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Reportage sur le pass sanitaire : pourquoi avoir vérifié en caméra cachée les contrôles dans les restos ?

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Par Une article d'Isabelle Palmitessa, journaliste à la rédaction Info

Difficile de l’ignorer désormais, il est obligatoire de présenter le QR de son Covid Safe Ticket pour entrer dans différents lieux parmi lesquels les restaurants et les cafés. Cette règle en application sur tout le territoire depuis le premier novembre a d’abord été imposée à Bruxelles depuis le 15 octobre.

C’est dans ce contexte qu’une proposition a surgi en réunion de rédaction : puisque le covid safe ticket est désormais d’application à Bruxelles, allons voir sur le terrain comment ça se passe.


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C’est ainsi que le 28 octobre, le JT diffusait un reportage de Martin Caulier dans lequel le journaliste se mettait en situation : il devait tenter d’entrer incognito dans différents établissements, sans montrer son propre CST mais bien celui d’autres personnes.

►►► Revoir ici le reportage du JT

Le lendemain, une version plus courte du sujet était postée sur les réseaux sociaux.

Face caméra, on voit Martin expliquer qu’il s’est muni du pass sanitaire d’un ami et qu’il a fait la capture d’écran du QR code du pass d’un autre ami, histoire de voir ce qui allait se passer. Sur cinq établissements visités, deux n’ont pas demandé le pass sanitaire, trois autres l’ont demandé mais sans vérifier l’identité.

"C’est quoi ton reportage ? Tu veux prouver quoi ?"

Ce reportage a beaucoup fait réagir le public, en particulier sur les réseaux sociaux. Parmi ces commentaires, beaucoup relancent le débat sur le fond mais on peut aussi lire des remarques sévères sur le reportage lui-même :

A ce propos, on distingue trois catégories de réactions – nous y reviendrons point par point dans cet article :

  • Ceux qui s’interrogent sur le choix du sujet : "C’est quoi le but de ce journalisme ???"
  • Ceux qui accusent la RTBF de faire de la délation : "Je ne comprends pas l’intérêt de ce reportage, c’est limite de la délation en fait…"
  • Ceux qui s’interrogent sur la méthode utilisée : "Vous pourriez vous-même être poursuivi non ?"

Pourquoi ce sujet ?

Comme expliqué plus haut, l’idée de ce reportage est issue, comme très souvent, d’une discussion en réunion de rédaction.

Thomas Gadisseux, référent Info politique insiste sur le contexte : "Nous sortions de deux mois de débats sur ce covid safe ticket". Des responsables politiques de différents niveaux de pouvoirs, des fédérations professionnelles, la Ligue des droits humains, des médecins et des citoyens ont en effet alimenté le débat autour de la question de la nécessité de ces contrôles, de leur légitimité et de leur objectif réel. "Les discussions étaient telles que la mesure - d’abord annoncée pour le 1er octobre - avait été reportée au 15 octobre", rappelle Thomas. "QR, le débat" avait par exemple abordé ces débats lors d’une émission le 14 octobre sur le thème : Covid safe ticket : utile ou excessif ?

Ces débats, on les avait précédemment entendus en France, nos voisins ayant mis en place les pass sanitaires pour l’accès aux cafés et restaurants dès le 9 août. L’expérience française nous avait appris qu’entre la théorie et la pratique, il y a de la marge. Certains établissements avaient fait de la résistance, d’autres avaient appliqué les règles plus ou moins à la lettre. "On savait aussi qu’en France, certains clients non-vaccinés présentaient de faux documents ou des copies obtenues auprès d’amis vaccinés" explique Thomas.

Il y a eu des dizaines de reportages et notamment sur la mise en place des contrôles. Ici, il s’agissait simplement d’aller voir la réalité, sur le terrain, à Bruxelles

Le sujet a été décliné en différentes versions : pour la télévision, pour la radio, pour le site internet et pour les réseaux sociaux. Des versions différentes selon les codes et les formats propres à chacun des médias. Voici par exemple l’article publié le 28 octobre sur le site RTBF Info.

