Chronique littérature

Reparution de "Manhattan Transfer" de John Dos Passos, peinture sensitive, sonore et cinématographique d’une ville

© Bettmann via Getty Images / Couverture : Gallimard

Sophie Creuz nous propose un roman célèbre, "Manhattan Transfer" de John Dos Passos, qui reparaît dans une nouvelle traduction aux éditions Gallimard.

Si pour certains, Manhattan Transfer est surtout le nom d’un célèbre groupe de musique jazz-pop des années septante, c’est aussi et surtout le titre du roman de Dos Passos, paru en 1925. Roman qui reparaît, ces jours-ci, dans une nouvelle traduction française qui lui redonne toute l’extraordinaire dynamique qui avait fait son immense succès à sa parution.

Il est régulier maintenant, en particulier chez Gallimard, de reproposer des nouvelles traductions, plus proches de l’original, parce qu’en France dans les années d’avant-guerre on avait tendance à adapter les romans étrangers à la langue française, avec parfois des catastrophes, des amputations ou carrément des réécritures.

Il y a quelques années, Gallimard a même proposé deux nouvelles traductions de "1984" de George Orwell ; l’une a créé la polémique, quant à l’autre, parue dans la collection de La Pléiade, était signée Philippe Jaworski qui signe aussi cette retraduction de "Manhattan Transfer".

New York, personnage monstrueux et dévorant

Sophie Creuz est subjuguée par l’inventivité et la puissance de cette œuvre, sa capacité à incarner la ville de New York, mais aussi une époque qui renvoie à la nôtre.

New York en est le décor mais est aussi le personnage principal de ce roman. Un personnage tentaculaire, monstrueux, dévorant, qui attire une foule de gens, venus par bateau, par train, à pied ; des gens qui disparaissent et réapparaissent entre ces lignes surplombées par le métro aérien en bruit de fond.

On comprend que ce roman ait marqué la littérature et les arts en général parce qu’il propose une peinture extrêmement sensitive, sonore et cinématographique d’une ville, dans une sorte de long travelling, entrecoupé de scènes qui se juxtaposent et de séquences simultanées. C’est prodigieux, nous sommes réellement emportés par le flot de l’existence d’hommes et de femmes, d’anonymes, de riches et de pauvres, d’Américains bon teint, d’immigrants du monde entier, de banquiers et de dockers, qu’on découvre en même temps ou successivement.

Tous veulent "être au cœur des choses", faire partie de cette métropole qui les attire, les avale, les propulse un moment au sommet de la vague avant une nouvelle dégringolade. Et John Dos Passos a réussi à inventer un style, comme Eisentein au cinéma inventait, au même moment en Union soviétique, une esthétique nouvelle qui colle à cette frénésie moderne. Un style qui est tout à la fois un mouvement continu et un kaléidoscope de scènes, d’apartés, de dialogues qui se déroulent dans différents quartiers de la ville.

On ne sait pas toujours tout de suite qui parle, il faut se souvenir des douze personnages que l’on suit mais peu importe au fond, car l’histoire individuelle de chacun est avalée par New York et par cette course à la réussite ou à la survie. C’est cela le thème, comment l’argent vous sauve ou vous perd, comment il forge des espoirs ou corrompt des idéaux, fait naître l’espoir ou la désillusion.

Un roman qui interpelle et bouleverse

Au moment où il écrit le livre, John Dos Passos était proche des libertaires, puis des communistes avant que les horreurs de Staline lui fassent changer d’avis.

Mais il perçoit aussi dans ce roman une autre tragédie, celle du capitalisme cruel, sauvage, brutal, qui va précipiter des millions d’Américains dans la misère à la suite de la Grande Crise, du krach de Wall Street. Et comment ne pas penser à aujourd’hui ? Le Dieu argent brille toujours autant ; d’autres migrants arrivent en bateau, à pied, attirés par la grosse pomme de l’Europe, poussés par le même espoir qui habite les personnages de ce roman qui capte admirablement à la fois ce rêve collectif et la solitude tragique, profonde de chacun.

Cette traduction est d’une richesse plastique formidable. Et elle n’édulcore pas non plus une vision de l’autre un peu rude, qui existe hélas, avec un vocabulaire qui échaude, que le politiquement correct d’aujourd’hui ne tolérerait plus dans un roman. Un vocabulaire qui montre bien que le mépris pour l’autre est hélas largement partagé, même dans une ville comme New York où toutes les communautés se côtoient et endurent toutes des préjugés, en particulier de la part des Blancs nantis envers ces immigrés européens pauvres, Juifs, Italiens, Irlandais qui – ils ne le savent pas encore — feront l’Amérique.

En cela aussi ce roman nous interpelle et nous bouleverse, en plus de l’immense qualité de son écriture, qui capte tout, les bruits, les odeurs, les couleurs, les humeurs d’une ville industrielle en train de naître tout en dévorant ses enfants.

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