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Seraing : une information judiciaire ouverte dans le dossier Cristal Park

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Par François Braibant (RTBF) , avec David Leloup et Nicolas Taiana (Le Vif)

Le dossier Cristal Park suscite l’intérêt de la justice liégeoise. Le Cristal Park, c’est le projet de reconversion du site des Cristalleries du Val Saint-Lambert. Un projet dans lequel plusieurs dizaines de millions d’euros d’argent public ont été investis depuis 2008. Un village commercial doit venir s’implanter dans les anciennes usines, des lotissements sont prévus tout autour, un permis a été demandé pour des bureaux. Il est question aussi d’activités de loisirs. Mais d’effets d’annonce en retards successifs, la réalisation se fait attendre. Le projet suscite des doutes. Une lettre de dénonciation est parvenue aux enquêteurs de la justice liégeoise qui ont décidé d’entendre la cheville ouvrière du projet : Pierre Grivegnée.

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Une information judiciaire sur le dossier Cristal Park ?

La RTBF et Le Vif ont interrogé Pierre Grivegnée. À la question : "Vous êtes au courant d’une information judiciaire sur le dossier ?" Pierre Grivegnée hésite puis répond : "… une information judiciaire sur le dossier ? Euh oui, mais euh pff…". "Vous avez été interrogé ?" – "Oui. Mais je veux dire, c’est, c’est tellement clair que… Des questions tout à fait générales et des éléments qui sont un peu les mêmes que…" "On peut lire votre audition ?Non.

C’est tout ce qu’il nous en dira. Le Parquet de Liège confirme "l’ouverture d’une information judiciaire, depuis plusieurs mois déjà". La valeur des terrains vendus par la Ville à Immoval SA, la société qui développe le projet immobilier, a-t-elle été sous-évaluée ? C’est, selon nos informations, ce que la justice cherche à savoir. Précisons que si le patron d’Immoval a été entendu comme "suspect", ce mot n’est pas synonyme de "coupable".

L’échevine Déborah Géradon entendue comme simple témoin

L’échevine sérésienne Déborah Géradon a elle aussi été interrogée, mais comme témoin. C’est elle qui a représenté la Ville de Seraing chez Immoval jusqu’à sa démission en mars de l’année dernière. Deborah Géradon avait hérité du dossier et est restée deux ans au conseil d’administration. Elle n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Pierre Grivegnée a récemment démissionné de ses fonctions au sein d’Immoval. Il estime avoir perdu sa crédibilité, mais sa démission, assure-t-il, n’est pas liée à l’information judiciaire. Il reste actionnaire (indirect et minoritaire) de la société toujours chargée de développer le Cristal Park.

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Le Cristal Park : quinze ans d’effets d’annonce

Il était une fois, à Seraing, un vieux site industriel à réaffecter. Les Cristalleries du Val Saint-Lambert ont employé des travailleurs par milliers jusque dans les années septante. Les faillites avaient succédé aux faillites. Le château était tombé en ruine. Mais l’endroit est bien situé et son nom internationalement connu. Il fallait le relever de ses cendres et y recréer de l’emploi.

Transformer le Val-Saint-Lambert en pôle touristique, il en est déjà question dans la première moitié des années nonante. Ça ne s’appelait pas encore le Cristal Park. C’était le programme FEDER Objectif 2 1994-1996. Il s’agissait d’attirer "200.000 touristes par an minimum" et de créer "plus de 200 emplois" sur les 100 ha de l'ancien site industriel des Cristalleries. Un premier bilan devait être effectué fin 1999. Plus de 25 ans après cette première mouture, le moins qu’on puisse en dire, c’est que l’objectif n’est pas atteint et que le projet patine.

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Il a tour à tour été question d’une piste de ski indoor, d’une piscine, d’un hôtel trois ou quatre étoiles de 120 chambres, d’un centre commercial de 60.000 mètres carrés dont 36.000 pour l’ameublement, d’une mini-ville pour les enfants, d’un paradis subtropical, d’un Eco-Park Adventure, d’un accrobranche, d’une centrale à énergie, d’un business park, d’un mini-Europe, d’une piste de karting, de bureaux, de maisons, d’appartements, de cafés, de restaurants, d’un jump-park, d’un espace-escalade, d’un e-gaming room, d’un centre de fitness et de bien-être. Sur le terrain, rien de tout cela n’existe. Le dossier est d’une telle complexité qu’une échevine a jugé bon de commander une étude juridique pour s’assurer que tout était légal. Et les sommes privées et publiques investies jusqu’ici sans rendement laissent pantois.