Notons que ce sont les publications sur les réseaux sociaux qui ont déclenché les réactions (plus de 2000 commentaires sur Facebook). A ce propos, on peut préciser que le format du reportage pour les réseaux sociaux est plus court. La mise en contexte est très limitée. Cela a-t-il joué dans les réactions suscitées ? Mariam Alard, la journaliste qui a réalisé cette séquence explique en tout cas que "l’idée n’était pas de dénoncer mais au contraire de montrer que le personnel de l’horeca est démuni face à ces nouvelles mesures".

Martin Caulier confirme l’intention : "En faisant ce reportage, notre but n’était pas du tout de jeter l’opprobre sur les restaurateurs. On voulait seulement aller voir sur le terrain comment se passaient les contrôles." Le journaliste insiste sur le fait qu’il s’agit d’un "coup de sonde, quelques exemples à partir desquels on ne peut pas tirer de généralité". Une nuance apportée dans le commentaire en télévision et indiquée en légende sous la vidéo publiée sur les réseaux sociaux.

De la délation ?

Dans ce reportage en forme de test, il n’y avait pas d’intention de pointer du doigt l’un ou l’autre établissement. Ce qui se joue aussi dans des choix formels, comme l’indique Martin : "L’équipe a fait en sorte que les lieux filmés ne soient pas reconnaissables. Certaines images ont été floutées".

Est-ce l’utilisation de la caméra cachée qui donne l’impression que l’on a essayé de piéger les restaurateurs ? Il faut savoir que son utilisation est soumise à certains critères bien précis. Le code de déontologie limite son utilisation et la soumet à une autorisation de la hiérarchie de l’info : "Toute utilisation d’une prise de son ou de vue camouflée est interdite. Toute dérogation à ces principes ne peut être justifiée que dans un intérêt majeur de l’information et doit obtenir l’aval du responsable hiérarchique et du directeur de l’information en vue de leur diffusion".


►►►Pour en savoir plus sur les circonstances dans lesquelles les journalistes sont autorisés à avoir recours à la caméra cachée, voici un reportage d’Inside qui fait le point avec Justine Katz du magazine #Investigation.


Dans ce cas-ci, Martin explique que "c’était la seule façon d’obtenir l’information recherchée", c’est-à-dire voir comment se passent les contrôles à la fois du CST et de la carte d’identité. "Si nous nous étions présentés avec une grosse caméra, il est clair que nous n’aurions pas eu la réponse" ajoute Martin.

A posteriori, Martin Caulier exprime toutefois un regret par rapport à ce reportage : "J’aurais peut-être dû ajouter dans le sujet télé un bout de la restauratrice qui explique que ce n’est pas toujours évident de réaliser l’ensemble des contrôles. Cela aurait peut-être permis de ne pas donner l’impression de jeter l’opprobre sur les restaurateurs qui sont donc bien contraints de procéder à des contrôles qui viennent s’ajouter à leurs charges de travail".


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Notons que d’autres reportages ont abordé cet aspect. Par exemple celui de Benjamin Verporten, diffusé dans le journal télévisé du 5 novembreDans ce sujet, on entend des professionnels du secteur Horeca qui expliquent les difficultés que posent les contrôles du CST, en particulier quand ils ont affaire à des clients agressifs :

Covid Safe Ticket : un sésame désormais obligatoire

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Un journaliste peut-il commettre une infraction pour avoir une info ?

Mais revenons à notre sujet tourné en caméra cachée avec le CST d’une autre personne. Parmi les remarques des internautes, un post a retenu notre attention. Une personne s’interroge sur la situation du journaliste qui se met ouvertement en infraction en se présentant dans un café avec le pass sanitaire de quelqu’un d’autre :

Cette remarque, nous l’avons soumise à Stéphane Hoebeke, juriste à la RTBF et spécialiste de la déontologie et du droit des médias. D’abord, il trouve la comparaison disproportionnée : "Ici, le journaliste n’a mis personne en danger en présentant le pass sanitaire d’un ami, on révèle une réalité". Notons au passage que le journaliste en question possède un pass sanitaire personnel en ordre.

