Belgique

Rapport sur les inégalités de richesses d’Oxfam : les choix méthodologiques remettent-ils en cause ses conclusions ?

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Par Romane Bonnemé et Guillaume Woelfle

"Les plus grands 80 milliardaires possèdent plus de richesse que la moitié de la planète", lançait ce lundi l’ONG Oxfam, à l’occasion de la publication de son rapport annuel sur les inégalités dans le monde. Largement partagée, cette étude fait pourtant des vagues, notamment dans des milieux libéraux. La méthode est-elle trompeuse ? Les conclusions sont-elles fausses ? Nous avons interrogé trois économistes sur le sujet. D’après eux, les choix méthodologiques d’Oxfam sont discutables et sa conclusion dépend des indicateurs utilisés.

C’est un rapport d’une soixantaine de pages qui sort chaque année à l’occasion de l’ouverture du Forum économique mondial de Davos. Intitulée "La loi du plus riche", l’étude d’Oxfam prétend démontrer, chiffres à l’appui, que la fortune des ultra-riches a augmenté cette année, au détriment des personnes vivant dans la pauvreté. Ainsi, selon l’ONG "la fortune des milliardaires augmente de 2,7 milliards de dollars par jour alors même que les salaires de 1,7 milliard de personnes ne suivent même pas le rythme de l’inflation".

Plus loin dans le rapport, Oxfam précise aussi que "les élites se réuniront dans la station de ski suisse (à Davos où a lieu le Forum économique mondial, ndlr) à l’heure où la richesse extrême et l’extrême pauvreté ont augmenté simultanément pour la première fois en 25 ans."

Dans certains milieux, économiques ou libéraux, l’étude a été critiquée pour sa méthodologie qui remettrait en cause ses conclusions.

Nous avons demandé à trois économistes leur lecture de cette étude :

  • Xavier Dupret, économiste à la Fondation Joseph Jacquemotte

  • Etienne de Callataÿ, Chief Economist d’Orcadia Asset Management et professeur d’économie à l’UCLouvain et l’UNamur.

  • François Maniquet, économiste et professeur à l’UCLouvain

Le classement des fortunes selon Forbes, discutable et pas forcément le bon indicateur

"Sur les dix dernières années, les milliardaires ont doublé leur richesse, gagnant près de six fois plus que les 50% de la population mondiale la moins riche." Pour arriver à cette conclusion, Oxfam utilise le classement des milliardaires établi par Forbes tous les ans.

Et Forbes utilise la notion de patrimoine net, ou plutôt d’"actifs nets", soit les actifs immobiliers et financiers moins les dettes, pour comptabiliser la fortune des milliardaires. La première critique est là. Selon nos économistes, cet indicateur ne permet pas vraiment de savoir qui est riche ou ne l’est pas.

"Une personne qui fait un emprunt de 300.000 € pour acheter sa maison est donc endettée 300.000 €. Elle a un actif net négatif de 300.000 € qu’elle doit rembourser tous les mois, explique François Maniquet de l’UCLouvain. Sa richesse est alors en négatif de 300.000€ mais, cela ne veut pas dire que cette personne est pauvre, et si elle a réussi à emprunter cette somme auprès d’une banque, c’est qu’elle ne le sera certainement jamais."

Et l’économiste de prendre un exemple inverse. "Vous avez des milliards d’êtres humains qui sont dans l’incapacité totale d’emprunter 1 dollar, mais qui sont considérés comme ayant un actif net positif."

Dans ces actifs nets, Forbes tient également compte des actions et différents titres cotés en bourse détenus par les milliardaires. Forbes indique d’ailleurs que cette liste est "un instantané de la richesse à partir des cours de la bourse et des taux de change". Mais cette conversion de la valeur d’action en richesse en a fait tiquer certains. Et les trois économistes interrogés aussi.

"La valeur de votre richesse quand vous avez placé en Bourse n’est pas exogène, elle dépend elle-même de taux d’intérêt. Et donc, si les taux d’intérêt augmentent, la valeur de l’action va diminuer. Est-ce que ça veut dire que les riches sont moins riches ? Absolument pas, puisque leur capacité à dégager du revenu de leur patrimoine n’a absolument pas bougé", explique François Maniquet.

