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Twitter aux mains d’Elon Musk : quel avenir pour la plateforme et quels risques ?

Elon Musk

© Olivier DOULIERY / AFP

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Par Jean-François Herbecq avec M.Bilterijs

L’homme d’affaires Elon Musk, patron de Tesla et de Space X, a finalement pris le contrôle de Twitter jeudi après avoir conclu l’acquisition du réseau social pour 44 milliards de dollars. Il échappe ainsi au procès qui le menaçait pour s’être rétracté en juillet de l’accord d’achat datant du mois d’avril. L’homme le plus riche au monde s’offre donc une vitrine média qu’il utilise déjà abondamment, pour s’exprimer, mais aussi pour influencer l’opinion.

Que va-t-il faire du réseau à l’oiseau bleu ? Twitter est modéré, a suspendu ou bloqué les comptes de personnalités clivantes comme Donald Trump ou dû mettre fin aux gazouillis de médias russes comme RT et Sputnik. Mais Elon Musk affiche des ambitions singulières.

Une autre vision de la modération

Les défenseurs des libertés se sont inquiétés de la vision qu’Elon Musk a partagée : le multimilliardaire d’origine sud-africaine estime comme de nombreux conservateurs, que Twitter ne respecte pas suffisamment la liberté d’expression. Ce libertarien juge sa politique de modération des contenus trop stricte.

Premier pas dans ce qui risque de ressembler à un électrochoc, Elon Musk a immédiatement licencié le patron Parag Agrawal et deux autres dirigeants, le directeur financier Ned Segal et la responsable juridique Vijaya Gadde. La conséquence de leurs différences de vision.

Mais n’est-ce pas la porte ouverte à la haine et la désinformation ? C’est la crainte de plusieurs ONG de défense de droits fondamentaux qui appellent les régulateurs à "examiner de près" le projet du patron de Tesla.

Twitter lui-même reconnaît, enquête à l’appui, être susceptible de favoriser les publications de droite, voire d’extrême droite, qui génèrent plus d’interactions. C’est dû à l’algorithme qui amplifie plus les publications de droite que celles de gauche.

Le débat d’idées extrêmes, le clash permanent, c’est le modèle de Twitter, par opposition à Facebook dont les algorithmes sont conçus pour maximiser le temps passé sur la plateforme en créant des "bulles", des contenus qui vont dans le sens de l’internaute. Elon Musk entend continuer la logique de l’affrontement sur Twitter.

La Fédération internationale des journalistes condamne le rachat de Twitter par l’homme d’affaires y voyant une menace pour la liberté de la presse pour ses critiques des politiques de modération de contenus et à cause de la concentration de pouvoir.

La Fédération critique aussi la volonté d’Elon Musk d'"authentifier" tous les utilisateurs du réseau social, estimant que l’absence d’anonymat "remettrait sérieusement en cause la protection de nombreux journalistes et sources à travers le monde" qui prennent des risques en affrontant des intérêts puissants. Bref, ce rachat mettrait, au contraire de ce qu’affirme Elon Musk, en danger la liberté d’expression.

Un difficile équilibre entre rentabilité et idéaux de liberté

Pour Nicolas van Zeebroeck, professeur d’économie et de stratégie numérique à l’ULB, le projet d’Elon Musk en achetant Twitter est double : à la fois rendre Twitter plus rentable et compatible avec ses idéaux de liberté absolue d’expression. "Mais c’est le grand écart, car en général le contenu polémique et extrémiste a tendance à faire fuir les annonceurs qui constituent 90% des revenus actuels de Twitter. Ils n’ont pas envie de voir leurs publicités côtoyer des contenus polémiques, parfois extrêmes." Un équilibre pas facile à trouver, et qui pourrait aussi faire partir des utilisateurs.

Elon Musk tente de rassurer en affirmant vouloir permettre à toutes les opinions de s’exprimer sur le réseau social, sans en faire une plateforme "infernale" où tout serait permis.

Que fera Elon Musk pour redresser le bilan financier de Twitter ? Selon un article du Washington Post, il a prévu de licencier 75% de son personnel et de retirer l’entreprise de la Bourse new-yorkaise, ce qui mettrait fin à son obligation de communiquer au public des informations sur sa santé financière. Reste à voir ce que le nouveau maître de Twitter décidera.

