Les Grenades

Soledad Kalza et Sina Kienou, un duo qui rassemble

© Martin Demay

Par Camille Wernaers pour Les Grenades

C’est en faisant dialoguer leurs guitares et leurs paroles engagées que le duo formé par Soledad Kalza et Sina Kienou nous emmène sur des chemins encore trop peu empruntés.

Les deux musicien·nes puisent dans leurs racines respectives, ancrées dans des traditions musicales fortes comme la musique tzigane et le jazz pour Soledad Kalza et la musique mandingue, le rock et l’improvisation pour Sina Kienou. Les Grenades ont tendu l’oreille, sous les arbres du parc Josaphat, à Schaerbeek.

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La musique est une langue

Tout commence lors du festival Salon Musique, en 2019, au Burkina Faso. "On me proposait de jouer en solo mais je ne me sentais pas prête de jouer seule avec la guitare", se souvient Soledad Kalza, de son vrai nom Julie Jaroszewski. "Le directeur du festival, Patrick Kabré, m’a dit : ‘J’ai l’homme qu’il te faut’."

La chanteuse part dans un fou rire. Parce que leur duo n'est pas seulement musical, Soledad Kalza et Sina Kienou sont aujourd’hui également un couple amoureux. "Sina m’a dit qu’on allait devoir beaucoup travailler. On a fait des concerts dans le cadre de ce festival, je devais rester un mois, j’ai tellement prolongé que je suis restée quatre mois. On a finalement joué partout au Burkina et ça prenait, on voyait bien les réactions du public ! Les gens nous ont unis."

Sina Kienou poursuit : "À chaque concert, il y avait soit des larmes, soit des grands sourires. On touchait les gens avec notre musique. C’était magique. Nous, on n’a pas décidé de former un groupe. C’est la musique et le public qui a décidé pour nous."

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Dans leurs morceaux, ce sont des guitares qui accompagnent la voix de Soledad Kalza. Elle souligne : "La guitare, c’est quelque chose que j’ai commencé tard, à 33 ans. Je voulais m’accompagner et être autonome. En tant que musicienne, en tant que femme, je ne voulais plus dépendre de musiciens pour porter mon chant. Sina, lui, est un vrai guitariste."

Pour lui, la musique est une langue. "Si tu parles anglais, tu pourras te faire comprendre des anglophones. Avec la musique, je peux toucher plus de monde, surtout avec la musique mandingue qui depuis toujours rassemble."

Dans les histoires des griots

Les communautés mandingues se trouvent au Mandé, une région située en Afrique de l’Ouest qui comprend notamment la Guinée, le Mali, le Sénégal, le Burkina Faso. Le Mandé remonte au 13ème siècle, il a été fondé par Soundiata Keïta dont on connaît l’histoire grâce aux épopées racontées en chansons par les griots depuis des siècles. Les griots, que l’on appelle aussi bardes, sont les personnes dépositaires des récits historiques en Afrique de l’Ouest, qu’ils transmettent oralement au travers de la musique.

"Mandé signifie monde, souligne Soledad Kalza. La charte du Mandé de Soundiata Keïta abolit l’esclavage au 13ème siècle. Elle s’est aussi transmise oralement." Sina est d’ailleurs l’un de ces griots. Il est le petit-fils du chef des griots du Burkina Faso, Baba Abdoulaye Kienou. "Mon rôle est de m’assurer de la transmission de cette histoire et de cette culture. Chez moi, la musique existe depuis des générations. C’est un héritage. Nous sommes des gardiens. Beaucoup de griots sont aussi des instituteurs. On t’enseigne d’abord les routes que tes parents ont suivies. Tout le monde doit connaître l’histoire de son pays", explique-t-il.

