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Témoignages de victimes de la guerre en Ukraine : le barreau de Bruxelles mène aussi des enquêtes

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La Cour pénale internationale (CPI) a émis vendredi un mandat d’arrêt contre le Président russe, Vladimir Poutine, et Maria Lvova-Belova, commissaire présidentielle aux droits de l'enfant en Russie, pour leur responsabilité dans la déportation d’enfants ukrainiens. Un crime parmi d’autres.

Depuis le début de l’offensive russe en Ukraine, les preuves d’attaques contre des civils s’accumulent : tortures, viols, exécutions sommaires, sans compter les destructions d'infrastructures. A ce jour, plus de 71.000 cas ont été enregistrés en Ukraine.

Pour qualifier ces attaques de ‘crimes de guerre’ ou ‘crimes contre l’humanité’, il faut une enquête, des preuves, des arrestations et un procès qui permettrait de juger les auteurs.

En Ukraine, Kiev cherche à mettre en place un tribunal spécial international, tandis que la CPI a ouvert le 2 mars 2022 une enquête, à la demande d’une quarantaine de pays (dont la Belgique).

Pour alimenter les enquêtes en cours, les témoignages sont recueillis en Ukraine, et aussi dans différents pays d’Europe qui ont ouvert des procédures judiciaires. Notamment en Belgique.

 

Un centre d’accueil à Bruxelles pour recueillir les témoignages

Lorsque la guerre a commencé le 24 février 2022, à l’initiative de l’ancien bâtonnier, Maurice Krings, le barreau de Bruxelles a créé un centre d’accueil pour offrir un soutien juridique aux victimes de la guerre en Ukraine, qu’ils soient Ukrainiens ou Russes.

Une salle a été aménagée pour permettre à des avocats belges et ukrainiens (réfugiés ici), de recueillir des témoignages de personnes qui ont subi, directement ou indirectement, des actes d’agression, dans le cadre de cette guerre.

"On est dans une phase où il est important de collecter les preuves", explique Emmanuel Plasschaert, Bâtonnier de l’Ordre français du barreau de Bruxelles. "Il faut les collecter rapidement, parce que la mémoire s’efface. Ce centre permet de saisir les témoignages tant qu’ils sont vifs".

Ce centre s’est fait connaitre via différents canaux de communication, surtout dans les réseaux ukrainiens. Des dizaines de dépositions ont été recueillies. Parmi elles, 16 ont été retenues. Des cas qui font état de possibles ‘crimes de guerre’ et ‘crimes contre l’Humanité’.

"S’il y avait des victimes russes, nous aurions beaucoup d’empathie pour elles et nous les recevrions évidemment", insiste Maître Yves Oschinsky.

Liliia Pcholkina (gauche), Nadiya Nychay (centre), Olena Vidanova (droite) sont avocates ukrainiennes.
Liliia Pcholkina (gauche), Nadiya Nychay (centre), Olena Vidanova (droite) sont avocates ukrainiennes. © Tous droits réservés

Il arrivait souvent que les Russes enlèvent des gens, pour avoir des informations

Tatiana (un nom d’emprunt), la maman d’un ancien militaire du régiment Azov, a témoigné dans ce centre, en tant que témoin indirect. Son fils, Alexeï (un nom d’emprunt) a combattu dans le Donbass entre 2018 et 2020. Au moment de l’invasion russe, le 24 février, il était un civil. Il vivait à Berdiansk, dans la région de Zaporijjia.

"Berdiansk a été occupée dès le 26 février", explique Tatiana. "Les Russes ont occupé et géré les administrations de Berdiansk, et pour cette raison, ils avaient la liste de ceux qui étaient militaires. Ils avaient toutes les informations sur les habitants de la région.

Le 14 avril, quelqu’un a enlevé mon fils. Alexeï est resté au commissariat de police, occupé par les Russes, jusqu’à la fin avril. On le sait, parce que ma mère l’a cherché, elle demandait partout où il était. Pendant cette période-là, il arrivait souvent que les Russes enlèvent des gens, pour avoir des informations.

Une fois, on l’a sorti de la cellule et il est revenu inconscient

A un moment donné, Alexeï a été dans la même cellule que le frère de son ami. Lui a pu partir au bout de quelques jours. Une fois sorti, il a raconté ce que les Russes ont fait à mon fils. Il a été torturé parce qu’il a été dans le régiment Azov. Une fois, on l’a sorti de la cellule et il est revenu inconscient. Le frère de son ami a raconté qu’il avait été ébouillanté. Il avait aussi des blessures comme s’il avait reçu des décharges électriques".

