Scène

Tatjana Pessoa, et Serge Rangoni - entretien sur la langue, et les langues, de l'origine à la transmission

Tatjana Pessoa et Serge Rangoni

© Fabienne Cresens

Lorsque nous avons demandé à Serge Rangoni, directeur du Théâtre de Liège avec qui il souhaiterait discuter, il nous a immédiatement répondu : Tatjana Pessoa. Bien sûr, ce n’est pas un hasard, Tatjana Pessoa met en scène Lucien le 4 mars 2016 et présentera sa prochaine création plurilingue Whatsafterbabel en février 2017 au Théâtre de Liège. Mais s’il y a bien quelque chose qui semble les réunir, c’est la question de la langue, des langues, et celle de l’immigration, des origines et de la transmission.

 

Serge Rangoni (S.R.) : Le théâtre, c’est avant tout des liens personnels qui se nouent. Ceci étant dit, au regard de tous les projets artistiques auxquels Tatjana Pessoa a participé et du travail préparatoire qu’elle mène autour de son projet Whatsafterbabel (ndlr, présenté en février 2017 au Théâtre de Liège), je trouve remarquables, la liberté qu’elle donne aux acteurs et la vitalité qu’elle insuffle sur le plateau. Elle sait capturer et mettre au jour ce que les acteurs portent en eux. C’est rare, c’est précieux. Souvent les metteurs en scène cadenassent la forme, la figent. Les acteurs sont souvent prisonniers du dessein du metteur en scène. Avec Tatjana Pessoa, c’est l’inverse. Elle a la particularité d’être profondément européenne, aussi. Cela s’exprime sur différents plans et pays. C’est quelque chose qui me tient à cœur car nous vivons dans un petit pays.

Tatjana Pessoa, comment avez-vous rencontré Serge Rangoni ?

Tatjana Pessoa (T.P.) : Je fais du théâtre depuis longtemps. J’ai commencé à l’âge de seize ans en Allemagne. Je faisais partie d’un groupe de jeunes à Aix-la-Chapelle, comme cela existe dans beaucoup de villes allemandes. Puis j’ai beaucoup voyagé. J’ai intégré une première école d’acteurs en Afrique de l’Ouest où j’ai travaillé, entre autres, avec des compagnies de danse. Puis, je suis revenue en Belgique où j’ai fait le Conservatoire de Liège. C’est en troisième année que j’ai décidé de m’orienter vers la mise en scène. J’ai fait beaucoup d’assistanats de mise en scène en Belgique et en Allemagne (ndlr : Françoise Bloch, Falk Richter, etc.). Et j’ai commencé à écrire. Aujourd’hui, je fais mes premières mises en scène. J’ai rencontré Serge Rangoni sur le projet Les Iroquois, un concours transfrontalier d’écritures théâtrales pour adolescents. On m’avait demandé de mettre en scène. Serge Rangoni est venu voir la représentation.

S.R. : Françoise Bloch est la marraine. Je cherchais quelqu’un qui parlait allemand. Françoise Bloch m’a conseillé de rencontrer Tatjana Pessoa. Comme je l’apprécie beaucoup et que je lui fais entièrement confiance, j’ai suivi ses conseils.

Tatjana Pessoa, lorsqu’on examine votre biographie et travail, il y a beaucoup de décadrages. Vous êtes née en Belgique d’une mère portugaise et d’un père suisse allemand. Vous avez vécu en Allemagne. Vous êtes polyglotte, vous parlez le français, l’allemand, le portugais, l’anglais et l’italien. Il y a toujours, dans votre travail, le champ-contrechamp : " je " - " tu ". Et dans le hors-champ : le " nous " qui est en train de se faire. D’où vient ce goût de l’autre ?

T.P. : Enfant, j’ai baigné dans deux langues : le portugais et le français. Même si ma mère a vécu une grande partie de sa vie en Angola, elle est d’origine portugaise. Et moi, j’ai grandi en Belgique. Depuis le début, je vis dans deux mondes. Mais dans les faits, il y en a plus car j’ai beaucoup voyagé depuis. Je pense que cela m’a donné le goût des langues. J’ai appris très vite l’anglais, l’allemand… C’est sans doute cela aussi qui a éveillé très tôt, chez moi, la curiosité et déplacé mon regard, ailleurs. J’ai toujours éprouvé la nécessité de multiplier les points de vue.

