Réforme du statut d’artiste : quid des femmes artistes ?

Photo prise dans le cadre d'une action du collectif "Still Standing for Culture" durant la crise de coronavirus.

© OPHELIE - BELGA

Par Propos recueillis par Lisa Cogniaux

Cela fait des années que les travailleurs et travailleuses du secteur culturel réclament une réforme du "statut d’artiste". Cette réforme est désormais en marche ; une proposition stratégique a été rédigée par les cabinets Dermagne, Vandenbroucke et Clarinval suite à la formation d’un groupe de travail composé de représentant.es du secteur et des administrations concerné.es (le WITA).

Selon cette réforme, on ne parlerait plus d’artistes mais de "travailleurs et travailleuses des arts" pour intégrer tous les métiers, très différents, du secteur culturel.  La reconnaissance prendrait la forme d’une attestation individuelle, valable cinq ans et renouvelable auprès d’une Commission artistes renforcée et réformée, qui s’appellerait désormais "Commission du travail des arts". Après relecture et validation par les syndicats et les partis politiques, la proposition devrait être mise en œuvre le 1er octobre 2021.

Contexte et critiques

Le "statut d’artiste" actuel n’est pas un véritable statut puisqu’il s’agit d’aménagement des règles du chômage pour des travailleurs et travailleuses dont la nature du travail est l’intermittence. Ce faux statut est depuis longtemps critiqué par les travailleurs et travailleuses du secteur par rapport l’interprétation des règles qui serait laissée à l’Onem et à sa difficulté d’accès.

Tout critiqué qu’il soit, le statut reste pour l’instant un filet de sécurité indispensable pour de nombreuses personnes, qui grâce à lui bénéficient de la non-dégressivité de leurs allocations de chômage et peuvent faire face aux périodes sans contrat de travail. 

Dans une carte blanche, Upac-T, l’Union des professionnel·les des arts et de la création, a expliqué pourquoi elle soutenait la proposition de réforme dans son ensemble. Certaines associations et syndicats, dont le groupe F(s) (groupe de femmes et personnes sexisées issues du secteur artistique et culturel), craignent par contre "la casse sociale" si cette proposition est mise en œuvre telle quelle. Et notamment pour les femmes…

Les Grenades ont rencontré à ce sujet Marion Pillé et Emilienne Tempels du groupe F(s), ainsi que Marie Devroux qui est membre de Métal (Mouvement des étudiants-travailleurs des arts en lutte).


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Qu’espériez-vous de cette réforme ?

Emilienne Tempels : On avait l’occasion historique de changer de paradigme et de reconnaître la valeur non-marchande de l’art. Avec F(s), on a formé un groupe de travail pour réfléchir à des propositions d’amélioration du statut à partir de mai 2020. On a commencé à élaborer une proposition de statut qui serait comme un statut de fonctionnaire, et non plus lié à l’assurance-chômage. Mais très vite, le rapport de force a mené à se positionner par rapport au cadre imposé, qui était la réforme des règles du chômage... On a alors élaboré une proposition qui respectait ce cadre : on proposait que le statut soit délivré par une commission composée de travailleuses et travailleurs du secteur, tiré.es au sort de façon pondérée, avec une rotation tous les quatre à six mois. Le but était de pouvoir prendre en compte le travail réel et non pas uniquement le travail rémunéré sous contrat pour obtenir la protection de l’intermittence.

Marie Devroux : Avec Métal, on a pas élaboré de propositions de réformes, mais on s’inscrit contre certains points : on ne voulait rien de régressif, donc rien qui ne fasse perdre des droits à certaines personnes. Et on ne voulait pas sortir de la sécurité sociale, donc que le statut soit un statut à part entière et ne dépendent plus de l’assurance-chômage. Ce que Métal revendique, c’est une solidarité entre tous les métiers " discontinus ", qui ont accès à l’emploi de façon intermittente à cause de la nature de leur travail, pas uniquement entre artistes…

On avait l’occasion historique de changer de paradigme et de reconnaître la valeur non-marchande de l’art !

Que pensez-vous de la manière dont s’est composé et a travaillé le WITA, le groupe de travail qui a été créé pour cette réforme ?

Marie Devroux : La réforme s’inscrit dans un contexte glauque, une énorme crise de l’emploi et du secteur culturel suite à la pandémie, avec un calendrier imposé très rapidement… Pour se mettre tou·tes d’accord, cela prend forcément du temps : le secteur culturel est composé de réalités complètement différentes, entre un administrateur qui travaille à l’année, une comédienne qui a beaucoup de boulots, une jeune porteuse de projets qui va mettre 4 ans à monter son premier spectacle, un bdéiste qui travaille sans être rémunéré… Ce n’est pas normal que les négociations se fassent en vase-clos, avec des gens censés représenter le secteur, mais selon qui ? Tous les artistes ne sont pas affilié.es à des fédérations. Avec Métal, on n’aurait pas pu participer aux concertations parce que cela nécessitait d’être présent.e deux fois par semaine de manière bénévole, et quand on est précaire, c’est impossible. Celles et ceux qui sont autour des tables de négociation ne sont pas les personnes qui sont en galère.

Emilienne Tempels : Malgré tout le travail fait par F(s) pour réfléchir à des propositions, nous n’avons pas été tout de suite invitées autour de la table des négociations. Il a fallu s’imposer par un rapport de force. J’ai finalement représenté le collectif pendant les réunions, mais je n’ai pas eu l’impression que la proposition a été rédigée réellement suite aux discussions. Tout d’abord parce que sur plein de points, on n’avait pas abouti à un consensus. Finalement, notre unique marge de manœuvre était d’ajuster des curseurs pré-établis. La proposition à laquelle F(s) avait réfléchi a très vite été balayée lors des discussions parce qu’elle ne correspondait pas à l’agenda en place.

