Chroniques

Squid Game, le massacre démocratique

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Par Bertrand Henne

Le phénomène Squid Game déboule sur la planète entière. Il y a un contenu très fortement politique dans cette série. C’est sans doute un des facteurs de son succès.

Battle Royale

On rappelle quand même le pitch. Le principe est simple, éculé, des joueurs participent à un jeu. Mais, en vrai, ils meurent jusqu'a ce qu'il n’en reste plus qu’un.

C’est le principe du très célèbre jeu Fortnite, du film Hunger Game, du film Batte Royale qui a donné son nom à un genre. C’est encore le principe de Running Man avec Arnold Schwarzenegger ou le Prix du danger d’Yves Boisset. Ces films avaient eux aussi un contenu politique. La course effrénée pour la survie dans nos sociétés capitalistes, le culte de l’argent, et surtout le pouvoir de la télévision. C’est le coeur de Running Man. C’est aussi la course au spectacle et le rôle que le divertissement dans une société totalitaire dans Hunger Games. Tout ces films dénoncent le vieux principe “du pain et des jeux” et la société du spectacle.

Dans Squid Games, pourtant il n’est pas tellement question d’un spectacle. Ce n’est pas un jeu télévisé. Le principe "du pain et des jeux" est totalement absent. D’où cette impression de perversité et donc de malaise.

Démocratie ?

Mais le malaise s’explique aussi par le sujet de Squid Game. Ce qui est questionné c’est la démocratie. Les joueurs sont d’abord recrutés en fonction de leur profil de surendetté. Ils participent librement pour gagner de l’argent, ils signent un contrat. A ce moment ils ignorent tout de la cruauté du jeu ce qui veut dire que leur consentement n’est pas éclairé. Après le premier massacre, plusieurs participants se révoltent. La règle du jeu prévoit qu’on puisse voter et arrêter le jeu si une majorité le souhaite. C’est ce qui se passe lors du deuxième épisode. Squid games est la métaphore d’une démocratie. Les joueurs débattent, échangent et votent.

Peu importe ici le résultat du vote. Remarquons que la série plonge au fondement de la théorie politique moderne. Dans le Léviathan, Thomas Hobbes imagine un état de nature où l’homme est un loup pour l’homme. Face à cette insécurité, l’homme accepte un contrat social qui donne du pouvoir à l’Etat mais aussi naissance aux libertés civiques. Ce principe dit "contractualiste" sera développé surtout par John Locke et Rousseau donnant naissance à la théorie démocratique moderne.

On peut postuler que les joueurs de Squid Game, surendettés, vivent dans une sorte d’"état de nature". On leur propose un "contrat social" qui leur permet d’en sortir. Le jeu leur donne une "égalité des chances" en organisant une compétition régulée. Il leur ouvre aussi un "droit collectif", celui de remettre en question le contrat social. Or, cette démocratie aboutit à une autre forme de compétition, ou l’homme est tout autant un loup pour l’homme que dans l’état de Nature.

Dictature ?

Mais la démocratie de Squid Game est-elle vraiment une démocratie ? On pourrait objecter que c’est une démocratie très, très altérée. Les participants au pied du mur, coupés du monde, entouré d’hommes en armes. De nombreux philosophes diront que les joueurs ne sont pas vraiment libres, que leur choix n’est pas consenti. On est loin de la "situation idéale de parole" théorisée par Jurgen Habermas comme une des conditions de la démocratie.

Mais d’autres philosophes objectent que la démocratie s’est construite sur un idéal formel et qu’il est très compliqué de dire ce qu’est un choix consenti, libre. Beaucoup d’électeurs votent avec leur facture de gaz devenue trop chère, avec la peur de perdre leur emploi, avec l’inflation. Beaucoup d'électeurs sont au pied du mur et pourraient renier leurs droits civiques pour terminer leur fins de mois. De même, des électeurs plus riches pourraient faire la même chose par peur du déclassement. Bref, les électeurs peuvent renier la démocratie pour choisir un régime politique autoritaire.

 C’est ce qui s’est passé à Weimar en 33. Les conditions de l’arrivée d’Hitler au pouvoir ont été beaucoup étudiées. Et font converger beaucoup de penseurs de la démocratie aujourd’hui vers un point. La démocratie, qui est ensemble de libertés formelles, ne peut se construire sans liberté réelle. C’est-à-dire qu’une démocratie doit intervenir sur les conditions matérielles dans lesquelles nous construisons nos libertés. C’était le grand moteur de l’après-guerre pour une politique de plein emploi et de redistribution de la richesse créée. 

Le message de Squid Game pourrait donc être celui-ci : si nos démocraties restent centrées sur l’idée de la compétition entre les humains plutôt que sur l’idée d’égalité, il est bien possible qu’elles se consument et qu’elles conduisent à la destruction de l’humanité. Le projet émancipateur de la démocratie peut rapidement se retourner contre lui même et se transformer en projet destructeur. Destructeur du vivant, des relations sociales et de l’Humain lui-même. 

 

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