Au départ, comme l’expliquent ci-dessous Fabrizio Cassol et Alain Platel, il y a non pas une "idée" mais une intuition commune à partager : aborder en douceur le tabou de la mort, au départ du "Requiem" inachevé de Mozart. Une complicité de 12 ans leur a permis de traduire en œuvres nouvelles leur amour commun de la musique classique, du jazz et de l’Afrique. Après Monteverdi (vsprs, 2006), Bach (pitié !, 2008) et le répertoire baroque occidental (Coup Fatal, 2014), voici une œuvre culte, traduite en vibrations contemporaines et interprétée par des artistes africains.
Critique ***
Une scène vide, où les musiciens solistes s’insinuent petit à petit. Devant nous un immense écran bientôt envahi par une présence obsédante, une dame immobile filmée en noir et blanc, dans son lit, le regard encore vif, puis déclinant, entourée par ses proches. C’est le risque majeur pris par Alain Platel, associer à une messe des morts une vivante en train de mourir. Elle a accepté, comme sa famille, de "participer" à une œuvre d’art. Elle ne nous quittera plus et les silences de la musique feront souvent converger nos regards vers elle. Certains peuvent être choqués par cet excès de "réalité". Je suis de ceux qui ont plutôt vécu cette présence comme un miroir tendu, en douceur, vers notre destin. Et je rejoins le sentiment de Fabrizio Cassol : "Entre L., en train de mourir, et la musique, inachevée, il y a un échange constant. Le mystère qui se passe avec L. est tellement chargé qu’on est presque dans une relation métaphysique". Le public de la Monnaie à la 2è représentation, a réservé une "standing ovation", respectueuse - rarissime dans ce lieu - preuve que le partage a bien eu lieu.
Pas de danseurs, fait rare dans une œuvre de Platel : il se contente de régler une sobre chorégraphie de musiciens et chanteurs africains vivant dans leur corps le mélange de musique sacrée classique et de jazz contemporain. Une présence plus "sage" que dans l’œuvre précédente, "Coup fatal", sujet oblige. Tabou supplémentaire : ils dansent sur les tombes d’un cimetière inspiré du monument à la Shoah à Berlin. Alors, chargé tout ça ? Alain Platel: " J’aime mettre ensemble des univers éloignés. Avec tous ces éléments apparemment disparates, Mozart, des musiciens africains retravaillant son " Requiem ", une dame en train de mourir, et un décor qui rappelle la Shoah, ce n’est pas facile de trouver un lien évident pour tous les spectateurs. Lier tous ces mondes, c’est comme un puzzle ou un travail de dentellerie". La synthèse de tous ces univers, avec ses risques assumés, nous a semblé d’une totale délicatesse: elle renouvelle la vision d’une œuvre culte, ce Requiem de Mozart à la fois africanisé et encore plus universel.
Reste que le maître de la réussite c’est Fabrizio Cassol. Profitant de l’inachèvement du Requiem de Mozart il insinue des variations polyphoniques africaines joyeuses au sein de l’œuvre classique, dont les "grands airs" sont respectés. Joyeuses ces polyphonies mais stylisées:" Ici, dit Fabrizio, les musiciens ne sont pas en situation de faire une fête comme s’ils étaient à Kinshasa, on créée une autre cérémonie, qui n’est ni de Mozart, ni de certains rites africains ".
Alors une fête, ce Requiem ? Plutôt une réflexion douce sur la mort qui nous guette et un hommage respectueux à L, Elle, Nous tous.