Quant à la question plus générale de savoir si on peut faire des choses interdites dans le but d’obtenir une info, Stéphane Hoebeke répond : "Le fait que parfois, un journaliste dépasse les limites imposées par la loi pour démontrer une situation, parce que le but de l’information l’emporte et est justifiée, on doit pouvoir l’accepter. Dans ce cas-ci le sujet le justifie tout à fait, à la fois le recours à la caméra cachée et l’utilisation d’un covid safe ticket au nom d’une autre personne. D’autant qu’on a expliqué dans le sujet l’objet du reportage et les limites de l’exercice et on a flouté les établissements concernés".

Cela dit, il ne faut pas le faire trop souvent

Pour le juriste, tout est question de "balance des intérêts", c’est-à-dire qu’il faut mettre en balance d’une part la loi que l’on ne va pas respecter et l’intérêt du sujet. Pour nous faire comprendre cette notion de balance, Stéphane Hoebeke prend des exemples plus lourds, par exemple pour un sujet sur les sites montrant des violence sexuelles sur enfants ou sur la facilité à se procurer de la drogue, un journaliste pourrait se faire filmer en train de s’en procurer. "On sait qu’on commet une infraction mais elle est couverte par l’objet du reportage. Après, ça ne veut pas dire que l’on doit mettre nos journalistes dans des situations dangereuses ou illégitimes parce qu’en cas de problème, ce sont eux qui devront s’expliquer devant la justice".

Stéphane Hoebeke précise bien qu’il ne cautionnerait jamais une infraction qui mettrait en danger la sécurité de journalistes et/ou de tiers. Comme le fait de commettre un excès de vitesse pour prouver une absence de contrôles, si on veut reprendre l’exemple donné par l’internaute. "Dans ce cas, la balance des intérêts ne serait pas respectée".

Une question similaire avait été posée lors de la diffusion d’un reportage sur le déboulonnage de statues de Léopold II.


►►► A lire aussi sur Inside Déboulonnage de statue : la RTBF "complice de vandalisme" ?


 

Un restaurateur n’est pas un flic

C’est aussi une question qui revient dans les commentaires : un restaurateur ou un cafetier qui demande à voir les cartes d’identité, est-ce légal ?

"Est-ce vraiment là le rôle de l’Horeca ?? Vérifier le pass et l’identité ??
Je préfère qu’ils mettent tout leur savoir-faire dans la cuisine, l’hygiène et l’ambiance", commente Chantal V.

Cet aspect n’est pas abordé dans le reportage dont nous parlons. Aurait-il fallu l’évoquer ? On touche là aux limites de l’exercice journalistique : il est impossible d’être exhaustif dans chacun des sujets. La couverture d’une actualité doit s’appréhender plus globalement : ici par exemple il en a été largement question dans d’autres sujets. Qu’il s’agisse des demandes de balises demandées par la Ligue des droits humains ou des modalités de contrôles. Et là, on peut se demander si la consultation de reportages "solitaires" sur les réseaux sociaux (en dehors d’un contexte éditorial, comme dans le suivi régulier d’un journal papier ou un JT) ne conduit pas parfois à percevoir l’information comme plus parcellaire qu’elle ne l’est réellement.


►►► Cet article n’est pas un article d’info comme les autres… Sur la page INSIDE de la rédaction, les journalistes de l’info quotidienne prennent la plume – et un peu de recul – pour dévoiler les coulisses du métier, répondre à vos questions et réfléchir, avec vous, à leurs pratiques. Plus d’information : là. Et pour vos questions sur notre traitement de l’info : c’est ici.


►►► Lire l’article Si j’organise un événement, comment contrôler la validité d’un Covid Safe Ticket ?

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