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Rouille, corrosion, traces de plomb… La Tour Eiffel, en fer et damnation ?

La "Dame de fer" montrerait des signes de faiblesse…

© AFP/Getty

Par Kevin Dero

Alerte sur le Champ de Mars. Du moins pour certains experts en ingénierie. La " Dame de fer " serait, selon des rapports que l’hebdomadaire Marianne s’est procurés, dans une posture bien délicate…

Car son état se serait, depuis plusieurs années, fâcheusement dégradé. Et les travaux de maintenance laisseraient bien des spécialistes perplexes. Véritable étendard de Paris – et de la France- quatrième site culturel hexagonal payant le plus visité (après Disneyland, Le Louvre et le château de Versailles), classée par l’Unesco (au même titre que d’autres monuments parisiens) en 1991, elle devait briller de mille feux pour accueillir le monde entier aux JO 2024.

"Cache-misère"

Des rapports d’experts rédigés entre 2010 et 2016 parlent de travaux " cache-misère " qui ont été réalisés précédemment. Depuis, une vaste campagne pour repeindre la tour, la vingtième depuis son érection, a débuté en 2018. Elle devrait se finir dans deux ans. Objectif : donner un coup de vigueur à la prestigieuse masse ferreuse. Et pour le moment, les résultats seraient loin d’être aussi probants qu’escompté… Marianne parle même de " fiasco ". " Dans l’urgence, à certains endroits, une simple couche de peinture est juste badigeonnée sur les couches existantes, qui s’écaillent et ne tiennent pas, c’est une hérésie " s’alarme un spécialiste. " Si Gustave Eiffel visitait les lieux, il aurait une syncope " lance un autre. Les choix techniques actuels seraient à ce point mauvais ? Toujours selon l’hebdomadaire, sur les 30% de la surface totale qui devait être décapée et repeinte, c’est finalement seulement 5% qui seront pris en charge. Soit l’énorme arc côté Champ-de-Mars.

Si Gustave Eiffel visitait les lieux, il aurait une syncope

Travaux de maintenance sur la tour Eiffel, le 8 mars 2021
Travaux de maintenance sur la tour Eiffel, le 8 mars 2021 © Getty
Campagne 2021

Traces de plomb, peintures laissant à désirer, rouille qui apparaît, la mégastructure, du haut de son âge canonique de 133 ans, montrerait des fameux signes de faiblesse. En attendant de connaître les décisions qui vont être prises pour son futur, retour sur une tour dont l’entretien s’avère être un élément primordial à sa conservation.

Tour de magie

Gustave Eiffel

Quel projet fou que celui de cette structure métallique géante. Inaugurée à l’occasion de l’exposition universelle de Paris en 1889, marquant le centième anniversaire de la Révolution, elle était loin de faire l’unanimité. Comparée à " un squelette de beffroi " (Verlaine), un " tuyau d’usine en construction " (Huysmans), un " symbole de force inutile " (Coppée) ou encore un " squelette disgracieux et géant " (Maupassant).

"Odieuse"

D’une hauteur prodigieuse pour l’époque, certains craignaient qu’elle n’" écrase " de par sa " masse barbare " les autres prestigieux monuments parisiens. " Et pendant vingt ans, nous verrons s’allonger sur la ville entière, frémissante encore du génie de tant de siècles, comme une tache d’encre, l’ombre odieuse de l’odieuse colonne de tôle boulonnée " signeront un collectif d’artiste dans une tribune de 1887. Au départ conçue pour demeurer une vingtaine d’années en face du palais du Trocadéro (ancêtre de celui de Chaillot), la construction attira l’année de son inauguration, une foule énorme de curieux. C’est que le point de vue sur " la ville-lumière " y est saisissant.

Fin de la construction, en 1889, par Paul-Louis Delance (musée Carnavalet, Paris)
Fin de la construction, en 1889, par Paul-Louis Delance (musée Carnavalet, Paris) © Fine Art Images/Heritage Images

Projet de transformation pour l'expo...1900

Appelée alors " la tour de 300 mètres ", elle sera la plus haute construction construite par l’homme durant 40 ans – c’est le Chrysler Building de New York, qui la détrônera, avec ses 319 mètres, en 1930-. Entre-temps, il sera décidé donc de ne pas la déconstruire. Gustave Eiffel ayant fait de la tour un outil incontournable. Car ses dimensions vont bientôt servir pour les météorologues et surtout pour une invention qui va faire grand bruit à l’époque : la TSF. Les émetteurs radio vont sauver la dame de fer.

Lors de la Première guerre mondiale, la hauteur de la tour et ses installations vont s’avérer décisives pour la transmission d’informations, dont celui de l’imminence de l’attaque allemande sur la Marne en 1914. Après la TSF et la radio, ce sera par la suite à la télévision et ses antennes de s’installer à son sommet.

Et tandis que sous le pont Mirabeau coule la Seine, les années vont s’égrainer jusqu’à aujourd’hui...

