d’étudiants avec ses parents. Des étudiants musiciens. Et sa maman se rend compte qu’il est capable de chanter le début de tous les grands concertos pour violon : Tchaikovski, Beethoven, Mendelssohn… à force de les entendre répéter. À 5 ans…

Seraphima, qui est pianiste, une élève du grand Heinrich Neuhaus, lui alors donne ses premières leçons de piano et le parcours du jeune Eugène est lancé. Lui aussi suivra les cours de Neuhaus au Conservatoire de Moscou. Neuhaus, le professeur de Richter, d’Emil Gilels… les plus grands noms de Russie passent par la classe de Neuhaus…

Plus tard, après avoir remporté le Concours Reine Elisabeth, il part en tournée, il multiplie les concerts avec l’Orchestre d’Etat d’URSS et son chef emblématique Yevgeny Svetlanov.

On sait aussi qu’il fut longtemps bloqué en Union soviétique. Les concerts permettaient de voyager dans le monde, mais un visa refusé pouvait à l’époque, d’un coup de cachet manquant, refermer vigoureusement et définitivement les frontières.

Alors Eugène Moguilevski devient professeur au Conservatoire de Moscou. Il côtoie David Oistrakh, Mstislav Rostropovitch, Dimitri Chostakovitch.

Et puis à partir de 1992, il vient s’installer à Bruxelles et devient professeur au Conservatoire, rue de la Régence.

Jusqu’en 2011, il formera des centaines de pianistes.

Pierre Solot a beaucoup croisé Eugène Moguilevski, au Conservatoire. Il n’a jamais eu cours avec lui, mais il faisait partie de ses jurys, lors des examens. Lorsque les jeunes pianistes se levaient, après avoir joué une Sonate de Scriabine ou une étude de Rachmaninoff, c’était son regard qu’ils tentaient de croiser, cherchant une approbation, un mouvement de tête qui aurait un peu rapproché de la Russie.

Pierre Solot a contacté quelques anciens élèves d’Eugène Moguilevski, pour comprendre qui était ce professeur un peu inabordable qu’il croisait dans les couloirs. Cet homme qui semblait constamment habité par sa musique.

On ne rigolait pas toujours à l’idée d’avoir cours "avec Monsieur"…  oui, on disait : "avec Monsieur". Parce qu’il y avait aussi "Madame Moguilevski", son épouse qui donnait cours avec lui.

Il y avait une dimension nietzschéenne chez lui, une certaine idée de la volonté : il faisait travailler les étudiants jusqu’à atteindre leurs limites, jusqu’à les déborder. Apprendre à se connaître en se défiant, en allant au bout de soi-même.

Et lui jouait de la même façon. Son fils raconte qu’il le voyait toujours au piano, encore et encore, et quand il jouait, le spectre sonore qui émergeait du piano tendait là aussi aux extrêmes. Ce sont parfois des déchirements qui jaillissaient de sa musique. Ce qu’il demandait aux étudiants, il l’exigeait aussi de lui-même.

Une intensité dans le jeu, et une intensité dans l’enseignement. Si l’étudiant qui devait avoir cours après vous n’était pas là, vous pouviez vous projeter en frémissant dans plusieurs heures de leçon passionnantes. Et sa femme Olga venait compléter pragmatiquement le tableau, permettant aux étudiants d’exercer les… les ombres du jeu… pour travailler la lumière avec Eugène…

Mon dernier souvenir d’Eugène Moguilevski date d’il y a plus de 15 ans : il donnait le 3e Concerto de Rachmaninoff dans la grande Salle du Conservatoire de Bruxelles avec la Musique Royale des Guides. Vous savez Caroline, la Musique Royale des guides, c’est un orchestre d’harmonie, il n’y a pas de cordes. Des vents, des bois, des cuivres… ça faisait un potin dantesque. Et Pierre se souvient d’Eugène Moguilevski, debout devant son clavier, jouant ce Concerto, le Concerto le plus difficile du monde, plus fort, encore plus fort, debout pour trouver plus de poids et déborder cet orchestre insolent, faisant littéralement exploser le piano dans un déluge sonore qui me laisse le souvenir d’un titan, d’un titan qui domptait les dieux…

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