Fin juin, Tatiana n’a plus de nouvelles d’Alexeï. "Ma mère a cherché à savoir où il était, en demandant partout, à tout le monde… et finalement quelqu’un lui a dit qu’il était dans la prison d’Olenivka, à Donetsk". Une prison tristement célèbre pour avoir été bombardée le 29 juillet, probablement par les Russes, tuant 53 prisonniers de guerre. La plupart étaient des soldats d’Azovstal, le dernier bastion ukrainien du siège de Marioupol.

"Juste après, il y a eu les bombardements. C’était horrible…. Je ne pouvais plus vivre pendant une semaine", raconte Tatiana, la voix étranglée. "Après ça, impossible d’avoir des nouvelles, on ne pouvait pas savoir s’il était vivant ou pas… Et finalement, en septembre, on a reçu une réponse de La république populaire de Donetsk : il était là-bas, vivant. C’était la première fois qu’on avait des informations".

Forcé, en plein hiver, de marcher pieds nus dans la neige

Maître Olena Vidanova est l’une des deux avocates ukrainiennes qui ont recueilli les témoignages. Son bureau est à Kiev mais à cause de la guerre, elle est réfugiée en Belgique depuis un an. Elle a reçu la déposition d’Alexander (nom d’emprunt) qui a été emprisonné en Russie.

"Il a été arrêté alors qu’il tentait de fuir la région où il vivait, près de Kiev. Il a été porté disparu pendant plusieurs semaines. En fait, il a été emmené en Russie dans une prison militaire, où il a été forcé, en plein hiver, de marcher pieds nus dans la neige. A cause de ça, il a eu des gelures aux pieds". Alexander fait partie des prisonniers qui ont été échangés. Une fois de retour en Ukraine, il a dû être amputé sous les deux genoux.

Pour constituer des dossiers solides, les avocats ont recoupé ces témoignages et récolté des preuves. Dans le cas d’Alexander, par exemple, les avocats ont reçu le document qui prouve qu’il a été libéré par les Russes dans le cadre d’un échange de prisonniers, des fiches médicales décrivant l’état de ses pieds après cet échange, et les soins que les médecins ont dû apporter, dont l’amputation.

"Il faut pouvoir identifier les responsables de ces crimes", prévient Emmanuel Plasschaert. "Lorsqu’il y a eu un tir d’artillerie, qui sont les responsables ? On ne le sait pas toujours. Ce travail d’identification doit encore être fait".

Emmanuel Plasschaert, bâtonnier du barreau de Bruxelles
Emmanuel Plasschaert, bâtonnier du barreau de Bruxelles © Tous droits réservés

Quelles suites ont été données à ces dossiers ?

Le Conseil de l’ordre s’est réuni la semaine dernière. Il a décidé de transmettre ces 16 dossiers au Parquet fédéral belge, aux différentes structures juridiques mises en place pour l'Ukraine, ainsi qu’à la CPI.

"On est en terre inconnue", admet Emmanuel Plasschaert. "Il n’y a pas de procédure préétablie pour ces cas. Maitre Yves Oschinsky et Maitre Julie Goffin qui travaillent sur ces dossiers ont estimé que notre interlocuteur le plus approprié était le Procureur fédéral. La question est de savoir où se tiendront les procès, à la CPI ou devant d’autres juridictions... les compétences sont parfois limitées".

Quelle sont les compétences des différentes juridictions ?

Les compétences limitées de la CPI

Dans le cadre de cette guerre en Ukraine, la CPI est compétente pour mener des enquêtes sur les 'crimes de guerre', 'crimes contre l’humanité' et 'génocide'. C’est possible parce que l’Ukraine - qui n’a pourtant pas ratifié le statut de Rome - a déclaré qu’elle reconnaissait la compétence de la Cour.

La CPI émettra d’autres mandats d’arrêt

C'est dans le cadre d'une enquête sur les déportations d'enfants ukrainiens qu'elle a émis un mandat d'arrêt contre Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova. 

"La CPI émettra d’autres mandats d’arrêt", prévient Vaios Koutroulis, professeur en droit international à l’ULB. "C’est surprenant, parce que d’habitude la Cour émet un mandat d’arrêt unique contre un auteur présumé, pour une série de crimes. Là, elle a considéré que la déportation des enfants était une priorité. Il semblerait que la logique ici, soit d’émettre plusieurs mandats d’arrêt pour plusieurs crimes, qui visent Vladimir Poutine et d’autres responsables".

