Le genre des vins
Plus encore que les mots du vin eux-mêmes, c’est l’imaginaire narratif construit autour du vin qui le sexualise. Outil de séduction (hétérocentrée, il va sans dire), le vin par ses descriptions est censé retranscrire la dualité homme / femme et des rapports inégaux, où l’homme est un jouisseur sans entraves, et la femme passive – par le biais du vin – est livrée à ses projections les plus salaces.
Il est courant de parler de vin "putassier". On ne dénombre plus les étiquettes à connotation "gauloise" comme certains les qualifient : disons-le franchement "participant à la culture du viol et à la banalisation des violences faites aux femmes", même dans les milieux du vin réputés les plus progressistes et ouverts.
Une certaine ambiance de grivoiserie a longtemps régné dans le milieu de l’alcool en général, vin compris, favorisée par un entre-soi très masculin : les rares femmes pénétrant ces castes étaient d’ailleurs sommées de s’y plier ou de partir
Cette communication a des implications concrètes : la banalisation des comportements limites, des insultes ou agressions, légitimées par cette ambiance de "bons vivants". On peut aussi penser au caractère par défaut des professions du vin. Le vigneron, le viticulteur, les hommes du terroir : nombre de campagnes de communication ou de média utilisent encore le masculin comme générique.
Récemment, sur Arte on a pu visionner la série Des vignes et des hommes. Et les interprofessions viticoles ne sont pas en reste, on songe à cette campagne du BIVB sur le métier de vigneron. Mais la remise en question est en route, et le monde des spiritueux n’y échappe pas non plus : la "bible" du whisky de Jim Murray a récemment été épinglée par la journaliste Becky Paskin pour sa propension aux commentaires sexistes et semble bien remuer les habitudes de ce petit monde (une affaire relatée ici par Christine Lambert).
Une certaine ambiance de grivoiserie a longtemps régné dans le milieu de l’alcool en général, vin compris, favorisée par un entre-soi très masculin : les rares femmes pénétrant ces castes étaient d’ailleurs sommées de s’y plier ou de partir. La donne a changé : plus de femmes consommatrices, mais aussi journalistes, ou critiques s’élèvent contre un langage qui, in fine, est dirigé contre elles au lieu de les inclure.
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Une initiation masculine et bourgeoise
Au-delà de la mainmise des hommes sur la fabrication du vin, la première consommation de vin est encadrée par des figures souvent masculines (pères, oncles, grands-pères, etc.) lors de repas de familles. Si cela explique l’androcentrisme du langage, cela ne résout pas le problème du classisme.
Le vin a longtemps été une prérogative d’hommes blancs, plutôt aisés. Maitriser le langage du vin, ses codes nombreux demande du temps, et de l’argent. Dans les milieux bourgeois, l’éducation au vin est presque un signe de normalité, tandis qu’elle reste exceptionnelle dans des milieux moins favorisés.
Bien que ces inégalités soient moins flagrantes, démocratisation des outils d’apprentissage via internet oblige, elles persistent : le vin – et sa collection, voire sa consommation – signent une appartenance à une certaine élite (culturelle, intellectuelle, financière). Et les codes du vin, son service et son langage sont un moyen de sauvegarder ce patrimoine aux mains de classes dominantes.
Les références à des matériaux précieux (bois de santal), à des épices rares ou onéreuses (safran) ou même à des produits presqu’inconnus ailleurs (on songe aux pâtes de fruits) prive une partie de la population de ces références auxquelles ils n’ont pas facilement accès et conséquence, ils ne peuvent pas les (re)connaitre et s’en emparer.
Le vin a longtemps été une prérogative d’hommes blancs, plutôt aisés. Maitriser le langage du vin, ses codes nombreux demande du temps, et de l’argent
De même, l’apprentissage d’une somme de termes techniques, utile aux professionnels qui doivent adopter un langage commun est chronophage, demande des ressources et une disponibilité qui n’est pas à la portée de toutes et tous. Or, ces facteurs limitants n’ont que peu de raisons d’exister en dehors de certains cercles restreints.
Le goût, reflet d’une culture
Posséder un langage commun, et des termes techniques concernant vinification, élaboration ou défauts du vin n’est pas le problème : à usage des pros, le jargon permet de résoudre, prévenir ou anticiper des soucis voire accompagner une démarche viticole.
Ce qui est pointé ici, c’est le fait que ces outils de langage aient dévié de leur mission première pour envahir l’espace de la dégustation, éminemment plus subjectif. Quand vous goûtez un vin, les émotions que vous allez ressentir, les arômes que vous allez percevoir ne sont pas les mêmes que ceux que percevront d’autres personnes, même placées dans des conditions rigoureusement identiques.
En effet, le goût est aussi culturel : songeons à la répulsion pour les cuisses de grenouilles ailleurs dans le monde ou à l’appétence pour des types d’aliments qui nous révulseraient. L’expérience personnelle joue évidemment aussi un rôle dans notre construction du goût : la fréquence à laquelle nous aurons rencontré un aliment, la manière dont il aura été ou non transformé, par qui… Notre histoire intervient et change nos perceptions, les inscrivant dans un contexte à la fois d’émission – comment je reçois le message – et de réception – comment je vais choisir d’en parler.