Serge Rangoni, quelle est votre langue ?

S.R. : Ma langue maternelle, c’est le français. C’est probablement pour cette raison que la question de la langue est, pour moi, importante, voire sensible et que j’ai eu envie d’aller ailleurs. Lorsque j’ai commencé à faire du théâtre avec le collectif théâtral l’Ymagier singulier fondé par le metteur en scène Thierry Salmon, c’était pour partir à l’étranger. J’avais le sentiment que si je restais en Belgique, j’allais étouffer et mourir. La Belgique a des qualités formidables mais les milieux sont extrêmement étroits, y compris culturels et artistiques. Lorsqu’on voit ce qu’il s’est passé aux Magrittes du cinéma le 6 février dernier parce que les prix des Meilleur acteur et Meilleure actrice ont été remportés par des artistes flamands, on en prend la juste mesure. Les jalousies sont parfois exacerbées et le ressentiment, souvent très stérile. Il est nécessaire d’aller au delà les frontières.

Je suis issu d’une famille italo-belge, Ma mère est belge et mon père était italien. J’ai de la famille en Italie. J’y allais de temps en temps, je parlais donc un peu l’italien mais nous parlions en français à la maison. Curieusement j’ai commencé à parler l’italien en intégrant L’Ymagier singulier parce qu’il y avait des italiens. Nous avons travaillé pendant un an et demi sur le projet Fastes/Foules d’après Les Rougon-Macquart d’Émile Zola. On parlait beaucoup en italien. Je comprenais la langue mais je n’arrivais pas à la parler. Ce n’est qu’après, à la fin du projet que j’ai parlé en italien. Aujourd’hui, je parle couramment cette langue.

Je suis très sensible à ces questions-là. Chaque année, je reprends des cours d’anglais et de néerlandais. Et j’adore voir des pièces de théâtre dans une autre langue parce que je vois mieux les corps et ce qui se joue entre les personnages. À mon sens, la langue française est la langue qui convoque la rationalité. C’est une langue très logique.

Tatjana Pessoa et Serge Rangoni
Tatjana Pessoa et Serge Rangoni © Fabienne Cresens

Tatjana Pessoa, vous et Gabriel Da Costa, allez présenter la pièce de théâtre jeune public Lucien le 4 mars au Théâtre de Liège. À travers le théâtre d’objet et l’acrobatie, il est question d’immigration, des origines et de la transmission. La langue, c’est celle qu’on hérite et celle qu’on transmet. Quelle est la langue de Lucien ? Et quelle est la vôtre ?

T.P. : Lucien est un jeune adulte issu d’une famille portugaise. Il est né en Belgique. Gabriel Da Costa et moi, sommes issus de l’immigration portugaise, aussi. Gabriel Da Costa par ses deux parents et moi, par ma mère. Dans Lucien, nous avons voulu nous confronter à notre histoire, à nos origines. Aujourd’hui, ma langue est une "plurilangue ". Je ne veux pas choisir. Je veux pouvoir librement aller d’une langue à l’autre et y puiser toutes leurs richesses et singularités.

S.R. : Dans le travail, parlez-vous en français ou en portugais ?

T.P. : Nous parlons principalement en français. Alors qu’avec Ana Banha, ma partenaire à la dramaturgie sur la pièce Whatsafterbabel, nous parlons librement dans toutes les langues. Et c’est toute la richesse de notre collaboration. C’est quelque chose que j’apprécie de plus en en plus. Car nous n’exprimons pas les mêmes choses dans telle ou telle langue. User d’une langue est une expérience très intime. Pour moi, le portugais est la langue familiale. C’est la langue dans laquelle, je suis le plus à l’aise pour convoquer les origines et les sensations, à la fois positives et négatives. À mon sens, elle est plus nuancée que la langue française qui est plus précise. C’est dans la langue allemande que j’ai abordé le théâtre. Par conséquent, lorsque j’évoque certaines expériences théâtrales dans une autre langue que l’allemand, j’ai l’impression étrange de traduire. L’anglais est la langue de la fiction, de la créativité, de l’imaginaire. Je suis imprégnée par les séries et les films en anglais.

