Les Grenades

Sophie d’Aubreby : "Le nombre de livres qui offrent aux femmes un rôle intéressant est anecdotique"

© Norisuke Yoshioka

Par Une chronique d'Audrey Vanbrabant pour Les Grenades

Audrey Vanbrabant est journaliste indépendante depuis quatre ans et fervente lectrice depuis toujours. Du plus loin qu’elle s’en souvienne, ce sont principalement des hommes qui ont constitué ses bibliothèques, les autrices étant souvent absentes des programmes scolaires et des remises de prix prestigieux. Il y a quelques mois, elle a constaté qu’elle ne lisait pratiquement plus que des femmes. Tous les mois, elle propose de découvrir une autrice belge et sa dernière œuvre. Bonne lecture !

Quand vous êtes-vous affranchi·e pour la dernière fois ? Vous savez, ce moment jouissif où l’on décide de faire un pas de côté. D’opter pour la piste aventureuse, la deuxième option, le chemin pentu ? Quand ? Faire le choix de refuser l’itinéraire prédéfini n’est pas une mince affaire.

Encore moins lorsqu’on est une femme au début du 20e siècle. Pourtant, la protagoniste de S’en aller, Carmen, ose. Et plutôt quatre fois qu’une. En devenant marin d’abord, puis en plaquant tout pour prendre des cours de danse à Java avec son éternelle amie, Hélène. Ensuite, en entrant dans la résistance et, enfin, en choisissant de terminer sa vie comme elle l’entend, en léguant ce qu’elle souhaite à qui elle le souhaite. Quatre instants d’indépendance et de liberté dans la vie d’une femme commune à la trajectoire singulière. "Je ne voulais pas faire de Carmen une héroïne", souligne Sophie d’Aubreby, autrice de ce premier roman. "C’était très clair que mon personnage principal devait être une femme. Pour une raison qui n’est pas originale : il n’y en a pas suffisamment en littérature. Mais je ne voulais pas lui faire vivre une émancipation spectaculaire, j’avais l’envie d’entrer dans chaque acte minuscule qui permet l’affranchissement."

S’en aller est l’un des bijoux de cette rentrée littéraire belge. Voilà déjà près de trois ans que ce projet de livre est né de l’imagination de son autrice. Documentation appuyée – qui se sent dans son écriture intelligente et riche – envoi à une maison d’édition, relectures, doutes (merci le syndrome de l’imposture) : tant de phases et de travail pour arriver à un résultat très convaincant. Sophie d’Aubreby raconte, avec finesse et réflexion, la trajectoire de cette femme que nous avons tous·tes croisée.


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Un roman féministe qui ne dit pas son nom

Parmi les nombreuses forces de ce premier livre, on note surtout la preuve qu’un roman peut être éminemment féministe sans pour autant que ce combat en soit le sujet. Il y a dans la façon de conter de l’autrice bruxelloise une déconstruction folle et le rappel que les personnages féminins intelligents sont encore peu nombreux en littérature. Mieux, ce féminisme se veut diffus. L’autrice ne tente jamais de prouver ce pour quoi elle milite. Pas de gros sabots, pas de couches inutiles pour s’assurer que les lecteurs et lectrices l’ont bien perçu. Tout n’est que filigrane.

Et puis, il y a cette période de notre Histoire dont on pense tout connaître parce qu’on sait les deux guerres. Mais que connait-on d’autre de ce siècle pourtant riche ? "L’entre-deux-guerres est une période tellement plus libre que la nôtre. C’est celle de l’émergence des mouvements syndicalistes, de grandes avancées majeures pour les femmes et les filles comme l’accès à l’éducation. Et puis il y a mai 68, la fin des années 70 où le viol devient un crime (suite à l’affaire Tonglet-Castellano et grâce à l’avocate Gisèle Halimi)."

S’en aller s’ouvre sur un bateau en pleine mer du Nord il y a cent ans. Pourtant, toutes les actions et réflexions de la protagoniste principale font écho aux luttes d’aujourd’hui. Sophie d’Aubreby se promène avec agilité dans ce 20e siècle qui l’a vu naître, mais qu’elle admet ne connaître que très peu. Les ellipses sont rodées, le voyage du nord de la Belgique à l’Indonésie est malin. Rencontre avec l’autrice qui nous rappelle qu’il n’y a pas plus belle évasion que les minuscules désobéissances.

Gisèle Halimi, avocate d’Anne Tonglet et Araceli Castellano.
Gisèle Halimi, avocate d’Anne Tonglet et Araceli Castellano. © Tous droits réservés
S'en aller, premier roman de Sophie d'Aubreby

Quand et comment avez-vous commencé à écrire ?

"J’écris pour moi depuis que je suis petite. J’ai ensuite écrit beaucoup pour la pub, mais cette envie de roman est là depuis longtemps. Sauf que je n’osais pas, je ne m’en sentais pas le droit. Jusqu’en 2018 où cette histoire est née dans ma tête et n’en est jamais sortie. Alors j’ai commencé à faire des recherches puis je suis partie pour écrire, à plusieurs moments. Début 2020, j’ai envoyé mon manuscrit aux éditions Inculte, on a retravaillé quelques parties et fin octobre, mon éditeur m’a proposé de publier S’en aller lors de la prochaine rentrée littéraire. En septembre de cette année donc."