Cependant, la CPI a des compétences limitées. Elle peut délivrer des mandats d'arrêt, mais elle ne peut pas procéder aux arrestations. Elle ne peut pas non plus faire de procès in absentia, sans la présence des présumés coupables.

A ce stade, il y a peu de chance que Vladimir Poutine se rende de lui-même et encore moins qu’il soit remis à la CPI. A moins, éventuellement, d’un changement de régime. Et dans l'hypothèse où il se rendrait dans un des 123 pays qui ont ratifié le statut de Rome, son interpellation ne serait pas automatique.

La CPI n’est pas compétente non plus pour enquêter sur le ‘crime d’agression’, parce que la Russie ne reconnait pas la compétence de la CPI. Aussi parce que le Conseil de sécurité de l’ONU n’a pas constaté l’existence d’un acte d’agression. Le ‘crime d’agression’, c’est lorsque des dirigeants - responsables politiques et militaires - ont planifié et exécuté des actes de violence, comme déclencher une guerre, sans l'autorisation du Conseil de sécurité.

Vaios Koutroulis, professeur en droit international à l'ULB
Vaios Koutroulis, professeur en droit international à l'ULB © Tous droits réservés

La solution du tribunal spécial international

Pour juger le ‘crime d’agression’ la solution est de mettre en place un tribunal spécial international, comme celui de Nuremberg.

Un premier pas a été fait dans cette direction. Début mars, un accord a été signé à Lviv (Ukraine), entre les autorités ukrainiennes, la Commission européenne et une équipe d'enquête internationale (sous l’égide d’Eurojust), en vue de créer un Centre international de coordination pour récolter des preuves. Une sorte de parquet, basé à La Haye, pour la poursuite du crime d'agression qui devrait être opérationnel en juillet.

Ce centre sera lié à l'équipe chargée d'enquêter pour la CPI, sur les crimes de guerre, crimes contre l'humanité et crimes de génocide.

Et donc les 16 dépositions recueillies en Belgique, serviront à alimenter ces bases de données, en vue de futurs procès.

En plus des cas individuels, ce sont les éléments contextuels qui sont importants

"Dans ces témoignages, en plus des cas individuels, ce sont les éléments contextuels qui sont importants", note Julie Goffin, l’une des avocates qui ont recueilli les témoignages. "Cela permet de recouper les informations pour établir, par exemple, des liens de subordination, le caractère systématique ou non d’une agression, identifier des groupes d’assaillants et cela à partir de la description des costumes, des langues parlées, des quartiers visés etc."

Pour juger le ‘crime d’agression’, des discussions sont en cours pour établir à terme un tribunal international spécial, indépendant, fondé sur un traité multilatéral ou une cour hybride relevant du droit ukrainien mais avec des juges internationaux, comme actuellement en Centrafrique. Les 27 pays membres de l'Union européenne divergent sur la forme que prendra cette juridiction. 

Pour juger les ‘crimes de guerre’ et ‘crimes contre l’humanité’, en plus de la CPI, un certain nombre de pays européens disposent d’une compétence universelle, plus ou moins étendue, qui leur permet d’engager des procédures destinées à des poursuites individuelles.

Le parquet fédéral belge devra se positionner

En Belgique, la compétence universelle est très réduite. Pour qu’un dossier soit recevable au parquet fédéral, il faut que la victime soit belge ou réfugiée politique, ou bien qu’elle ait un titre de séjour depuis au moins 3 ans, et cela au moment des faits.

Ce qui n’est pas le cas de la plupart des 16 témoins.

Le parquet fédéral devra se positionner. Il pourrait décider de transmettre ces dossiers à la CPI ou à d’autres parquets européens.

Jusqu'à présent, la justice ukrainienne a condamné 26 Russes pour crimes de guerre, certains prisonniers, d'autres par contumace.

Le ministre luxembourgeois des Affaires étrangères et européennes Jean Asselborn, le ministre néerlandais des Affaires étrangères Stef Blok et l'ancienne ministre des Affaires étrangères Sophie Wilmes, lors d'une visite au Mémorial aux soldats ukrainiens
Le ministre luxembourgeois des Affaires étrangères et européennes Jean Asselborn, le ministre néerlandais des Affaires étrangères Stef Blok et l'ancienne ministre des Affaires étrangères Sophie Wilmes, lors d'une visite au Mémorial aux soldats ukrainiens © Tous droits réservés

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