Choisir les actifs nets est la meilleure option, même si elle n’est pas irréprochable

Xavier Dupret

Xavier Dupret, économiste à la Fondation Joseph Jacquemotte, corrobore les propos de son confrère. "Faut-il prendre en compte les actions dans le patrimoine ? Oui, puisque cela ne fait aucun doute que l’action appartient à quelqu’un. En revanche, c’est très fluctuant suivant les cours de bourse, et la photographie est imprécise, mais ce problème-là existe depuis l’invention de la Bourse. Oxfam, le pape ou moi-même n’y sommes pour rien".

Bref, l’estimation des fortunes par Forbes est globalement imprécise due aux cours de bourse photographiés à un instant T, et à la déduction des dettes. Oxfam assume pourtant avoir sélectionné cet indicateur. "La manière de calculer des patrimoines nets de grandes fortunes, c’est de prendre en compte la rémunération en cash et la rémunération en actions. Elon Musk n’aurait jamais pu acheter Twitter à 44 milliards de dollars, il ne les avait pas sur son compte en banque", répond Quentin Parrinello, responsable plaidoyer, Justice Fiscale et Inégalités, au sein d’Oxfam.

In fine, pour Xavier Dupret, "choisir les actifs nets est la meilleure option, même si elle n’est pas irréprochable".

La sélection du classement des plus grandes fortunes établi par Forbes pose une autre question de méthodologie, reconnait Xavier Dupret. "Dire que Bernard Arnault est riche de ses entreprises, c’est vrai parce que c’est son entreprise et qu’il en tire des dividendes, mais ce sont avant tout des entreprises. C’est l’entreprise qui est riche avant d’être Bernard Arnault. Mais je comprends pourquoi Oxfam le joue comme cela : c’est plus efficace pour résumer le propos en 280 caractères sur Twitter."

Pour l’économiste Etienne de Callataÿ, le classement des plus grandes fortunes n’est pas juste un problème de méthodologie, c’est tout simplement un mauvais indicateur. "Ils ont choisi un indicateur people : "quel est le patrimoine des Bill Gates, des Elon Musk ou des Bernard Arnault ?", En réalité, cela ne change rien à notre vie. Que la fortune détenue l’année dernière par 200 personnes soit à présent détenue par 20 personnes ne change rien aux inégalités dont souffrent les plus pauvres de ce monde." Le "chief économist" d’Orcadia aurait donc préféré l’utilisation d’autres indicateurs d’inégalité, comme l’indice de Gini (voir ci-dessous).

Enfin, François Maniquet remet en question la pertinence d’utiliser la notion de richesse dans ce type de classement. Pour lui, "si on s’intéresse au niveau de vie, c’est beaucoup plus intéressant de se pencher sur le revenu que de s’intéresser à la richesse".

Pour Oxfam justement, étant donné que "les inégalités de richesse sont encore plus grandes que les inégalités de revenus", il vaut mieux d’abord s’attaquer à la richesse, a fortiori, quand "les riches peuvent gagner de l’argent sans lever le petit doigt". En effet, selon l’ONG "les grandes fortunes tirent l’essentiel de leurs revenus des flux financiers découlant de la possession d’actifs tels que des terres, des biens immobiliers, des entreprises et des actions".

Les trois économistes ne remettent pas en question l’affirmation d’Oxfam selon laquelle les grandes fortunes seraient plus riches que l’année précédente. Cependant, le choix de prendre ce classement comme indicateur des inégalités dans leur ensemble est discutable.

Faudrait-il mesurer les inégalités autrement ?

"Traditionnellement on appelle 'inégalité' l’écart par rapport à la moyenne, résume François Maniquet. Mais soit on compare les inégalités par rapport à la moyenne dans un pays donné et là on verrait que les inégalités à l’intérieur des États-Unis s’accroissent, par exemple. Soit on considère les inégalités sur une échelle mondiale, et dans ce cas on verrait que ces inégalités se réduisent suite à la mondialisation."

Mais attention, si en comparant tous les pays du monde ensemble, les inégalités tendraient à se réduire, elles sont toujours beaucoup plus importantes qu’en étudiant les inégalités à l’intérieur d’un seul État. Dans son rapport, Oxfam affirme que les inégalités augmentent dans les deux cas, tant à travers les États qu’au niveau mondial.