Nous, on n’a pas décidé de former un groupe. C’est la musique et le public qui a décidé pour nous

Si la musique est une langue universelle, Soledad Kalza chante, elle, en différentes langues : "Un jour, je me suis réveillée et j’ai découvert que je chantais en sept langues, mais ce n’est pas un concours (rires). J’amène dans nos morceaux mes accroches et mes bouts de vie. Pour l’espagnol, j’ai vécu en Andalousie, je suis beaucoup allée en Amérique latine, j’ai ramené des chants de cette partie du monde, du Venezuela par exemple. C’est une langue à laquelle je suis connectée. Le dioula, qui est la langue de Sina, c’est une langue que j’aime et que j’étudie au quotidien. Je trouve ça tellement normal qu’une blanche fasse l’effort d’aller vers cette langue. Quand on voit la réaction des gens là-bas, c’est disproportionné. Ça les bouleverse que je la chante. En plus, cette langue est vraiment faite pour ça. Je chante aussi en rromanès parce que j’ai travaillé avec des Tziganes, moi-même j’aurais ces origines, je suis en train de faire un chemin vers cet héritage duquel j’aurais été coupée. Je chante aussi en anglais et en français sur notre album."

Pour la composition des morceaux, "elle amène les paroles et moi je glisse mon mandingue dessus, je compose la musique en mélangeant les influences", précise encore Sina Kienou.

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Musiques des mondes

Et les surprises ne sont jamais loin. "C’est génial parce que Sina reconnaît des rythmiques africaines dans les chants que je ramène du Venezuela. La tonada vénézuélienne a un équivalent au Burkina Faso, ce sont des chants connectés aux plaines et aux chevaux dans les deux cas", observe Soldad Kalza.

Chez moi, la musique existe depuis des générations. C’est un héritage. Nous sommes des gardiens

Elle continue : "Quand j’ai rencontré Sina, j’avais passé beaucoup de temps avec les gitans et j’étais à la recherche des racines africaines du flamenco. Il y a toute une partie du flamenco et de l’Espagne qui a été blanchi. Sina écoutait du flamenco depuis tout petit sur des cassettes et se dit depuis longtemps que le flamenco est de la musique mandingue ! On a écouté de la musique tzigane ensemble et il reconnaît des langages peuls dedans. Les Tziganes ont de grands tissus avec des fleurs, les peuples peuls ont exactement les mêmes. On a raconté l’histoire des Tziganes et des gitans par le nord, on connaît leur route vers les Balkans et puis, on s’est arrêtés à l’Égypte. On ne connaît pas les routes du sud. Les gens ne sont pas uniquement destinés à monter au nord ! Il y en a qui vont au sud. On veut reconstituer cette route et faire connaître leurs points de rencontres. On est dans l’idée que les peuples vont se rencontrer. Ils se sont déjà rencontrés en fait ! Et ils ont produit de la musique ensemble, ils ont une culture commune."

Sina Kienou trace une carte sur la table, devant nous : "Sur une carte du continent africain, dessinée au 14ème siècle, on trouve la Pologne !"

"Lors de notre rencontre, nos quêtes, chacune de leur côté, ont pris un sens commun. Ça nous tient fort à cœur aujourd’hui. On veut raconter l’histoire des peuples qui a été fragmentée. On nous a effacé des musiques entières. Nous sommes hyper impatients d’avoir la liberté de circulation pour pouvoir aller dans les Caraïbes et qu’ils puissent accueillir un griot. On va pouvoir ouvrir tout un champ de travail sur l’histoire des peuples et leur lien à la musique", raconte la chanteuse.

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Amoureux, vos papiers !

Le couple ne peut pas voyager en ce moment. Sina Kienou, qui est burkinabé, peut rester en Belgique mais il ne peut pas quitter le pays. "Parce que nous sommes dans une procédure de mariage, nous nous marions en juillet ! Une fois marié, il n’aura toujours pas le droit de voyager. Nous devrons opérer un regroupement familial et je vais devoir prouver que je gagne plus de 1770 euros par mois (un quotidien décrit dans cet article également, ndlr)… C’est un montant absolument énorme pour une artiste en Belgique aujourd’hui. C’est injuste. On lui propose des tournées à l’étranger, mais nous sommes bloqués. Je pense aussi que c’est raciste parce que moi je peux aller et venir au Burkina Faso. Je serai burkinabée le lendemain de notre mariage. Je peux déposer ma demande de nationalité et je vais l’avoir sans problème. Ce que je vais faire car c’est un grand honneur. Quelle différence de traitement ! Avec le montant de salaire qui m’est demandé, il y a aussi une composante de classe sociale qui me semble obscène : les riches ont le droit de se marier à des étrangers, pas les pauvres ? Cela repose sur quoi ?", questionne Soledad Kalza.