Une ouverture "fin 2016, début 2017"

À de multiples reprises, le dossier a été dit "bien parti", "débloqué", "enfin sur les rails". En 2009, le "vaste projet" de Pierre Grivegnée, culturel, touristique, immobilier et industriel devait se construire "ces deux prochaines années". En juin 2013, le ministre Philippe Henry signait le rapport urbanistique et administratif qui allait "enfin" ouvrir la porte aux candidats investisseurs et permettre de créer "800 emplois". La société Immoval espérait alors commencer les travaux en septembre 2014 et ouvrir en 2016. En octobre 2013, alors que Pierre Grivegnée faisait faillite avec les Cristalleries, le même assurait que son projet de Cristal Park "restait viable", "allait se faire", créerait "de 700 à 950 emplois" et allait ouvrir "fin 2016, début 2017".

Au fil du temps, le démarrage ne cesse de reculer. En mars 2014, Pierre Grivegnée assure qu’un an plus tôt, le projet était "à l’état embryonnaire", semblant avoir oublié qu’en 2009, il travaillait "sur les avant-projets architecturaux". En mars 2014, les premiers coups de pioche sont annoncés pour septembre, avec ouverture en 2017. En novembre 2015, des travaux d’assainissement semblent avoir débuté. Une demande de "permis définitif" allait être introduite "dans les trois ou quatre mois". En avril 2016, tout semble bloqué. Il manque la signature du ministre pour que la Spaque commence à dépolluer. Ce qui coince ? "Le montage financier proposé […] démontre certaines failles", dixit Di Antonio (1).

Finalement le ministre signe. S’il est en retard, c’est parce qu’un montant de six millions d’euros avait été réservé pour ce dossier dans le "plan Marshall 2.0". Les travaux allaient pouvoir débuter en 2017 et on ouvrirait "fin 2018, début 2019". Avant cela, il faudrait dépolluer. En septembre, on sait que les travaux de revitalisation de la Spaque "sont en cours" et vont durer "14 mois". En juin 2016, est annoncée l’ouverture d’un accrobranche pour mars 2017. Cette attraction allait attirer 50.000 visiteurs par an et créer une vingtaine d’emplois. Mais la Division Nature et Forêts demande une réserve domaniale. Il y a des espèces à protéger. Des oiseaux en particulier. Le conseil communal donne son accord.

1000 emplois annoncés

Début 2017, une "solution" est annoncée pour le Cristal Park. Il y a un accord avec une entreprise flamande. Il fallait 100 millions pour le village commercial et les logements. Les travaux pourront commencer en 2018. On créera de 700 à 800 emplois. À la mi-2017, la Spaque termine de déconstruire et désamianter les bâtiments "sud-ouest". Il faut maintenant assainir les sols. À l’été 2018, de "très grands travaux" vont démarrer. Il s’agit en particulier d’assainir et de réhabiliter de vieux halls industriels. Ça va durer deux ans. L’inauguration est pour 2020. Il y aura 1000 emplois.

Vous n’aurez pas l’ensemble des documents

En 2018, Châtauform' s’installe au Château du Val Saint Lambert. L’entreprise française y accueillera des séminaires d’entreprise. En septembre 2020, Châteauform' s’en va déjà. L’épidémie explique Pierre Grivegnée a plombé la rentabilité de l’implantation sérésienne. La société y avait investi un million d’Euros. Notez que Châteauform' reste présente sur d’autres sites, notamment à Spa. Le gestionnaire, passé du Val Saint-Lambert à Spa, n’a pas souhaité nous expliquer ce qui s’était passé.

Interpellations au conseil communal

En décembre 2018, Immoval, l’une des sociétés de la nébuleuse Cristal Park, avoue une perte de 3,7 millions d’euros et 11 millions de dettes. Le PTB Damien Robert s’en émeut au conseil communal de Seraing. Séance après séance, il demande des explications claires qu’il n’obtient pas. "Vous n’aurez pas l’ensemble des documents" lui répondait déjà le bourgmestre Alain Mathot au conseil communal du 14 décembre 2015 à propos d’une vente de terrains de la Ville à Immoval et de la plus-value qu’Immoval pourrait en tirer. "Parce qu’Immoval est une société privée, à majorité privée […] c’est comme si vous me demandiez d’aller trouver la personne qui va racheter le bâtiment Citroën pour voir combien il va faire de bénéfice. Ça ne nous regarde pas." Damien Robert s’étonnait de voir la Ville vendre des terrains pour 3.106.000 Euros. Il avait calculé qu’après aménagement (égouttage, voiries, permis), Immoval pourrait en tirer 22 millions.

Un collectif citoyen s’inquiète. L’activité va-t-elle empiéter sur la zone natura 2000 ? Il y a des chauves-souris, le martin-pêcheur et des pics, toutes espèces protégées. L’association "Le Bois du Val" ne veut pas du parcours d’accrobranche. Une pétition recueille des milliers de signatures. Un recours au Conseil d’Etat est introduit. En juin 2019, malgré le permis, malgré l’étude environnementale, malgré les promesses de ne pas couper d’arbres et d’arrêter l’activité pendant la nidification, l’ouverture de l’accrobranche est repoussée d’un an. Le bourgmestre Bekaert n’est pas content : "Avec des gens pareils, John Cockerill ne serait jamais venu s’installer ici en 1817 !"

