Depuis le week-end passé, plusieurs tentatives d'explications ont été avancées dans différents médias belges et français : "embouteillage de concerts", "problèmes d'approvisionnement en matériel technique et pénurie de main-d'œuvre qualifiée", voire "mauvaises ventes". Outre des témoignages au Ronquières Festival, notre coup de sonde dans le secteur en Belgique confirme une situation générale difficile en raison de plusieurs facteurs simultanés, même si les annulations semblent plus fréquentes en France.
À peine rentré, déjà reparti
"Dans l'euphorie de pouvoir réorganiser des concerts, les organisateurs de festivals ont tout fait en même temps, donc les prestataires ont des difficultés à suivre. Certains sont à peine rentrés de sept ou huit jours sur un festival, ont à peine le temps de faire une lessive, avant de repartir sur un autre", situe Sébastien Chartier, membre du conseil d'administration de l'Association de Techniciens Professionnels du Spectacle (ATPS), relais avec les freelances dans l'événementiel. "Suite à cela, le matériel en prend un petit coup, parce qu'à peine rentré, il repart déjà", relate M. Chartier, citant des problèmes de maintenance et de transport.
"Une grosse partie des techniciens ont quitté le métier pendant le Covid", nous a confié ce charpentier qui a lui-même repris le bâtiment en faisant moins d'événement. Dans certains cas, la reconversion s'est opérée faute d'aides suffisantes pendant la crise sanitaire. "On avait déjà prévenu au niveau gouvernemental qu'on avait perdu de la main-d'œuvre qui ne reviendrait pas. Ils n'ont pas voulu comprendre. Là, on est face au fait accompli : il y a des jobs qui se font avec deux tiers du personnel nécessaire, parce qu'il n'y a personne d'autre", chiffre Sébastien Chartier.
En lien avec le manque de personnel, il pointe aussi la problématique des nouvelles recrues. "Dans les nouveaux, il y en a qui sortent des études, qui n'ont jamais fait de stage à cause du Covid, et qui se retrouvent sur un job sans jamais avoir travaillé sur le terrain. Nous avons peur qu'ils soient un peu dégoûtés, car ils sont formés à la va-vite, et ce n'est pas le plus amusant", juge-t-il à propos de leur formation.
Pour M. Chartier, une éventuelle amélioration des conditions dépendrait d'une programmation moins chargée, mais aussi d'une meilleure concertation entre festivals, qui, après le coronavirus, ont un peu foncé tête baissée dans des versions étendues en durée "XXL", sans avoir bien conscience des conséquences pour les techniciens.
Jean-Marc Pitance, membre actif de l'ATPS lui aussi, éclairagiste indépendant parmi l'équipe des régisseurs du Palais 12 à Bruxelles, va dans le même sens : "On propose par exemple un jour de festival en plus (voire un week-end en plus, dans le cas de Tomorrowland), mais ça veut dire que plus d'infrastructures doivent être là à l'avance. On démonte forcément plus tard, avec du personnel moins qualifié ou en nombre plus restreint, donc ça amène beaucoup de problèmes d'infrastructure, mais aussi de sécurité", prolonge-t-il. "C'est vrai qu'en Belgique, on a un parc de matériel énorme par rapport à la taille du pays, mais en même temps, il y a tellement d'événements qui se chevauchent ou s'ajoutent que, pour finir, la quantité qu'on a ne suffit plus", admet M. Pitance. Le phénomène se constate aussi chez les "riggers" : "Avec les gros concerts cet été au Stade Roi Baudouin (Rolling Stones, Ed Sheeran, Coldplay), ou les concerts de Rammstein à Ostende, les gens qui aident en local à l'installation des structures ne savent plus où donner de la tête", rapporte celui dont l'agenda est rempli jusqu'en novembre.
"Fin mars, on s'est fait la réflexion qu'on avait déjà réalisé un nombre de prestations équivalent à une année normale."
Le personnel restreint et débordé ainsi que l'embouteillage de programmation se remarquent également dans les salles. "Au Palais 12, fin mars, on s'est fait la réflexion qu'on avait déjà réalisé un nombre de prestations équivalent à une année normale, avec tous les reports et les nouvelles choses. Toutes ces nouvelles choses, il faut les présenter au public aussi. Sinon, c'est de l'argent jeté par les fenêtres", expose Jean-Marc Pitance.
L'avenir immédiat ne s'annonce pas plus calme, d'après notre interlocuteur. "Jusqu'à fin décembre, on sera dans les reports. Jusqu'aux fêtes, ça va rester intense. Après janvier, on va voir comment ça évolue du point de vue sanitaire, si on nous remet un confinement ou pas. Octobre-novembre, il faut se méfier, on verra. Imaginons qu'on doive de nouveau interdire les grands rassemblements, ça va mettre des gens sur la paille", prédit-il.
Une apnée qui laisse des traces
"Mon image, c'est comme un plongeur qui reste fort longtemps sous l'eau, puis qui remonte et tout d'un coup prend une respiration énorme", philosophe l'éclairagiste aussi musicien. "Pour l'instant, on est dans cette respiration énorme, on ravale de l'oxygène, parce qu'on était quasi asphyxié. Après, ça va se calmer, mais ce n'est pas pour ça que le souffle et le pouls sont revenus à la normale. On vient de frôler la noyade", compare-t-il.
Que ce soit pour Roméo Elvis ou pour d'autres, M. Pitance relève le coût financier de reprogrammer des dates. "Il faut retrouver une équipe, il faut relouer un camion, un 'tour bus', ... Une tournée qui était bien organisée, bien calée à un certain prix, maintenant, ils sont obligés de pallier ça avec le prix à la nouvelle date, et souvent, c'est fois deux. Mais qui va payer ça ? Ce n'est pas l'organisateur. Il a déjà payé le groupe. La billetterie est déjà faite, parce que les gens ont gardé leur billet, ils ne vont pas repayer. C'est là que ça coince aussi", raisonne le technicien. "Tout ça retombe sur la production. Mais un artiste ne peut pas dire : 'Je ne viens pas jouer chez vous parce que ça coûte trop cher'. Ça devient un jeu. Je crois que tout le monde essaie généralement de faire en sorte que ça n'aille pas plus loin avec des avocats", commente globalement le professionnel.
Un artiste, trente salaires
"Roméo Elvis, c'est un artiste, mais derrière, c'est une machinerie, un plan financier, une organisation", remet-il en perspective. "N'importe quel artiste : à un certain moment, ça coûte cher, parce que derrière, ça fait tourner peut-être trente personnes qui travaillent sur le projet, donc trente salaires, plus le cachet de l'artiste, plus la technique, les transports, les hôtels, le catering. Sur une tournée, c'est un budget à quelques zéros."
Dans un cas comme celui de Roméo Elvis, le membre du comité de l'ATPS extrapole aussi sur une possible concurrence néfaste, vu l'actualité d'artistes d'un créneau similaire, avec une cible semblable, comme Stromae, ou même sa sœur Angèle. "Est-ce financièrement viable qu'un artiste comme ça vienne en plus, parmi tous les autres ? À un moment, quand on voit les prix, il faut avoir un solide portefeuille pour se le permettre. C'est bien beau d'organiser des concerts, mais il faut qu'un public vienne", tranche Jean-Marc Pitance.