L'Europe fixe ses règles

Des marques qui vont donc limiter cette logique de Twitter qu’Elon Musk entend encourager, des utilisateurs qui pourraient lui tourner le dos. Mais il y a aussi les balises posées par les autorités. Le réseau social américain Twitter "devra s’adapter totalement aux règles européennes" quelles que soient les orientations du nouvel actionnaire en matière de liberté d’expression, estime le commissaire européen au Marché intérieur, Thierry Breton qui s’est empressé d’aller l’expliquer en personne au printemps dernier à Elon Musk.

Le Digital Services Act européen s’applique aussi à Twitter à partir de janvier 2023. Elon Musk a répondu qu’il respecterait ce cadre réglementaire européen. Ce qui n’a pas empêché le commissaire européen d’envoyer un petit rappel ce vendredi matin… sur Twitter.

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Le commissaire européen a mis un lien vers une vidéo publiée en mai dernier le montrant au côté d’Elon Musk qui assurait être "sur la même longueur d’onde" que lui à propos de la nouvelle réglementation de l’UE sur le numérique et ses obligations imposées aux plateformes en matière de modération de contenus.

Le règlement sur les services numériques imposera le retrait rapide de tout contenu illicite selon les lois nationales et européennes dès qu’une plateforme en aura connaissance. Il contraindra les réseaux sociaux à suspendre les utilisateurs violant "fréquemment" la loi. Il impose aux "très grandes plateformes", celles comptant "plus de 45 millions d’utilisateurs actifs" dans l’UE, d’évaluer elles-mêmes les risques liés à l’utilisation de leurs services et de mettre en place les moyens appropriés pour retirer des contenus problématiques. Elles se verront imposer une transparence accrue sur leurs algorithmes et seront auditées une fois par an par des organismes indépendants.

RT et Sputnik bloqués

Une des conséquences de ces exigences légales européennes sera par exemple le maintien du blocage des comptes des médias russes RT et Sputnik dans l’Union européenne, conséquence d’une interdiction décidée par les Etats membres. Ces deux médias sont accusés d’être des instruments de "désinformation" de Moscou dans sa guerre contre l’Ukraine, selon la décision des Etats membres. Et les contenus de Sputnik et des chaînes de RT (Russia Today) en anglais, allemand, français et espagnol ne pourront pas non plus à l’avenir être diffusés sur internet.

La rédactrice en chef des médias officiels russe a aussi demandé à Elon Musk de rétablir les comptes de RT et Sputnik.

Il faudra donc qu’Elon Musk trouve un équilibre entre sa volonté de faire de Twitter un instrument de liberté absolue et la réglementation qui devient de plus en plus contraignante en matière de modération mais aussi de fonctionnement des algorithmes. "Ils seront tenus pour responsables en cas de dérapage sur la plateforme et il faudra bien qu’Elon Musk, qu’il le veuille ou non, mette un peu d’eau dans son vin et fixe des limites, affirme Nicolas van Zeebroeck. Il aimerait bien déplacer le curseur mais ne pourra pas le mettre n’importe où. Les annonceurs, les employés ne vont pas laisser faire tout et n’importe quoi".

Un n’importe quoi qui a déjà causé des tiraillements entre Elon Musk et Volodymyr Zelensky. Le président ukrainien n’a pas apprécié la proposition du multimilliardaire pour mettre fin à l’invasion russe de son pays : la Crimée à la Russie, des nouveaux référendums sous contrôle des Nations Unies pour les quatre régions annexées et un statut de neutralité pour Kiev, sans espoir d’intégrer l’Otan, des idées parfaitement inadmissibles aux yeux des Ukrainiens.

Volodymyr Zelensky avait répondu par un tweet sarcastique : un sondage sur Twitter demandant "Quel Elon Musk aimez-vous le plus ?": 'Celui qui soutient l’Ukraine' ou 'Celui qui soutient la Russie'?".