"Nous sommes prêts à nous battre, encore, après nous être battus depuis des mois déjà, avoir dû répondre à des enquêtes, des interrogatoires séparés et accueillir la police chez nous avec tout le stress que cela suppose. Nous sommes soumis à des intrusions dans notre vie privée. Quel autre couple doit répondre à la question de la vérité de leurs sentiments ? Même sur le plan philosophique, c’est hallucinant", s'insurge-t-elle.

Le duo de musicien·nes a reçu le soutien du collectif "Amoureux, vos papiers !", né en 2015 du constat que les couples dans lesquels l’un·e des conjoint·e n’a pas de papiers sont "presque toujours soupçonnés de fraude dès qu’ils décident d’officialiser leur relation".

"L’État multiplie les ressources au service de la chasse aux 'mariages blancs', aux 'mariages gris', et désormais aussi aux 'bébés-papiers'. Un arsenal répressif qui rend la vie de centaines de couples un enfer : ils font face à un véritable parcours du combattant pour faire reconnaître leur droit à s’aimer et vivre ensemble", explique le collectif qui continue : "Les couples se voient soumis à différentes enquêtes visant à tester l’'authenticité' de leur amour. En pratique, ces enquêtes sont effectuées à la commune et par la police. Certaines peuvent représenter une intrusion traumatisante dans la vie de couple des personnes. À ces contrôles s’ajoutent des échanges d’informations entre le Parquet, les officiers d’état civil et la police, qui réduisent à néant la notion de vie privée et de confidentialité des données."

Dans les yeux de Sina Kienou, c’est l’étonnement qui prime. "Dans mon pays, on ne connaît pas ça. J’ai vu la manière dont l’enquête a eu lieu et le temps que nous avons dû attendre… quand deux êtres décident de s’unir, ils ne devraient pas avoir à se justifier. Même si l’un vient d’Afrique et l’autre d’Europe", détaille-t-il.

Soledad Kalza lance : "Je me souviens aussi qu’à un moment Sina a commencé à me demander qui était Mawda, qui était Semira. Il a découvert la violence qui existait ici. Je pense que ça a été un choc pour lui, il s’est senti pris au piège." Sina Kienou reprend en effet : "Que va-t-il se passer ? Pour moi, c’est un droit normal de décider de suivre quelqu’un quand on l’aime. Ce n’est pas ma couleur de peau qui est importante, c’est mon amour, c’est mon âme. Je n’ai jamais rêvé d’Europe. Là où ma musique m’envoie, c’est là où je vais."

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"Ce n’est pas de la musique métissée"

Un autre obstacle pour le duo de musicien·nes est résumé par Soledad Kalza : "Je ne veux pas que notre couple ou notre musique soient exotisés. Je vois tout le monde commencer à parler de musique métisse, de couple métissé… on en veut à personne d’utiliser ces références-là et ces mots-là, mais le métis est une catégorie raciale issue des plantations. On sent qu’on suscite la curiosité et qu’il y aura un grand travail à faire pour arriver à nous libérer des catégories raciales dans lesquelles on veut nous enfermer. C’est fait avec beaucoup d’inconscience, les gens ne veulent pas nous insulter. Pourquoi nous prendre par ce bout-là ? C’est pour cela qu’on parle, on veut ouvrir les imaginaires."

Pour Sina Kienou, il n’existe d’ailleurs pas de métissage en musique. "Tout vient du même univers, et les musiciens vont puiser là-dedans."