Image d’illustration
Image d’illustration © Getty

Rouillez jeunesse

Mais une infrastructure comme celle-là, ça se bichonne. Car Eiffel, ingénieur civil éclairé – rappelons cependant que ce n’est pas lui qui a fait les plans initiaux de la tour, mais qu’il l’a promu, encouragé et financé -, avait déjà fait part à l’époque que " Ce qui est le plus important est de s’opposer à un commencement de rouille. " Et pour contrecarrer cette menace : " la peinture est l’élément essentiel de conservation d’un ouvrage métallique et les soins qui y sont apportés sont la seule garantie de sa durée… ".

Peinture salvatrice

L’ingénieur y a pensé dès le début, et la tour a donc été construite pour que toutes ses parties soient accessibles, en tout temps, pour la maintenance. Peinte à l’origine en couleur rouge Venise, elle sera couverte d’une bonne couche de peinture brun-rouge dès son inauguration.

Le matériau utilisé était révolutionnaire pour l’époque. A la fin du XIXe siècle, l’engouement est réel pour des matières qui ont le vent en poupe. Le fer et le verre. La Révolution industrielle a transformé la technologie et la sidérurgie peut à présent fournir du fer en quantité. Eiffel va choisir pour son monument du fer dit " puddlé ", c’est-à-dire de la fonte débarrassée de l’excès de carbone (grâce à un four spécifique). Les propriétés mécaniques de ce système le séduisent et ce sont des aciéries de la banlieue de Nancy qui vont fournir le précieux métal. Le fer puddlé est un matériau d’une longévité quasi éternelle, mais pour cela, il faut le repeindre régulièrement. En 130 ans, c’est déjà la vingtième fois qu’on la repeint, soit une fois tous les sept ans environ.

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Image d’illustration © Getty

Coups de pinceaux

Les peintures ont connu une évolution. Tout d’abord de teintes. Elles différeront, et pas que légèrement. Huit couleurs. De rouge à brun, en passant par le " jaune brun ", " l’ocre brun " ou encore des teintes de bronze. Lors de la campagne achevée en 1968, ce sera le " brun tour Eiffel " qui la couvrira. Cette couleur rendrait la tour davantage harmonieuse avec le paysage urbain.

Les différents coloris de la Tour depuis son apparition dans le paysage parisien.
Les différents coloris de la Tour depuis son apparition dans le paysage parisien. © Site internet de la Tour Eiffel

Et pour la vingtième campagne, l’actuelle (qui a commencé il y a trois ans), le changement est d’actualité. Les autorités ont décidé de revenir à la teinte de 1907. A savoir " jaune brun ", correspondant " à la couleur voulue par Gustave Eiffel au moment où la Tour devenait pérenne ".

Notez aussi que pour chaque couleur, il y a trois tons utilisés. En effet, tout est pensé. Pour avoir un effet visuel satisfaisant (donc uniforme) quand on regarde le monument de loin, la peinture n’est pas identique selon les niveaux. En bas, elle est plus foncée. En haut, plus claire.

Campagne 1939
Campagne 1924
Campagne 1953

Ensuite, il y la les composants de ces peintures. En 1980, la Dame de Fer est traitée contre la corrosion. Et en 1995 est franchie une nouvelle étape : la peinture sera dorénavant sans plomb.

Technique ancestrale

Illustration du journal "Le Pélerin", 1899

Soixante tonnes de peinture sont nécessaires pour une campagne. Sécurisés par les 55 kilomètres de cordes, ce sont une cinquantaine de spécialistes qui vont arpenter, pinceaux entre les doigts, les 250.000 m2 de charpente métallique repeinte. Pour ce faire, ce sont les mêmes techniques qu’à la fin du XIXe siècle : une peinture appliquée manuellement, avec une brosse guipon.

Entre deux campagnes, on estime à une quinzaine de tonnes le poids de la peinture qui s’est érodée.

Selon la complexité de la campagne en question, c’est donc entre 18 mois et " plus de trois ans " que durent les opérations. Selon la complexité et le temps aussi : il est impossible de peindre sur des structures trop froides, et l’humidité sied peu à l’activité, car la peinture adhère moins bien.

Partie de campagne

1970

Alors, comment se déroule une fameuse " campagne " ? Les experts vérifient d’abord l’état de la structure en général – dont une phase préparatoire de recherche des zones les plus corrodées —. On met ensuite ces surfaces à nu. On les répare si besoin, puis on badigeonne avec une couche primaire antirouille, suivie d’un renforcement antirouille par une deuxième couche. Vient ensuite le temps de terminer le travail par une couche de finition.

Du plomb dans l’aile

Mais revenons à nos boulons. Pour le moment, il y aurait donc quelques couacs dans la mécanique de maintenance de la géante de métal… Certains endroits seraient rongés par la rouille (" comme les termites le bois " précise Marianne).

