Belgique

Travail de nuit : des horaires décalés pour des santés mises en danger?

Le travail de nuit est évidemment très présent dans le domaine de la fabrication du pain (illustration).

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Par Kevin Dero sur base d'un dossier de Sophie Léonard et de François Heureux

C’est un sujet sensible que le gouvernement fédéral a préféré ne pas trancher : le travail de nuit, essentiellement pour le commerce en ligne. Nous sommes nombreux à faire nos achats en ligne après 18 heures et le travail de nuit en Belgique débute à 20 heures, avec généralement des primes pour horaires décalés, ce qui, selon la fédération patronale Comeos, nous rend peu compétitifs par rapport aux pays voisins et nous fait perdre des emplois.


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Le gouvernement fédéral a donc décidé de ne pas décider et de renvoyer le sujet à des discussions entre patrons et syndicats. Mais qui sont ces travailleurs de nuit ? Comment vivent-ils ces horaires décalés ? Quel est leur impact sur leur santé ? On vous propose une rencontre avec l’un de ceux qui commencent sa journée à minuit, le boulanger Dimitri Pierrot, 35 ans.

 

"Le Dossier de la rédaction" de ce 14 octobre (La Première)

Des horaires complètement décalés

Cuits sur place et faits à la main, les produits réalisés par Dimitri Pierrot demandent bien du temps de travail. "Ça nécessite au minimum 24 heures pour faire un pain, avec le temps de repos" explique le boulanger "Et mes équipes et moi nous levons vers 23 heures pour attaquer à minuit".

Ça fait environ 15 ans que l’artisan se lève à 23 heures. L’impact sur la vie sociale est non-négligeable, on s’en doute bien : "Ça a évidemment un impact très fort. Maintenant que j’ai quand même un peu de recul, je trouve que ça un impact très fort surtout au démarrage, parce qu’on est décalé. Si on veut pouvoir assurer, notamment pendant toutes les phases d’apprentissage, ça veut dire qu’il faut quand même se coucher tôt. Pour un boulanger, ça va être 15 ou 16 heures. Alors, comment on fait avec les potes ? Comment on fait pour aller boire des bières le samedi ou le vendredi soir, alors que le lendemain, on attaque à minuit ? Il faut clairement faire une croix dessus".

La boulangerie est un métier super physique […] un peu comme un sportif

L’impact sur la santé est aussi, selon Dimitri Pierrot, important : "J’ai de la chance parce que je suis jeune et en bonne santé, mais c’est vrai qu’on a peu de luminosité. On n’en a déjà pas beaucoup en Belgique, mais en plus, quand on travaille de nuit, on en a encore moins. On sait très bien que ça a des impacts à long terme" explique-t-il. Pour cela, il prend des petites capsules de vitamine D. "Et ce qu’il faut savoir aussi, c’est que la boulangerie est un métier super physique. Il faut avoir une alimentation équilibrée en fonction de l’effort qu’on va fournir. Dans une moindre mesure, mais un peu comme un sportif". Arrivé à un certain âge, quand on a 50 ans, par exemple, le boulanger pense que cela commence à être difficile. "Évidemment, faire un métier super physique où il faut se lever la nuit, si on a fait ça de 16 à 50 ans, on est un peu usé" dit-il.

Sujet JT du 12 octobre :

Quels impacts concrets sur la santé ?

Et pour préciser l’impact de ces horaires décalés sur la santé, Myriam Kerkhofs est avec nous, docteur en psychologie, spécialiste du sommeil.

Ici, on est dans un exemple un peu extrême, un horaire totalement inversé, réveil à 23 heures, début de la journée à minuit. C’est le pire scénario pour la santé ? "Oui, je pense que c’est le pire. C’est le pire parce que, comme vous venez de le dire, on a besoin d’inverser ses rythmes. Et ça se fait à quel prix ? On n’en sait trop rien, mais il est clair qu’on cumule à la fois les effets du manque de sommeil, puisque comme le boulanger vous disait très bien, il ne va pas se mettre à dormir à 15 heures de l’après-midi pour avoir ses huit heures de sommeil, et à la fois l’impact de l’inversion des rythmes et de l’absence de lumière".

On cumule à la fois les effets du manque de sommeil, l’impact de l’inversion des rythmes et de l’absence de lumière

 

Pour le travail du soir aussi ?

