Après les attentats de Paris et de Bruxelles, Molenbeek-Saint Jean doit-elle faire le deuil de l’idée de communauté sur l’autel des communautarismes ? La culture, les arts et la danse en particulier peuvent-ils être des alternatives ? Nous avons rencontré Sonia Triki, programmatrice danse et musique à La Maison des Cultures et de la Cohésion sociale à l’occasion de MolenDance 2016, 3ème édition du Festival de danse à Molenbeek-Saint-Jean, du 20 au 28 avril 2016. En dépit des incertitudes, elle ne veut pas céder à la peur ni à la haine. Elle veut poursuivre un travail de résistance artistique et culturelle.
Sylvia Botella : Molenbeek-Saint-Jean, c’est aussi la troisième édition de MolenDance. Comment s’articulent les différentes manifestations ?
Sonia Triki : Le festival MolenDance a été créé à l’occasion de Molenbeek Métropole Culturelle 2014. Molenbeek et la danse, c’est, depuis longtemps, une grande histoire d’amour. En effet, bon nombre de studios et de compagnies de danse, reconnus internationalement, sont implantés à Molenbeek-Saint-Jean.
Après deux éditions fructueuses, la troisième édition présente des spectacles en salle et un parcours dansé. Ce dernier se déroulera le 23 avril prochain à l’occasion du Dag van Dans ("La journée de la danse"). Contrairement au parcours dansé de 2014 qui était sous le signe de la découverte des lieux de création et de diffusion de la danse, il sera plus intimiste. Il se déploiera dans le cœur historique de Molenbeek-Saint-Jean (rue Sainte Marie, rue Comte de Flandres, place communale,...) et donnera à voir les créations des compagnies de danse locales, tous genres confondus : hip-hop, contemporain, jazz, bollywood, classique, lindy-hop, etc. On pourra notamment découvrir : des workshops ; des spectacles de rue et des ateliers pour enfants ; la ballade dansée Birdwatching 4X4 de Benjamin Vandewalle dans une version participative avec les élèves de l’école Sint-Albert de Molenbeek-Saint-Jean et de l’école Sint-Joris des Marolles ; les performances contemporaines Viva de Genoten, Un bruit de Fanny Brouyaux, Crowd Control de SoloConversations Dance Collective et Tango exl ; la Battle All styles Dance Street Experience avec deux invités 2 Mad et Peeping Tom et enfin, pour la clôture le Flash mob Bruxelles avec environ quatre-vingt enfants et jeunes âgés de 8 à 13 ans sur la place communale de Molenbeek-Saint-Jean pour célébrer la diversité bruxelloise et la vie.
Et qu’est-ce qu’une telle manifestation rend possible ?
Le festival MolenDance soulève dans son sillage d’autres images de Molenbeek-Saint-Jean. Malgré les recommandations de l’organe de coordination pour l’analyse de la menace (OCAM), il est nécessaire de poursuivre notre action au travers différents dispositifs et manifestations. Il ne faut pas céder à la peur ni à la haine. Molenbeek-Saint-Jean est une commune en vie et multiculturelle, contrairement à ce que nous pouvons lire dans la plupart des journaux, internationaux et nationaux.
Il est important de montrer que la danse n’est pas un tabou à Molenbeek-Saint-Jean. Elle existe, bel et bien. Et MolenDanse et son parcours dansé en extérieur en particulier, en sont la preuve tangible. Ils permettent de sortir du cliché tel que : les musulmans n’aiment pas la danse.
En 2014, en dépit des nombreuses mises en garde, nous avons investi, entre autres, le territoire dit "sensible" Étangs noirs. Et nous avons eu raison. MolenDance y a eu beaucoup de succès. Les habitants du quartier sont venus nombreux - en famille, entre amis - découvrir les pièces de danse. Et il n’y a eu aucun incident.
Je pense que les habitants de Molenbeek-Saint-Jean sont ravis de rencontrer d’autres personnes qui viennent d’autres communes. C’est sain et salvateur. Ils en ont besoin.
L’art vivant dans l’espace public est fédérateur, il permet non seulement de mêler les publics mais d’attirer aussi ceux qui n’osent pas rentrer dans les théâtres. C’est pour cette raison que programmer le parcours dansé sur l’espace urbain est crucial. Au regard du contexte actuel, difficile, l’enjeu est de taille mais il doit être notre horizon.