Quels sont les points que vous reprochez à la proposition de réforme actuelle ?

Emilienne Tempels : La philosophie générale de la réforme est une philosophie productiviste : si tu veux bénéficier d’allocations, tu dois contribuer. Ça tend à considérer la sécurité sociale comme une assurance individuelle, alors qu’il s’agit d’une caisse collective grâce à laquelle les personnes qui peuvent contribuer le plus aident celles qui ont le moins. On passe d’un renouvellement symbolique, sur un principe de confiance, à un renouvellement effectif, qui force à être "rentables" économiquement pour prétendre faire de l’art. Mais le secteur n’est pas rentable et manque de moyens. Permettre aux artistes qui gagnent moins d’argent d’être également assuré.es, c’est placer la culture en tant que secteur essentiel, comme l’éducation ou la santé, un secteur qui ne doit pas être soumis aux logiques marchandes.

N’est-ce pas quand même une victoire que l’accès au statut soit facilité ?

Marie Devroux : L’accès est facilité mais c’est la galère pour le renouveler ensuite, on se réjouit trois minutes et après on se rend compte qu’il y a un problème. Avant, c’était très dur d’avoir accès à la non-dégressivité de l’aide mais ça valait vraiment la peine parce que ça apportait une vraie sécurité !

Emilienne Tempels : Au sein de F(s), on critique énormément la proposition d’une commission artiste qui délivrerait une attestation dont les critères d’accès sont extrêmement flous. On craint que ça ne soit qu’un organe de contrôle supplémentaire. Je siège à la commission artiste actuelle, et je vois bien comment ça se passe : il y a énormément de dossiers, et les artistes qui y siègent n’ont pas le temps de les préparer. Dans les faits, les voix émanant des institutions ont plus de poids car les personnes qui les représentent sont salariées pour ce poste, elles ont le temps et l’habitude de traiter des dossiers.  Si tou·tes les artistes doivent passer par cette commission, ce qui n’est pas le cas actuellement, la masse de travail va au moins tripler. Or, leur proposition de commission est composées à moitié d’artistes siégeant pour deux ans. Il est absolument impossible qu’ils et elles aient le temps pendant deux ans de " défendre " correctement leurs collègues. D’où notre proposition d’une commission composée uniquement d’artistes tiré·es au sort pour six mois… Et qu’on proposait que cette commission soit l’unique étape pour bénéficier du statut, et pas une condition préliminaire.


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Marion Pillé : Avec cette attestation "travailleurs et travailleuses des arts", je vois un gros danger d’institutionnaliser les artistes. Vu comment la commission fonctionne aujourd’hui, on voit que ça reste super subjectif, qu’on ne sait pas avec quels critères exacts on peut définir un travailleur ou une travailleuse culturel·le. Plein de métiers sont oubliés ou méconnus, les gens qui ont des parcours autodidactes ou développent des pratiques alternatives risquent d’être effacés… C’est dangereux pour la diversité culturelle et la liberté de création. En plus, le texte prévoit très clairement la possibilité d’annuler une attestation à tout moment "en cas de fraude". Et si le mot fraude est bien écrit dans la proposition de réforme, il n’est jamais défini clairement.  

Les femmes ont structurellement une rémunération moins importante, ce sont elles qui auront plus de difficulté à renouveler le statut

Pensez-vous que cette réforme pèsera plus lourdement sur les femmes ?

Marion Pillé : La réforme va pénaliser les personnes qui sont déjà en galère et qui ont plus de mal à se faire rémunérer… L’étude La deuxième scène, parue récemment, analyse les inégalités entre hommes et femmes dans le domaine des arts de la scène à l’exception de la musique. Les chiffres sont très clairs : les femmes ont plus difficilement accès aux subventions, elles sont moins programmées… Elles ont structurellement une rémunération moins importantes, donc ce sont elles qui auront plus de difficulté à renouveler le statut. En plus elles sont plus nombreuses à avoir le statut de cohabitante, ce qui entraine une aide réduite. F(s) milite d’ailleurs pour la suppression du statut de cohabitant·e dans les règles de chômage.

Marie Devroux : Ça va être difficile pour toutes les personnes qui traversent des périodes creuses, je pense par exemple aux comédiennes de plus de 45 ans… ça peut être super violent pour une comédienne d’atteindre cet âge-là, il y a des vraies traversées du désert parce qu’il y a moins de rôles.

Emilienne Tempels : F(s) préconisait une année blanche pour toutes les grossesses, une année qui ne compterait pas pour renouveler son statut. Cela n’a pas été pris en compte dans la proposition qui émane du WITA, qui prolonge la période de renouvellement d’une durée non précisée mais qui sera sans doute celle du congé maternité (trois mois).

Marion Pillé : Avec ce renouvellement "durci" il faudra bien réfléchir avant de faire un enfant : ça pourra mettre les carrières en danger, ou pousser à se mettre soi-même en danger en retravaillant tout de suite après une grossesse alors qu’un certain nombre de métiers culturels sont physiques (danseuses, circassienne…)


Pour aller plus loin

 


Lisa Cogniaux est dramaturge et passionnée par les enjeux politiques soulevés dans les questions de représentations.

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