Dans la configuration du commerce en ligne, dont on a discuté ces derniers jours au gouvernement fédéral, il s’agit plutôt des horaires jusqu’à minuit, des horaires de soirée. Est-ce déjà considéré comme du travail de nuit, là aussi il y a un impact sur la santé ? "Effectivement, tout dépend des personnes", explique Myriam Kerkhofs. "Je dirais qu’il y a des gens qui sont plutôt du soir, que vous connaissez certainement. Ce sont des gens qui aiment bien se coucher tard le soir et qui préfèrent être un peu décalés. Donc, pour ces gens-là, c’est un moins gros effort de travailler jusqu’à 22 ou 23 heures. Par contre, pour les gens normaux, disons, c’est plus compliqué, parce que si on travaille jusqu’à 22 heures ou même 23 heures, le temps de rentrer chez soi, de manger un peu, d’aller se coucher, on se couche à 2 heures du matin. Donc on décale quand même assez fort. Si on peut récupérer ces temps de sommeil sur la matinée, ça va… Mais si on a d’autres occupations, c’est plus compliqué".


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Question d’âge…

Peut-on alors tenir toute une carrière avec de tels horaires ? "C’est plus compliqué" pense la docteur en psychologie. "Tant qu’on est jeune, finalement, on récupère mieux. Avec le temps, effectivement, la récupération est beaucoup plus difficile. On a montré qu’autant les jeunes récupèrent vite, autant avec l’âge, on récupère moins bien. Et les études montrent aussi que plus on cumule le nombre d’années de travail de nuit, plus on augmente les risques d’avoir des problèmes physiques, des problèmes de santé". Avec pour risque la fatigue due au manque de sommeil. Cela peut entraîner des problèmes de vigilance, qui peuvent entraîner des accidents au retour du travail "Et il y a tous les problèmes de type cardiovasculaire, les problèmes de prise de poids, un risque plus élevé de développer du diabète. On a aussi parlé de certains cancers (comme le cancer du sein) qui pouvaient être favorisés par le travail de nuit sur une longue période" déclare la spécialiste.

Quand on travaille la nuit, la mélatonine n’est pas sécrétée

Des études l’ont démontré, mais il faut les prendre avec des pincettes. Il est en effet plutôt compliqué de faire des études sur le terrain parce qu’il y a plein de facteurs qui jouent : le type d’horaires, la fréquence des horaires, la durée, le mode de vie des personnes, qui est important aussi. "Mais il y a quand même des liens qui ont été mis en évidence, et parmi les mécanismes, on évoque le rôle joué par la mélatonine, qui serait quand même protecteur. La mélatonine est sécrétée pendant la nuit, pendant l’obscurité, et quand on travaille la nuit, cette mélatonine n’est pas sécrétée. Et donc, à ce moment-là, soit on compense par une prise de mélatonine, mais c’est assez compliqué à organiser, et ça peut être le lien. Maintenant, il y a peut-être d’autres mécanismes qu’on ne connaît pas encore très bien" explique Myriam Kerkhofs.

La sieste aussi au travail, dans "la vie du bon côté" du 21 février 2020

La sieste au travail

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Une société qui ne dort jamais

"On est dans une société qui, de plus en plus, va fonctionner H24, et je pense qu’on ne va pas y échapper. Je pense que ce qui est important, c’est de bien informer les gens qui travaillent de nuit de l’importance du sommeil, parce qu’on voit souvent chez les jeunes travailleurs qu’ils travaillent la nuit et qu’ils oublient de dormir la journée… et c’est une très mauvaise idée". Et la spécialiste de conseiller de garder une bonne hygiène de vie, de surveiller son alimentation et de maintenir une activité physique régulière.

On voit souvent chez les jeunes travailleurs qu’ils travaillent la nuit et qu’ils oublient de dormir la journée… C’est une très mauvaise idée

Le juste milieu

Myriam Kerkhofs tempère cependant : "Il n’y a pas que des points négatifs dans le travail de nuit. Pour certaines personnes, c’est important économiquement de travailler la nuit et ça permet de s’occuper des enfants la journée. Il faut trouver le juste milieu entre les besoins qu’on a d’avoir des gens qui travaillent la nuit et les impacts sur la santé, et donc que ces gens qui travaillent la nuit soient bien encadrés et surveillés sur le plan médical" demande-t-elle.

Une chose est sûre : vive la sieste pour les travailleurs (euses) de la nuit, donc !


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