Au lendemain des attentats, quel est l’état d’esprit de Molenbeek- Saint-Jean ?
Je vous répondrai en mon nom propre. Je souhaite de toutes mes forces mener encore le combat mais au regard de la situation, j’ai le sentiment de me heurter à des murs d’incompréhension et à la stigmatisation.
Avant les attentats de Paris et de Bruxelles, la commune de Molenbeek-Saint-Jean était montrée du doigt. Aujourd’hui, c’est pire. Molenbeek-Saint-Jean est devenue la bête noire de Bruxelles, de la Belgique et de l’Europe. Nous devons montrer aux yeux de tous que Molenbeek-Saint-Jean n’est pas seulement un repaire de terroristes, qu’elle est aussi, autre chose. Nous sommes tous sur le banc des accusés. Nous en portons le poids et la responsabilité. C’est difficile à vivre, à supporter et à surmonter. Nous avons le sentiment d’être dans une impasse avec sans cesse des rebonds en arrière.
Je ne me sens pas particulièrement menacée à Molenbeek-Saint-Jean. C’est le regard porté sur elle qui est particulièrement pénible à vivre.
On connaît l’engagement culturel et sociétal de la Maison des cultures et de la cohésion sociale de Molenbeek-Saint-Jean. Dans ce contexte, comment voyez-vous l’évolution de ses place et rôle dans la société ?
Nous devons continuer de dialoguer avec les habitants et tous ceux qui ont du mal à (re)venir à Molenbeek-Saint-Jean. Nous devons être encore plus à l’écoute de la population de Molenbeek-Saint-Jean afin de mieux prévenir les risques et toutes les formes de violences.
Après les attentats, nous avons eu de nombreuses réunions d’équipe afin de (ré)interroger notre rôle au sein de la commune. Devons-nous continuer notre travail comme avant ? Devons-nous changer notre politique de programmation ? Et programmer des œuvres dites plus accessibles, voire populaires, au risque de tomber dans l’ornière populiste ? Devons-nous revenir aux premières nécessités des personnes ? Est-ce que les arts et la culture occupent une place réelle dans la vie ?
J’entrevois un essoufflement, voire une forme de découragement à Molenbeek-Saint-Jean. Depuis les attentats, l’ambiance n’est plus la même dans la ville. On ressent une certaine lassitude par à rapport aux amalgames et à la stigmatisation.
Néanmoins, nous devons rester debout ! Et montrer combien la culture a son rôle à jouer, aujourd’hui. Car seuls, le rassemblement, la mixité et le lien humain, peuvent venir à bout du terrorisme.
Qu’est-ce que le citoyen peut attendre des arts et de la culture ?
Pour moi, l’art et la culture nous permettent de revendiquer notre liberté et de l’affirmer. L’artiste donne à voir ce qu’il crée librement. Et le spectateur est libre de pouvoir regarder la création de son choix. À mon sens, mettre fin à la liberté de création - facteur d’émancipation -, c’est précipiter la fin des fins.
Les arts de la scène nous apprennent beaucoup. Ils ouvrent l’esprit et le champ des possibles. Ils rendent possible le bien vivre ensemble. C’est pourquoi, il est important de rendre les arts et la culture accessibles aux enfants. Ils forment les citoyens de demain.
On ne peut gommer décemment l’art et la culture sans courir le risque de faire basculer un pays dans un régime totalitaire et le repli identitaire.
Quel regard portez-vous sur l’avenir de Molenbeek-Saint-Jean ?
J’espère qu’il y aura davantage d’initiatives, culturelles et sportives, à Molenbeek-Saint-Jean. J’espère que nous ne baisserons pas les bras et que nous mènerons ensemble le combat, main dans la main. J’espère qu’avec le temps, la minorité qu’on voit aujourd’hui comme la majorité, disparaîtra.
Bien évidemment, une volonté politique sera nécessaire. J’espère que les politiques feront un pas de côté et prendront conscience de l’importance de (re)mettre la culture au cœur de leurs programmes et actions. Car c’est un des chemins à suivre pour retisser du lien humain et faire à nouveau communauté.
Entretien réalisé par Sylvia Botella le 20 avril à Bruxelles
MolenDance, 3ème édition du festival de danse à Molenbeek-Saint-Jean, par la Commune de Molenbeek-Saint-Jean et La Maison des Cultures et de la Cohésion sociale, du 20 au 28 avril 2016.