Dix ans, un délai normal ?

Le promoteur, Immoval, s’accroche pourtant à son projet immobilier et commercial. Après dix ans d’annonces, de procédures et de reports, il pense pouvoir faire donner le premier coup de pioche en août 2019. Ces dix années lui semblent un délai normal par rapport à d’autres dossiers dont il s’est occupé. La piste de ski allait consommer trop d’énergie. Elle est abandonnée. Le village commercial quadruple (presque) sa surface. La demande de permis sera déposée fin de l’année. Il y aura 240 maisons et 200 appartements. 110 millions seront investis. Il y aura 900 emplois et tout ça rapportera 650.000 euros par an à la Ville de Seraing. Les clients seront belges, mais ils viendront aussi d’Allemagne et des Pays-Bas. Ils seront jeunes et branchés.

Mi-décembre 2020, on apprend que le collège va s’opposer à la construction de logements dans les bois. Sur les réseaux sociaux, trop de citoyens s’opposaient à cette partie du projet. L’échevine Géradon estime poser "un vrai acte politique". Elle veut bien des logements, mais dans des zones "déjà urbanisées". Cependant, pour Immoval, il faut quand même construire des logements. Sinon, le projet n’est pas rentable. Et le plus amusant dans l’histoire, c’est que la Ville de Seraing est actionnaire d’Immoval ! Six mois plus tard, la Ville commande une nouvelle étude sur le programme de logements. Ecolo estime que le projet de construire en zone boisée est obsolète : la population y est de plus en plus opposée. De plus, depuis l’épidémie, on télétravaille et on a donc moins besoin de bureaux. Le MR estime que 450 logements, c’est trop, mais que zéro, c’est trop peu. Le Cristal Park dans son ensemble représente un développement économique et des recettes qu’il ne faut pas négliger.

En juin 2021, l’échevine Géradon quitte son poste d’administratrice d’Immoval. Le bourgmestre Bekaert laisse entendre au conseil communal qu’il voudrait la remplacer par quelqu’un qui deviendra la suite administrateur délégué… à la place de Pierre Grivegnée. En juillet, le projet est "enfin remis sur de bons rails". "Une quinzaine de millions de fonds publics y ont déjà été investis" calcule le bourgmestre Beakaert. Est annoncée une séparation public/privé. A la Ville le Château, l’Abbaye et la maison Deprez, à la société Valinvest le village commercial. Arrive un fonds d’investissements  aux contours plutôt flous, Macadam 1818, pour le parc de loisirs, l’hôtel et la centrale énergétique. Noshaq va s’occuper des buildings de bureaux.

Un créancier s’impatiente

La Ville annonce qu’elle va vendre "les trois zones de logements à son immobilière publique". Comme ça, elle récupérera cinq millions. Le dossier ne devient pas plus clair. D’autant plus que l’échevine Crapanzano annonce 80 logements à construire… pour commencer… qui pourront devenir 400 en fonction des besoins… ce qui est revenir sur les déclarations de la mi-décembre où l’échevine Géradon s’opposait à ces constructions.

Le dossier bloque et les bâtiments sont laissés à l'abandon.
Le dossier bloque et les bâtiments sont laissés à l'abandon.
Le dossier bloque et les bâtiments sont laissés à l'abandon.

Fin de l’année dernière, le groupe Eloy arrive dans le projet et en est présenté comme le sauveur. L’accrobranche n’abîmera pas les arbres : ce sera un décor reconstitué… en plastique… Il y a une autre nouveauté : un karting électrique, peut-être en lieu et place de l’aquapark. Fin 2021 toujours, un créancier s’impatiente. Ogeo a prêté 1,75 million d’euros et annonce qu’il ne remettra plus d’argent dans le projet.

Fin février, une demande de permis est déposée pour 4 immeubles de bureaux (22.000 mètres carrés) et du parking pour 300 voitures. Ce n’est ni Immoval, ni Valinvest qui sont à la manœuvre, c’est Noshaq et Guido Eckelmans, sur un terrain de la Maison Sérésienne.

Deux mois pour relancer ?

Au Conseil Communal, le PTB fulmine, calcule les sommes investies, "presque 40 millions", hurle au gaspillage d’argent public. Le MR demande à voir clair, sans quoi il ne soutiendra plus rien de ce qui sera lié au Cristal Park. Pierre Grivegnée annonce sa démission d’Immoval. Eloy allait tout sauver reconnaît-il, comme Macadam 1818, mais "depuis, plus rien". L’échevine Crapanzano admet que "30 millions d’Euros" d’argent public ont été investis et parle de "manque de transparence" de la part de Valinvest.

La Ville (et elle) se donnent deux mois pour trouver la personne qui relancera le Cristal Park. Le projet suscite de plus en plus de doutes.

 

(1) https://www.parlement-wallonie.be/pwpages?p=interp-questions-voir&type=28&iddoc=63840

 

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Faillite du Val Saint Lambert

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