Comment dealez-vous entre l’envie d’écrire et un certain syndrome de l’imposture ?

"J’ai l’impression qu’on ne s’en défait jamais vraiment, mais qu’il faut trouver un degré de doute raisonnable. Sans se laisser paralyser, ce qui a pourtant été mon cas pendant longtemps. Être publiée, ça me rassure au niveau de mes fondations. Reste que le doute peut être riche, il me permet d’être exigeante, d’aller plus loin que ce qui vient naturellement. Mon ambition est de parvenir à un degré juste."

Je suis lucide : je suis une femme cisgenre blanche et hétéro, inévitablement il y a des angles morts dans mon point de vue

Le manque de personnages féminins réalistes et construits loin des clichés est criant en littérature. Au moment de la rédaction, comment faites-vous pour vous affranchir des stéréotypes de genres ?

"Je pense que nous sommes inévitablement traversé·es par ces clichés. Peu importe l’endroit où l’on se situe sur la matrice du genre. On est imprégné·es par une culture qui véhicule des stéréotypes limitants et limités. J’ai l’impression d’y avoir accordé énormément d’attention et d’importance, mais je n’échappe pas à tout. Je suis lucide : je suis une femme cisgenre blanche et hétéro, inévitablement il y a des angles morts dans mon point de vue. En imaginant Carmen, je n’ai pas essayé de cocher toutes les cases, ce serait trop difficile en fiction. Et puis, pour être crédible, un personnage a besoin de ses failles et de ses contradictions. Mais je suis traversée par mon époque et mes convictions personnelles, ça m’a permis d’éviter quelques écueils."

Considérez-vous ce livre comme un acte militant ?

"Tout dépend d’où on se situe sur l’échelle du militantisme. Je pense qu’il y a des actes bien plus militants qu’écrire un roman avec une protagoniste. Reste que, statistiquement, le nombre de livres qui offrent aux femmes un rôle intéressant est anecdotique. Ma démarche n’est pas neutre. J’avais la volonté de faire vivre cette histoire, ces évènements. Il y a des enjeux qui sont toujours les mêmes aujourd’hui. Par exemple, la pêche et la marine sont des milieux toujours ultra-masculins et blancs. Je n’ai rien inventé. Je ne voulais pas faire la démonstration d’un roman déconstruit. Je crois que la déconstruction, c’est simplement la nuance. Sortir du schéma simplifié à outrance.

J’ai pris de la distance sur mon propre travail en lisant l’autrice Sarah Schuman et son roman Maggie Terry. Ce bouquin est habile et jubilatoire, car elle déconstruit tout sans que ça ne frappe jamais les lecteurs et lectrices. Il n’y a pas de hiérarchie dans les démarches militantes, mais je trouve qu’il y a quelque chose d’infiniment puissant dans la sienne. C’est une expérience de lecture politique."

Il y a une scène très marquante dans la première partie du livre où Carmen doit se glisser dans la peau d’un homme pour être acceptée comme membre de l’équipage du bateau. Elle raconte que, sous cette apparence, elle cesse de souffrir des injustices que connaissent quotidiennement les femmes. Ça vous a déjà traversé l’esprit ?

"Je crois que c’est un fantasme que j’ai déjà eu, oui. Imaginez : pouvoir rentrer chez soi seule le soir ou affirmer publiquement un point de vue en vous glissant dans la peau d’un homme. Je l’ai vécu, je sais pertinemment que c’est différent. Il m’est déjà arrivé de travailler en binôme avec un garçon : en fonction de qui portait une idée commune, ce n’était pas reçu de la même manière. Dans mon livre, j’adopte le prisme du corps. Je trouvais ça plus facile à exprimer de cette manière-là qu’en imaginant ce que Carmen pense. Je voulais me mettre dans la peau d’une femme qui n’a pas cette culture féministe, qui n’a pas lu Simone de Beauvoir. Si j’avais commencé à la faire penser, je n’aurais pas réussi à me départir de ma théorie féministe."


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La facilité, ça aurait été de rester à ma place avec mes idées

Ce n’est pas si simple de s’affranchir d’un itinéraire prédéfini, c’est quelque chose que vous avez déjà fait ?

"Je pense que c’est un peu comme mon syndrome de l’imposture, un work in progress. Des affranchissements minuscules, j’en ai accompli plein. L’acte d’écrire, par exemple. Il a fallu que j’ose et puis que je soumette mon travail à quelqu’un, et puis à un public. Je ne m’en rendais pas compte au début du processus, mais il y a de l’affranchissement là-dedans. La facilité, ça aurait été de rester à ma place avec mes idées."

Grand classique dans cette chronique, je vais vous demander de recommander à votre tour des autrices à ne surtout pas manquer.

"Je pourrais faire une liste kilométrique ! Maggie Nelson m’a bouleversé. Tout comme Deborah Levy et Maya Angelou. Je lis normalement très peu de littérature traduite, mais il y a de plus en plus de traductions exceptionnelles. Et puis il y a toutes les femmes citées en exergue du roman qui ne sont pas suffisamment connues pour leurs œuvres (Jocelyn Curtil, Mireille Havet, Charlotte Delbo, Anise Koltz, NDLR.)"

S’en aller de Sophie d’Aubreby aux éditions Inculte, 18.90€, 288 pages.


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