Cette distinction étant posée, existe-t-il un indicateur d’inégalité qui tiendrait compte des revenus, et non plus du patrimoine, et qui le ferait en analysant la dispersion des revenus par rapport à une moyenne ? François Maniquet et Etienne de Callataÿ citent l’indice de Gini.

L’indice de Gini est un coefficient qui mesure la répartition d’une variable (souvent les revenus, parfois le patrimoine) dans une population. Plus l’indice est proche de 0, plus les revenus sont répartis équitablement, plus l’indice approche de 1, moins c’est équitablement réparti.

Ce coefficient peut être représenté à l’aide d’un graphique.

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La ligne en pointillé représente une situation parfaitement égalitaire dans laquelle : 10% de la population reçoit 10% des revenus, 50% de la population reçoit 50% des revenus, etc.

La ligne au trait plein représente généralement la situation réelle d’une population : les 10% de la population les plus pauvres ont moins que 10% des revenus, la moitié la plus pauvre de la population a moins que 50% des revenus et cela se rattrape avec les derniers % de la population les plus riches qui ont davantage de revenus que ce qu’ils représentent en termes de population.

Plus la zone A (entre les deux courbes) est grande, plus le coefficient de Gini approche de 1, moins les revenus sont répartis équitablement.

Et c’est un indicateur que préfère largement Etienne de Callataÿ. "Cet indicateur ne repose pas sur quelques personnalités très riches. Une augmentation du patrimoine de ces quelques super riches aura peu d’impact sur le coefficient de Gini, tout comme cela en a très peu sur les niveaux d’inégalité réels. Il est beaucoup plus représentatif des écarts réels, à grande échelle, dans une population."

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Ainsi, pour la Belgique par exemple, l’indice de Gini publié par le Bureau fédéral du Plan indique que les inégalités se réduisent petit à petit dans notre pays entre 2004 et 2021, les chiffres de 2022 ne sont pas encore disponibles. Il n’existe en revanche pas d’indice de Gini au niveau mondial permettant de mesurer les écarts de revenus entre les plus riches et les plus pauvres de notre planète.

Tout au plus, nous pouvons dire que notre pays fait partie des pays les plus égalitaires du monde avec les pays d’Europe centrale ou la Scandinavie, avec un indice de Gini compris autour de 0,25. Les pays les plus inégalitaires qui se trouvent en Afrique ou en Amérique du Sud ont un indice qui évolue autour de 0,6.

Pour Xavier Dupret, l’indice de Gini n’est pas idéal non plus. "L’indice de Gini lisse tellement la distribution des revenus dans des moyennes qu’il cache les anomalies, les situations exceptionnelles de revenus dans un sens ou dans l’autre dans une population donnée. Par exemple, si 5% de la population n’a rien et dort sous les ponts, cela ne se verra pas dans le coefficient de Gini. Donc l’indice de Gini n’est pas parfait non plus."

Oxfam noircit-il le trait ?

Après ces débats sur les indicateurs, revenons au vif du sujet : le reste de la méthodologie d'Oxfam permet-elle de démontrer un accroissement des inégalités ?

Là encore, une faille apparaît et Oxfam ne la cache pas puisqu’elle apparaît en toutes lettres dans leur note méthodologique : "les données chinoises ne sont pas prises en compte car elles ne semblent pas fiables." Pourtant, pour Etienne de Callataÿ, cette exclusion vient directement fausser les conclusions du rapport : "Grâce à l’amélioration du pouvoir d’achat dans le monde, notamment en Chine, on ne peut pas dire qu’à l’échelle de la planète les inégalités augmentent", avance-t-il.

Pourtant, ce choix méthodologique, "n’a rien à voir avec Oxfam" répond son porte-parole Quentin Parrinello. "Il y a un débat depuis très longtemps sur la qualité des données fournies par les autorités chinoises sur un très grand nombre de statistiques aux institutions internationales, notamment par l’Organisation Internationale du Travail". Raison pour laquelle Oxfam exclut la Chine de ses statistiques.

