La température moyenne a augmenté dans la région du Bordelais d’1,5 degrés sur les vingt dernières années. Les vignerons sont à pied d’œuvre pour tenter de trouver l’équation qui leur permettra de perpétuer le caractère du vin de Bordeaux malgré le dérèglement climatique.
Cela a commencé comme une blague entre amis. Mais Pascal Chatonnet a vite été rattrapé par sa réputation d'"alchimiste" du vin de Bordeaux.
Créer le "bordeaux de 2050"
Ce vigneron a été mis au défi par une équipe de communicants de créer il y a quelques années "le bordeaux de 2050". Et il s’est lancé dans ce pari. "Bordeaux devrait dans le pire des scénarios actuels obtenir un climat similaire à celui de Tolède en Espagne aujourd’hui", explique-t-il devant les tonneaux de son Lalande de Pomerol. "Un climat plus chaud, plus sec, avec des variations de températures importantes. Alors j’ai pris du Merlot et du Cabernet cultivé dans le sud de la France, dans le sud de l’Espagne, au Maroc. Et j’ai fait un assemblage".
En bouteille, une fiction de ce que pourrait être le bordeaux de 2050. "Cela ne donnait pas un mauvais vin", sourit Pascal Chatonnet, "mais il était très différent de celui auquel on est habitué aujourd’hui, et qui fait le style, le type du vin de Bordeaux. Notre assemblage donnait un vin opulent, riche en alcool, plus gras, lourd, pâteux". En somme, un vin qui ne ressemble plus du tout à ce qui fait le bordeaux aujourd’hui.
Un défi pour les 12.000 producteurs de bordeaux
Ce défi, c’est celui que doivent relever au fil du temps, et sans fiction, les 12.000 producteurs des AOC (appellations d’origine contrôlées) du Bordelais, qui commercialisent 6 millions d’hectolitres par an.
Au cœur du Grand cru Saint-Emilion, sur les bords de la Garonne, Philippe Bardet y réfléchit depuis des années. La famille Bardet est propriétaire des lieux depuis le XVIIIe siècle, au moins. Et Philippe a été formé aux bonheurs et aux aléas de la vigne par les récits de son grand-père. "Mon grand-père et mon père se sont toujours bagarrés avec les instruments qu’ils avaient à disposition pour augmenter le taux de sucre… Et moi, depuis quelques années, on essaie de trouver des solutions pour baisser le taux de sucre", raconte le propriétaire des Vignobles Bardet, où trois de ses enfants travaillent à ses côtés.
Un taux de sucre et d’alcool plus élevés, des vendanges plus précoces : les conséquences du dérèglement climatique touchent tous les viticulteurs de la région. Le Bordelais a vu augmenter ses températures moyennes d’1,5 degrés ces vingt dernières années.
Les vignerons doivent s’adapter pour préserver leurs vignobles
Les vignerons doivent s’adapter, avec des pratiques quotidiennes pour lutter contre le gel, les grandes chaleurs ou la sécheresse. "Les années où l’on sent que le raisin est trop précoce, on laisse beaucoup de feuilles au-dessus des grappes pour les protéger du soleil", détaille Philippe Bardet.
Cet ingénieur-agronome de formation tente de bouleverser les codes depuis plusieurs décennies. Il s’intéresse au climat, mais aussi à la perte de biodiversité des sols. Il ne laboure plus pour préserver l’humus – qu’il appelle le "coffre-fort" de sa vigne. "Quand j’ai commencé en agronomie, on était plutôt dans la toute-puissance de la chimie et de la technologie", se souvient-il. "Aujourd’hui, on va chercher des talents là où ils sont. Que ce soit dans les bactéries, dans les champignons, dans les insectes et on essaie de 'manager' cela. On ne lutte plus contre la nature."
►►► À lire aussi : Même les vins de Bordeaux se mettent au bio
Laisser des couverts végétaux, planter des haies et des arbres ; et surtout, agir sur les cépages : voici quelques-unes des pistes de travail pour les viticulteurs de la région.
À Bordeaux, c’est le Merlot qui est le cépage plus répandu. Et justement, c’est aussi ce cépage qui est plus particulièrement sensible aux dérèglements du climat.
Six nouveaux cépages jugés plus résistants
Depuis 2009, les chercheurs du laboratoire Ecophysiologie et Génomique Fonctionnelle de la Vigne de l’INRAE viennent en aide aux viticulteurs. Sur une parcelle d’étude, ils ont testé 50 cépages – bordelais ou plus méridionaux – minutieusement étudiés sur des dizaines de paramètres.
"Grâce à cette recherche et à ce nombre important de données, il est ressorti six cépages qui sont un équilibre entre les préconisations faites par les chercheurs sur des critères de tardiveté, une dégustation faite à partir de ces cépages et les viticulteurs disant : oui, moi avec celui-ci ou celui-là, je sens que je peux faire du bordeaux un jour et c’est dans la typicité de ce que j’ai envie de faire", détaille Marie-Christine Dufour, directrice technique du Conseil interprofessionnel des vins de Bordeaux.
Ces six cépages viennent d’être autorisés cette année officiellement. Des tests grandeur nature, plus conséquents, vont donc être réalisés dans les propriétés elles-mêmes. Les vignerons ne pourront s’en servir qu’avec parcimonie – ces nouveaux cépages ne devront pas représenter plus de 10% des assemblages.
►►► À lire aussi : France : sale temps pour le vin de Bordeaux !
Régisseur du Château Roquefort dans l’Entre-deux-Mers, Samuel Mestre se lance sur 4000 pieds. Il va planter deux de ces cépages rouges – que les chercheurs ont trouvés plus tardifs et plus résistants. "L’arinarnoa est un cépage issu d’un croisement entre Tannat et Cabernet Sauvignon, qui sont plutôt résistants au mildiou naturellement. On peut penser que leur 'fils' aura pris ces caractéristiques", explique cet ingénieur de formation. "L’autre cépage, le Casse-tête, est un cépage qui a été oublié de cette région, peut-être à tort. Peut-être aussi à cause de sa tardiveté. C’est l’intérêt : voir dans ces cépages si on n’a pas la pépite qui nous permettra de faire le bordeaux de demain."
À Saint-Emilion, Philippe Bardet fait lui aussi des tests sur l’une de ses parcelles. Il essaie notamment d’utiliser des cépages locaux qui avaient été oubliés. Le seul aiguillon pour les vignerons est de garder le caractère et la typicité qui ont fait des vins de Bordeaux leur renommée d’aujourd’hui.