S.R. : Tatjana Pessoa et Gabriel Da Costa ont présenté Lucien aux Rencontres Théâtre Jeune Public de Huy en 2014. C’était encore fragile mais j’y ai vu des éléments très intéressants. Pour moi, il était important de présenter Lucien au Théâtre de Liège. J’estime qu’avoir cette attitude-là fait partie de notre travail de soutien et d’accompagnement. Après sur les langues, à la lumière de ce que dit Tatjana Pessoa, je trouve que les émotions soulevées par l’usage d’une ou plusieurs langues, sont très intéressantes. Pour moi, parler en italien, c’est extrêmement émotif. Peut-être parce que j’arrive à un certain âge…que je pense à mon père.

Je pense à un souvenir fondateur. À l’âge de quatorze ans, je suis allé en vacances chez mon oncle en Italie. Le souvenir est encore très précis. À mon retour, je me vois encore sonner à la porte de la maison et mon père, ouvrir. Moi, très fier, je commence à lui parler en italien mais je fais une faute. Mon père était adorable mais très sévère. Il m’a immédiatement repris en disant en substance : "Mais non, ce n’est pas comme ça qu’on dit. On dit comme ça !" Et je me souviens lui avoir répondu : " plus jamais, je ne parlerai en italien avec toi " Lorsque je vais en Italie, c’est toujours une émotion très forte.

J’entretiens une relation particulière avec le portugais, aussi. C’est une autre émotion, elle correspond à une autre période de ma vie. Je me suis beaucoup rendu au Brésil. J’ai eu un compagnon brésilien. J’ai adopté mon fils qui est originaire du Brésil. J’adore aller au Portugal. La plupart des portugais trouvent que j’ai un accent brésilien lorsque je parle en portugais. Tout le monde me prend pour un brésilien. C’est très jouissif.

T.P. : C’est toute la richesse d’une langue. Elle offre la possibilité d’être quelqu’un d’autre. J’observe cela chez les jeunes lorsqu’ils se mettent à parler en anglais. C’est la langue de la fiction.

Tatjana Pessoa, dans votre prochaine création Whatsafterbabel, vous réunissez des comédiens belge, italien, français, autrichien, suédois et suisse. Peut-on dévoiler l’essence de l’autre et du monde à l’aide de la langue ? Vous avez lu notamment À la recherche de la langue parfaite d’Umberto Eco. Le multilinguisme est-il, pour vous, la langue parfaite, voire la possibilité de retrouver la langue adamique (la langue originelle, celle d’Adam et Éve) ?

T.P. : La langue est un des outils pour dévoiler l’essence de l’autre et du monde. Et le défi de Whatsafterbabel est d’utiliser le plus d’outils possibles. J’ai choisi des acteurs très différents qui ont un rapport à la scène très différent, aussi. Par exemple, Audrey Lucie Riesen utilise plus le langage de la performance, elle est très physique. Tandis que Vanja Maria Godée a un rapport plus analytique à la scène. Tous ont des particularités très fortes et c’est sur elles que je travaille. J’utilise la langue et ce que les acteurs sont pour aborder la question de l’altérité. Je parle du monde à travers le paysage qu’ils forment.

Je n’ai pas envie de retrouver la langue adamique. Je pense que la question des origines est très dangereuse. C’est pour cette raison que je défends l’idée d’une "plurilangue ". Le fait d’accepter de baigner non pas dans une seule langue mais dans plusieurs, est une manière de vivre dans une société "multiple" et "pacifiée". Cela nous permet de nous placer à divers endroits et de provoquer davantage la rencontre. La langue est mobile, elle ne peut pas être parfaite.

