Peut-on à la fois défendre un nationalisme orgueilleux et s’unir à des forces politiques étrangères ? Une quinzaine de partis européens d’extrême droite sont réunis pour deux jours en Pologne pour tenter de résoudre cette contradiction.
Au début de l’été, ces partis avaient signé une "déclaration commune" qui devait servir de socle pour enfin fonder une "grande alliance au Parlement européen". Parmi les signataires on retrouvait le Premier ministre hongrois, Viktor Orban, la patronne du RN français, Marine Le Pen, le chef de la Ligue italienne, Matteo Salvini, celui du parti polonais Droit et justice (PiS), Jaroslaw Kaczynski, le chef de la formation espagnole Vox, Santiago Abascal, et la dirigeante des néofascistes Fratelli d’Italia, Giorgia Meloni.
Viktor Orban à la manœuvre
"Les partis patriotes les plus influents du continent ont compris toute l’importance de s’associer pour peser davantage dans les débats et réformer l’UE", expliquait la déclaration qui promettait d’esquisser "les contours d’une action commune".
Viktor Orban apparaît comme la cheville ouvrière de ce rapprochement. Son parti, le Fidesz, se trouve bien isolé au Parlement européen depuis qu’il a quitté le groupe du Parti Populaire Européen. Il s’est donc mis en quête de nouveaux alliés et a multiplié les rencontres avec les dirigeants de formations extrémistes d’autres pays, pour tenter de réduire leurs divergences historiques.
Fusionner deux groupes ?
Les forces invitées à Varsovie sont pour le moment divisées au Parlement européen entre deux groupes politiques : Identité et Démocratie (ID) et les Conservateurs et réformistes européens (CRE). La fusion de ces deux groupes permettrait de créer la troisième, voire la deuxième force du Parlement européen.
Cette unification donnerait au nouveau groupe extrémiste des moyens financiers et humains inédits. Cela constituerait aussi un sésame pour occuper des postes importants dans les institutions européennes. Or, on approche de la mi-mandat du Parlement européen, période de redistribution des postes, comme les présidences de commission. Un groupe d’extrême droite unifié pourrait en revendiquer une bonne part.
C’est beaucoup plus difficile pour eux de pouvoir se réunir et partager un projet commun
"Il y a la volonté de l’extrême droite de rejeter les institutions européennes, mais d’y être tout de même présents, et d’y occuper certaines fonctions clé pour avoir un certain pouvoir en leur sein", remarque Benjamin Biard, chercheur au Crisp, le Centre de recherche et d’information socio-politiques. Cet entrisme leur permettrait de dénoncer ensuite avec plus de force l’inefficacité et la corruption dont ils accusent les institutions européennes.
Mais le pari est loin d’être gagné. Comment se rassembler entre formations de pays différents quand la base idéologique est précisément l’identité nationale, le patriotisme, le souverainisme ? "Contrairement aux formations socialistes ou libérales, c’est beaucoup plus difficile pour eux de pouvoir se réunir et partager un projet commun", constate Benjamin Biard. Même leur conception du nationalisme peut être à géométrie variable, relève le chercheur : "Il peut être indépendantiste, comme au Vlaams Belang. Il peut être excluant à l’égard des minorités ou des étrangers, c’est celui incarné par Marine Le Pen. Il y a aussi un nationalisme irrédentiste, que l’on trouve davantage en Europe centrale et orientale : il vise à récupérer certaines parties de territoire qui historiquement ont appartenu à leur pays, considérant que ces territoires sont encore peuplés de Hongrois ou de Roumains, par exemple."
Un paysage éclaté
Certains de ces partis tentent par ailleurs de se départir de cette étiquette encombrante d’extrémisme, pour se présenter par exemple comme "patriote". D’autres formations affichent en revanche des tendances néonazies décomplexées. "Ça donne un paysage extrémiste assez éclaté, constate le chercheur. Marine Le Pen par exemple éprouve des difficultés à s’afficher avec certains de ces partis, dans la mesure où ça pourrait contrecarrer sa stratégie de dédiabolisation du Rassemblement National."
Dans cette tentative de recentrage, les partis qui se veulent fréquentables risquent de se voir rejetés à leur tour par ceux qui tiennent à leur ligne traditionnelle : "Pour les partis les plus durs, Marine Le Pen est considérée comme étant trop à gauche. Elle fait l’objet de critiques. Chaque parti reste particulier dans un contexte spécifique."
Un projet de rejet
De plus, ces formations n’ont pas réellement une vision commune de ce que devrait être l’Europe. "C’est surtout un projet de rejet, analyse Benjamin Biard. Les plus softs sont eurosceptiques, les autres sont europhobes. Ils remettent en cause la légitimité des décisions qui sont prises au niveau européen, sur les questions agricoles ou environnementales par exemple. La posture de mise en cause de la légitimité démocratique du niveau européen va de pair avec la volonté de gérer ces questions au niveau national, éventuellement avec une coopération entre États."
Le projet de rapprochement entre les partis extrémistes européens peut aussi buter sur des questions nationales internes : "Il y a parfois plusieurs partis d’extrême droite qui sont en concurrence au sein d’un même pays. Ils n’ont pas intérêt à se réunir au sein d’un groupe politique européen", souligne Benjamin Biard. Dans le cas hongrois, le Fidesz de Viktor Orban est en opposition frontale avec le Jobbik, une des formations les plus dures au niveau européen. Le Jobbik a d’ailleurs rejoint le bloc d’opposition qui défiera Viktor Orban aux élections l’année prochaine.
Première étape
L’unification de l’extrême droite européenne n’est pas un projet nouveau. Une première étape a été franchie avec la création d’un groupe au Parlement européen après les élections de 2014. Plusieurs partis d’extrême droite avaient alors enregistré des scores importants. "Plus d’un an après les élections, certains partis comme le Front National de Marine Le Pen, le Vlaams Belang de Tom Van Grieken, le PVV de Geert Wielders ou la Lega italienne parviennent à se rassembler autour d’un accord. Ils réunissaient les conditions requises pour créer un groupe politique européen. Ce groupe subsiste, et s’appelle ID depuis les élections de 2019. Il y a donc une capacité de l’extrême droite à se fédérer au niveau de Parlement européen, mais ça n’a pas été facile."
Steve Banon avait lui aussi tenté de rassembler les extrêmes droites européennes au sein d’une organisation baptisée The Movement. L’ancien conseiller de Donald Trump avait collaboré pour ce projet avec le belge Michael Modrikamen. Il s’agissait de fédérer la mouvance dans la perspective des élections européennes de 2019. "On a vu que l’influence de Steve Banon et de son organisation est restée limitée, note le chercheur. Il a eu beaucoup de difficultés à fédérer ces différentes extrêmes droites, entre autres parce que certains partis tentent de se détacher de cette étiquette. "
La réunion de Varsovie est donc semée d’embûches, mais le bénéfice potentiel d’une alliance convaincra peut-être les leaders d’extrême droite de mettre en sourdine un instant leurs stratégies nationales pour faire cause commune.