Xavier Dupret pointe un autre élément problématique dans la vision d’Oxfam : le fait d’utiliser des statistiques hypermondialisées. "La richesse est un fait national, et il faut comparer des économies qui sont proches les unes des autres. Donc je n’aurais pas mis dans le même ensemble un Kenyan et un Belge pour comparer leur richesse ou leurs revenus. Un dollar détenu par un Belge et un dollar détenu par un Kenyan ne valent pas la même chose en termes de pouvoir d’achat, donc ça n’a pas de sens de comparer la fortune d’un riche américain avec celle d’un Kenyan, sauf à travailler en parité de pouvoir d’achat."

La parité de pouvoir d’achat est une méthode utilisée en économie pour comparer les pouvoirs d’achat entre pays sans dépendre des différences de prix. Autrement dit, cela évite l’écueil du même dollar qui permet d’acheter moins de marchandises aux Etats-Unis qu’au Kenya car les prix des marchandises au Kenya sont plus faibles. Oxfam a utilisé la parité de pouvoir d’achat pour estimer le niveau de taxation des plus riches, mais pas pour comparer le patrimoine des habitants.

Pour ses détracteurs, les conclusions d’Oxfam peuvent être remises en question car Oxfam sélectionnerait ses sources et méthodologies pour arriver précisément à la conclusion qu'ils visent. "Ce qui motive Oxfam, c’est vraiment de montrer à quel point quelques personnes s’approprient l’ensemble de la richesse. Alors évidemment, ça les arrange de noircir le trait", reformule François Maniquet de l’UCLouvain.

Etienne de Callataÿ est finalement le plus critique avec la conclusion du rapport d’Oxfam sur les inégalités, qu’il remet en question dans son ensemble. En choisissant de se focaliser sur "une petite élite qui amasse d’énormes richesses", Oxfam trompe l’opinion estime celui qui était aussi conseiller du Premier ministre Jean-Luc Dehaene (CD&V) dans les années 90. "Ils choisissent un indicateur, celui des quelques grandes fortunes, qui n’est pas le bon et qui biaise la conclusion", critique-t-il encore; même s’il loue l’intention d’Oxfam de vouloir amener les inégalités dans le débat public.

Oxfam balaie ces procès d’intentions. Selon son porte-parole, l’ONG avance plutôt des "estimations a minima". "Contrairement à ce qu’on voudrait nous reprocher, indique Quentin Parrinello, on ne prend jamais le chiffre le plus spectaculaire, parce que dès qu’une source ne nous apparaît pas assez fiable, on ne l’utilise pas".

Xavier Dupret se montre moins sévère avec les conclusions d’Oxfam qu’avec sa méthodologie. "Certains milieux ont juste envie de mettre en évidence des failles méthodologiques évidentes et qui pourraient être dépassées pour ne pas parler de l’essentiel. L’essentiel, c’est le FMI qui le dit, et ce n’est pas un groupe de dangereux gauchistes : l’écart de revenus entre les 10% les plus riches de la population et les 10% les plus pauvres s’agrandit."

Le résumé

Sur base des avis des trois économistes interrogés, nous pouvons conclure que :

  • Le classement de Forbes indiquant que les super-riches se sont enrichis au cours des dix dernières années n’est pas problématique en lui-même selon les économistes que nous avons interrogés. Même si l’indicateur des actifs nets fait débat parce que la prise en compte des dettes déforme la réalité financière, cette remise en cause de cet indicateur ne contredit pas le fait que la fortune des plus riches s’est accrue.

  • Si ce classement n'est pas faux en soi, il est discutable de l'utiliser pour vérifier si les inégalités ont augmenté en 2022 parce qu'il ne mesure que l'écart entre les extrêmes les plus riches et les plus pauvres de la planète lors de l’année 2022. D’autres indicateurs des inégalités comme l'indice de Gini pourraient montrer des conclusions différentes sur l’augmentation des inégalités en 2022.

  • D'autres choix méthodologiques comme l'exclusion des revenus en Chine ou la sélection des revenus sur tout le globe sans neutraliser le niveaux des prix dans chaque pays (via la parité de pouvoir d'achat) peuvent être de nature à remettre en cause la conclusion globale de l'étude sur l'augmentation des inégalités de revenus dans le monde.

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