C’est ce contexte et ces éléments qui guident notre façon d’évoquer le vin, et notre adaptation aisée ou non à des codes de communication relativement figés. Si nous sortions des normes traditionnelles du vin, il n’y aurait aucun souci à associer la banane plantain, le manioc, ou le nori à des saveurs que nous ressentons.
Or ces arômes sont absents des référentiels vins classiques : ils ne font pas partie de la culture gustative dominante du monde du vin, essentiellement blanche, masculine et aisée. C’est tout le problème : en se basant sur une palette gustative centrée sur une certaine culture, érigée comme valeur modèle, on devient excluant pour d’autres personnes, non issues de cet univers.
Un racisme sous-jacent
Le monde du vin ne reconnait comme siens que ceux qui lui ressemblent et l’ont créé : il reste dans sa très grande majorité blanc et seules quelques personnes racisées émergent dans sa partie francophone. On croise chez les vignerons ou vigneronnes très peu de personnes noires, de façon un peu plus fréquente des asiatiques (liée très probablement à une industrie du vin en pleine expansion) mais cela reste assez marginal en Europe, particulièrement en France.
Il est d’ailleurs assez frappant de constater le peu d’articles consacré à ce sujet en français, alors que dans le milieu anglophone, la littérature abonde. Car là aussi, le problème de la sous-représentativité et du racisme est présent : la majorité des producteurs de vins reste blanche, quasi l’ensemble des critiques.
Au point que la journaliste Julia Coney, après avoir écrit cette tribune plaidant pour une inclusion non seulement des femmes mais aussi des personnes racisées dans le monde du vin a créé la Black wine professionals, une liste reprenant des acteurs et actrices du vin (sommelières et sommeliers, vigneronnes et vignerons, journalistes, cavistes, …) histoire de les rendre visibles et accessibles.
En refusant d’interroger la manière dont nous en parlons, en niant l’évidente tour d’ivoire dans laquelle il est enfermé, ce n’est pas une tradition séculaire que nous protégeons, c’est un système d’exclusion que nous maintenons
Au-delà de l’aspect du vocabulaire, c’est de justice et d’égalité dont il est question ici. Citons Toni Morrison : "Le langage de l’oppression représente bien plus que la violence ; il est la violence elle-même ; il représente bien plus que les limites de la connaissance ; il limite la connaissance elle-même".
Rassurez-vous : il n’est pas question d’interdire à quiconque d’évoquer le pinot noir, ou le vin jaune : simplement de donner des clés de compréhension accessibles à toute personne désireuse d’apprendre et de se familiariser avec le monde du vin. On entend souvent l’argument que personne, avant que ces questions ne viennent à arriver au grand public, n’aurait eu l’idée de choisir un vin selon la couleur ou le sexe de la personne qui l’a fait naitre et que c’est ainsi que l’on crée des catégorisations, et donc des oppositions : c’est balayer un peu vite l’idée principale de ce texte, le monde du vin par défaut est identifié comme masculin, et blanc.
Rechercher et visibiliser les personnes racisées ou les femmes n’est pas créer des ghettos : au contraire, cela ne sert qu’à normaliser des situations injustes. En refusant d’interroger la manière dont nous en parlons, en niant l’évidente tour d’ivoire dans laquelle il est enfermé, ce n’est pas une tradition séculaire que nous protégeons, c’est un système d’exclusion que nous maintenons.
Repenser l’expression du goût
C’est un fait établi : les femmes investissent de plus en plus le monde du vin, en bouleversant à la fois son image et ses règles. On peut espérer – avec un poil de cynisme – que la révolution du langage du vin viendra du marketing.
Là où l’intérêt des consommatrices sera de plus en plus présent, les marques chercheront à plaire et donc à adopter un langage moins sexiste, forçant le reste de l’industrie à s’aligner. Là où les personnes racisées feront entendre leur voix, on aura des campagnes plus représentatives et inclusives.
Pas plus qu’il n’existe de vin féminin, il n’existe de vins de femmes. Qu’elles soient productrices, dégustatrices, professionnelles ou amatrices, leur travail ou leurs goûts ne dépendent pas de leur assignation à un genre, mais de leur chemin personnel et de leur caractère. On serait amusé de constater que tel vin décrit comme "féminin" parce que de constitution délicate est élaboré par un grand costaud ou qu’un vin décrit comme "masculin" est vinifié par deux femmes, seules aux commandes.
Pourtant, le langage tend à vouloir rendre un aspect très binaire au vin : soit masculin, soit féminin, pas d’entre-deux possible et surtout pas d’autre façon d’exprimer ce qui fait le caractère du nectar. Or la langue, particulièrement la langue française, est extrêmement riche, et permet l’usage de nuances pour peu que l’on y prête attention. Mais il faut pour cela accepter de revoir sa copie et de remettre en cause ses réflexes.
Il nous appartient non pas de perpétuer un langage qui exclut mais de réinventer une façon de communiquer commune. Recréer des univers, évoquer des sensations, utiliser la richesse de la langue à son meilleur.
On lit beaucoup que se réapproprier le langage du vin serait nécessairement l’appauvrir : or, c’est loin d’être le cas. Introduire plus de couleurs, de sensibilités, recourir aux images plutôt qu’à une liste de mots codifiés, conserver le jargon uniquement quand cela a une justification professionnelle n’est pas un pas vers l’illettrisme, c’est bien tout le contraire : c’est offrir l’accès à ce monde merveilleux du vin à toutes et tous.