Au début d’année, c’est le plomb qui fit parler de lui. Avec des taux de concentration s’élevant à plus de neuf fois le seuil autorisé, les chiffres ont interloqué. Malgré un discours des maîtres d’œuvre qui se voulait rassurant (situation " sous-contrôle ", " des nettoyages ont eu lieu aussitôt ", " les mesures dans l’air sont bonnes "…), certains y ont vu un risque de saturnisme, notamment chez les enfants. On se souvient du plomb de Notre-Dame émanant de l’incendie de 2020, maintenant c’est au tour des peintures de la célèbre Tour. Cette pollution au plomb viendrait des peintures utilisées, donc jusqu’il y a 25 ans.

" En tant que tel, une peinture au plomb n’est pas dangereuse, mais quand elle se dégrade, ou si elle est grattée, les poussières qui se dégagent, elles, sont toxiques ", confiait en janvier un expert de la question.

Campagne 1969
Campagne 1969 © Getty

Amas de couches

Car la peinture au plomb est bien " grattée ". C’est la première fois dans l’histoire que 3 mm de ces anciennes peintures sont enlevées. Une couche de 3 mm qui couvrirait, selon la société d’exploitation, 10% de la surface entière. En estimant la masse totale à 350 tonnes à se débarrasser, il faudrait des dizaines d’années pour s’en défaire, selon le journal hexagonal.

La superposition des couches de peinture s’est faite durant des années. En 1968, on dénombrait, selon Le Figaro, déjà 34 couches de peintures successives. On a peint sur du peint. Résultat : des craquelures et la présence d’écailles sur la dernière couche.

Sujet JT de 2019:

La Tour Eiffel a 130 ans

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Une inspection a été menée par l’exploitant de la Tour il y a peu. Verdict : 884 " défauts ". 884 pièces (sur 18.000) parmi lesquelles 68 "pouvant provoquer une modification de la structure qui met en cause sa durabilité " ont été pointés du doigt. La tuile.

"Sur les 68 points d’alerte que donne le rapport, on en a déjà traité 6 et on va continuer à traiter les autres", assure le directeur de la société d’exploitation (Sete) au 20 heures de TF1

Des experts rivés sur les rivets

La campagne actuelle est aussi fortement critiquée, rappelons-le. "Cette campagne va coûter plus de 60 millions d’euros pour un résultat global lamentable" dénonce un spécialiste dans Ouest France. Et elle serait donc en plus " bâclée ". Alors que 30% de la structure devait être décapée avant d’être repeinte, seulement 5% seront donc finalement traités. Et le même expert de préciser : " Une simple couche de peinture est juste badigeonnée sur les couches existantes, qui s’écaillent et ne tiennent pas ".

70% de la peinture ne tiendrait pas sur le long terme, selon TF1. D’où le terme de " cache-misère " sorti dans la presse.

© Sylvain SONNET

Pour bien faire, il faudrait prendre les choses en main plus sérieusement. Déplombage complet, ainsi que " repeindre et réparer correctement ". Une opération de longue haleine, qui mènerait à une réétude complète du symbole parisien et qui nécessiterait sans doute une fermeture de l’ouvrage au public. Et ça, ce sera sûrement difficile à réaliser. Avec ses six millions de visiteurs par an -20.000 par jour —, revenus après des temps covidiens restrictifs et les JO en ligne de mire, ce n’est peut-être pas le moment propice…

Images du 29 mars 2020

La Tour Eiffel dit "merci" au personnel soignant combattant le COVID-19.

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Exploitant et architecte rassurant

Interrogé par l’AFP, Patrick Branco Ruivo, l’exploitant, a tenu à rassurer : la tour "va continuer à tenir debout avec ce fer impeccable" et "n’a jamais été aussi préservée que maintenant" a-t-il déclaré hier. "Pour la première fois de son histoire, on a décapé la tour, c’est-à-dire qu’on a retiré l’intégralité des couches de peinture" sur l’arc sud situé au-dessus du Champ-de-Mars, et "on a découvert que le fer puddlé était impeccable alors qu’on était dans la partie la plus abîmée" par la rouille, poursuit-il. Autre son de cloche, un éminent architecte lui aussi interrogé par la première chaîne française : "derrière cette peinture qui se décolle, qui se détache, qui est irrégulière, le fer choisi par Gustave Eiffel est dans un état de conservation remarquable".

Point culminant

Le génial ingénieur qui a donné son nom à une des tours les plus iconiques au monde, décédé il y a presque 100 ans (c’était en décembre 1923), pourrait donc échapper à la syncope s’il était encore de ce monde. D’autant que " la Tour de 300 mètres " est, depuis son inauguration, un peu plus haute encore, puisqu’elle culmine à présent – merci la télé —, à 330 mètres de hauteur.

Le fer choisi par Gustave Eiffel est dans un état de conservation remarquable

Pour la suite des opérations de maintenant, rendez-vous en 2030. La vénérable tour d’acier bénéficiera alors d’un nouveau ravalement de façade.

 

Détail de l'architecture de la Tour Eiffel
Détail de l'architecture de la Tour Eiffel © Tous droits réservés

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