S.R. : La découverte de soi passe par la langue, c’est ce que la psychanalyse nous apprend. La langue nous permet d’aller à la rencontre de notre intériorité. Lorsqu’on fait une analyse, on est souvent surpris par les formulations qu’on fait à propos et sur soi. Formuler éclaire. Les Belges francophones ont une langue : le français. C’est à la fois une force et une fragilité. Le français n’est pas tout à fait leur langue. C’est celle de leurs voisins, c’est celle de la France. Les Belges francophones ne sont jamais certains de bien en user. Il est très compliqué pour un Français de comprendre leur trouble.

T.P. : Cela me fait penser au travail de médiation que nous avons mené avec Isabelle Collard en charge du développement des publics au Théâtre de Liège autour du spectacle Lucien. Ce qui nous intéressait, c’était d’interroger les enfants sur leur rapport à la langue. Quelle langue parlaient-ils à la maison ? Beaucoup ont levé le doigt et dit avec fierté : " moi, je parle telle langue ", etc. Il est utile de comprendre combien sa langue (propre) est une richesse et combien le multilinguisme l’est tout autant ! Ma mère s’est beaucoup battue pour que je puisse parler à la fois le français et le portugais à l’école. Alors que tout le monde lui disait que c’était prendre le risque que je ne maîtrise pas parfaitement le français. Aujourd’hui, c’est peut-être moins le cas à l’école. Et c’est tant mieux !

S.R. : Au regard de l’élargissement de nombreuses frontières, se développe de plus en plus une forme de complexité qui engendre diverses peurs. Mais dans le même temps, de plus en plus de personnes parlent plusieurs langues. Ce qui leur permet d’accepter davantage la complexité, en se l’appropriant et de ressentir même une forme de plaisir. Si on peut apprendre le plaisir de la complexité, c’est pas mal. Et si la langue peut être l’endroit où on peut l’éprouver, c’est encore mieux. Il faut admettre que nous ne sommes pas "bons" à cet endroit-là, à l’école comme au théâtre d’ailleurs. Il faudrait dire aux enfants : "l’apprentissage des langues est difficile. Mais c’est aussi, très chouette !" Et pareil pour le théâtre !

T.P. : Je suis d’accord avec vous ! J’aimerais revenir à la notion de transfert que vous avez évoqué. Dans Whatsafterbabel, je me pose de nombreuses questions : faut-il tout traduire ? Faut-il tout comprendre dans le moindre détail ? Ou bien faut-il juste dessiner des routes praticables susceptibles d’attiser la curiosité et susciter le désir de connaître ? J’ai le sentiment que la langue peut permettre cela.

S.R. : Il est intéressant d’observer combien ces questions-là travaillent la création et les artistes. De plus en plus d’acteurs parlent plusieurs langues sur le plateau. Il y a quatre ans, j’ai proposé à Ivo Van Hove de mettre en scène une pièce en français. Il avait refusé, il ne se sentait pas prêt. Depuis, il l’a plus ou moins fait au travers une transposition en anglais et en français. Et en juillet prochain, il va créer un spectacle en français qui ouvrira le Festival d’Avignon.

Lorsque vous rêvez, dans quelle langue rêvez-vous ?

T.P. : Dans différentes langues, cela dépend du pays où je suis. Je rêve en anglais, je rêve en portugais… oui !

S.R. : Moi aussi. Si je suis en Italie, je rêve en italien…

 

Entretien réalisé par Sylvia Botella, le 13 février 2016.

 

Lucien du Collectif Novae, de et mis en scène par Tatjana Pessoa avec Gabriel Da Costa et Sophie Mallard, le 4 mars 2016 au Théâtre de Liège.

 

Whatsafterbabel mis en scène par Tatjana Pessoa, du 21 au 25 février 2017 au Théâtre de Liège.

 

Arance Avoid Shooting Blacks de Pietro Marullo du 2 février au 5 mars 2016 au Théâtre Varia à Bruxelles.

 

Money ! de Françoise Bloch, les 5 et 6 mars, et du 12 au 17 avril 2016 au Théâtre National à Bruxelles.

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