Il faut rappeler qu’au début de la guerre, en mars, Elon Musk est venu en aide à l’Ukraine : sa société SpaceX a partagé son système satellite Starlink qui permet de fournir un accès internet aux zones non couvertes. Mais en avril, Elon Musk avait déclaré qu’en tant qu'"absolutiste de la liberté d’expression", Starlink ne bloquerait pas les médias d’État russes qui diffusent de la propagande sur la guerre en Ukraine.

Trump sur "Truth"

Aux Etats-Unis où se déroulent dans 11 jours les élections parlementaires de mi-mandat, le rôle de Twitter est aussi questionné dans la politique. L’ex-président américain Donald Trump a été banni du réseau. Twitter avait supprimé le 8 janvier 2021 le compte de Donald Trump, suivi par près de 89 millions d’abonnés auxquels il s’adressait tous les jours, estimant qu’il existait un risque d’incitation à la violence.

Deux jours auparavant, des milliers de partisans du milliardaire républicain avaient violemment attaqué le Capitole à Washington pour empêcher les élus de certifier la victoire du démocrate Joe Biden à la présidentielle.

Elon Musk a déjà annoncé qu’il rouvrirait la porte à un retour de Donald Trump, mais jusqu’à présent (à un fake près) celui-ci exclut de revenir sur Twitter, malgré le rachat du réseau social par Elon Musk. "Je ne vais pas sur Twitter, je reste sur TRUTH", déclarait-il à Fox News en référence à la plateforme Truth Social, qu’il a lancée en février et présentée comme une alternative à Facebook, Twitter et YouTube et où toutes les théories conspirationnistes sont les bienvenues. Les antivax et autres covidosceptiques trépignent aussi de retrouver cette caisse de résonance.

L’ancien président américain s’est réjoui ce vendredi que Twitter soit "entre de bonnes mains" : "Twitter ne sera plus dirigé par les fous de la gauche radicale qui détestent véritablement notre pays", a-t-il déclaré sur Truth, sans préciser s’il comptait retourner sur Twitter.

Pour les annonceurs en tout cas, le retour de Trump sur Twitter serait une ligne à ne pas franchir. Certains l’ont fait savoir, d’autres restent dans l’expectative, analyse Politico.

Projet "X", le rêve de l’application universelle

L’avenir de Twitter passera donc par une mue encore incertaine, entre retour à la rentabilité et donc respect de la volonté des annonceurs, maintien de son public et cadres réglementaires.

Mais demander de mettre de l’eau dans son vin à un homme comme Elon Musk, est-ce possible ? L’homme de Tesla et Space X a toujours un projet d’avance, dont celui baptisé "X" de créer une "everything app", une plateforme gérant un peu à la façon de WeChat une myriade de fonctionnalités. Alors, quel avenir pour Twitter : devenir cette application universelle ou se faire évincer au profit d’une autre plateforme qu’Elon Musk pourrait créer ?

Voici ce qu’en pense Nicolas van Zeebroeck : "Cela me semble assez peu probable qu’Elon Musk veuille faire disparaître entièrement Twitter pour une raison assez simple et très pragmatique : c’est un instrument qu’il utilise lui-même énormément, parfois pour influencer les marchés, influencer les cours de Tesla, des cryptomonnaies. Je ne le vois pas casser ce jouet-là. Par contre, il est possible qu’il revienne à ses premières amours, à la façon de PayPal, qu’il a aidé à façonner, comme WeChat où on peut discuter, consommer du contenu média, réserver un restaurant, régler ses dépenses. Elon Musk a évoqué ce projet 'X' de faire de Twitter un outil 'couteau suisse' comme celui-là. Ce qui lui permettra de diversifier ses sources de revenus".

Elon Musk est donc devant un choix qui passera, tout milliardaire qu’il est, par la nécessité de mettre fin aux pertes qui se chiffrent en millions de dollars (270 millions l’an dernier). Il assure qu’il n’a pas engagé le rachat parce que c’était "facile" ou "pour se faire de l’argent", mais pour "essayer d’aider l’humanité". Mais au-delà de ce rachat sert aussi à assurer le rayonnement d’un "moghul", comme Jeff Bezos avec le Washington Post, soucieux d’influencer l’opinion. Les prochaines élections de mi-mandat aux Etats-Unis et le second tour de la présidentielle brésilienne ce week-end seront les épreuves du feu.

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