Pour moi, c’est un droit normal de décider de suivre quelqu’un quand on l’aime

Leur premier album, qui reprend les morceaux live de leur concert au Théâtre Marni en janvier dernier, commence par la chanson Sonnet to Orpheus. "Il s’agit d’un poème écrit par le poète autrichien Rainer Maria Rilke en 1922, explique Soledad Kalza. J’ai choisi de le mettre en musique parce qu’il est très difficile de mettre des mots sur ce que cela signifie de chanter. Dans ce poème, il arrive à traduire ce que je sens et ce que je recherche quand je chante. Le poème nous prévient aussi. Même si les gens t’acclament, t’applaudissent, sont émus, il ne s’agit pas de toi. Tu te mets au service de la musique. C’est un rappel. Il faut s’effacer derrière la musique pour qu’elle puisse parvenir aux autres. Il ne faut pas faire comme Orphée, il faut avancer ! Sinon tu te retournes sur toi-même..."

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Porter la voix des femmes

Un des morceaux de l’album s’intitule Mort d’une putain. Il a été composé par Grisélidis Real, une écrivaine et prostituée suisse. Soledad Kalza précise : "C’est le dernier poème qu’elle a écrit, sur son lit de mort. C’est comme un testament. Elle dit au revoir au monde et elle demande d’être dépouillée de tous ses apparats, de tous ses bijoux et de ne plus devenir qu’un diamant gorgé de terre. C’est magnifique. Je l’ai proposé à Sina, elle nous a donné du fil à retordre. En tout cas, j’ai envie de porter la voix et le chant de femmes. J’ai moins écrit sur cet album. Il y a aussi un morceau basé sur un poème d’Alfonsina Storni."

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Alfonsina Storni est une poétesse originaire d’Argentine. "Là-bas, tout le monde connaît la chanson Alfonsina y el mar, écrite par deux hommes qui racontent son suicide, d’une manière très belle. La chanson dit qu’elle a préféré le monde le marin à la vie terrestre. Comme beaucoup de chanteuses, j’ai chanté ce morceau pendant des dizaines d’années. Un jour, je me suis dit que c’était dingue que je chante la mort de cette femme. J’ai commencé à lire son travail. Et c’est superbe ce qu’elle écrit ! On a mis en musique ce poème, La caricia perdida, qui veut dire la caresse perdue, sur un rythme vénézuélien."

Je pense que c’est important d’occuper l’imaginaire et de créer des liens avec les textes et les morceaux de nos sœurs

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La chanteuse explique : "C’est important pour moi de visibiliser le travail des autres femmes parce que les choses sont en train de bouger depuis MeToo. J’ai bientôt 40 ans et j’ai assez de souvenirs que pour savoir qu’entre mes 20 et mes 35 ans, j’ai évolué en tant que chanteuse et comédienne dans des référents masculins, que ce soit au niveau des textes qu’on me proposait ou des metteurs en scène qui me dirigeaient. Il y avait un malaise chez les femmes artistes mais qui se vivait de manière isolée. Quelque chose s’est passé."

"Je pense que c’est important d’occuper l’imaginaire et de créer des liens avec les textes et les morceaux de nos sœurs. Il faut faire vivre ce qui a été invisibilisé et surtout profiter de ce moment. Les choses bougent mais peut-être pas pour longtemps ! J’ai envie que les jeunes filles qui viendront après moi se sentent plus fortes que moi. C’est déjà le cas, je rencontre plein de jeunes femmes de 25 ans, elles ont plus de force et de place, je le vis comme une victoire", conclut-elle.

Le premier album du duo Kalza et Kienou, Live au Marni 2022, sortira le 28 juin. Vous pouvez le découvrir par ici.

Une présentation du disque est organisée le même jour, le 28 juin à l’Espace Magh, au sein du festival Propulse OFF. D’autres dates sont déjà prévues : le 31 juillet au Podium1000BXL et le 2 octobre à la Tricoterie.

Raïssa et Killian, la galère des couples mixtes

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