Dans quel monde on vit

Raphaël Glucksmann : "La jeunesse peut nous sauver et elle va nous sauver"

© Allary Editions/Julien Mignot

Raphaël Glucksmann écrit à la jeunesse : Lettre à la génération qui va tout changer (Allary Editions). A 42 ans, l’essayiste et député européen prétend que ce sont celles et ceux qui ont 20 ans aujourd’hui qui vont changer le monde. C’est son pari. "Ne sous-estimez jamais votre pouvoir", leur dit-il.

Mais qu’est-ce que le pouvoir ?

Le pouvoir, pour Raphaël Glucksmann, c’est la capacité qu’on a à transformer les choses. Et c’est deux choses :

  • c’est la capacité qu’on a à être acteur sur le monde, à décider de son destin. C’est son autonomie.
  • c’est aussi une entité à laquelle on veut accéder.

"Et ce qui est fascinant d’ailleurs aujourd’hui, c’est que j’ai l’impression que les gens qui sont prêts à vendre père et mère pour accéder au pouvoir, reculent d’effroi au moment de l’exercer. Ils aiment l’apparat du pouvoir, ils veulent être présidents, avoir les courbettes, mais au moment d’exercer réellement le pouvoir, par exemple dans la pandémie, au moment de conditionner les aides apportées aux entreprises pour engager la transformation écologique, ils reculent et attendent de ne plus avoir de pouvoir pour l’exercer réellement. C’est un moment fascinant, parce que les puissants consentent à l’impuissance."

C’est une histoire de lobby, de normes, de contre-pouvoir, ou de puissances particulières qui deviennent plus puissantes que le pouvoir de la cité.
 

Retrouver notre puissance politique

"Je pense qu’il y a une volonté d’impuissance. Je pense qu’ils n’utilisent même pas les leviers qu’ils ont encore. Quand on va voir le haut représentant de l’Union européenne, Josep Borrell, et qu’on lui demande d’utiliser le pouvoir qu’a l’Europe - parce qu’on est tout le temps dans cette complainte qui vise à dire que l’Europe est en déclin, qu’on n’a plus de puissance, qu’on n’a plus rien à dire sur le marché du monde – mais enfin on reste le premier marché du monde ! Donc on a des outils de puissance, on pourrait les utiliser par exemple dans notre rapport à la Chine.

On a accepté le fait qu’on était en déclin, constate Raphaël Glucksmann : on a accepté cette idée qu’on était devenu impuissant sur la marche du monde. Mais l’Europe est puissante aujourd’hui ! En réalité, il n’y a pas une multinationale qui peut vivre sans le marché européen. On est puissant, mais on décide de ne pas traduire ça en puissance politique, de ne pas mettre notre puissance commerciale au service de nos intérêts à long terme.

"Ce sont nos dirigeants qui ont accepté cet état de fait, qui ont accepté qu’on pouvait continuer ad vitam aeternam le libre-échange, qui ont désindustrialisé l’Europe, qui ont favorisé les actionnaires des multinationales et les puissances comme la Chine, qui ont installé l’Europe dans un rapport au monde de purs consommateurs. Aujourd’hui, on est consommateur de biens made in China et on n’est plus producteur. Et ce sont les dirigeants de la Commission européenne qui ont accepté cela."

Les lobbys sont puissants parce que le pouvoir politique s’efface. Des centaines de milliers de jeunes Français et Belges font des campagnes d’interpellation contre de grandes marques de textile, parce que dans leur chaîne de production, il y a de l’esclavage des Ouïghours. Ils font plier le patron d’Adidas, de Lacoste, d’H&M, avec leurs interpellations sur les réseaux sociaux.

Vers le devoir de vigilance

Le Parlement européen a enfin voté une loi sur le devoir de vigilance des entreprises, à l’échelle de l’ensemble de leur chaîne de production, qui permettra de virer les crimes contre les droits humains, les droits environnementaux et les droits sociaux. Il reste maintenant à la faire passer.

"L’idée est de dire que l’entreprise doit être responsable de toute la production. […] Aujourd’hui les multinationales ne répondent de rien parce qu’elles ne produisent rien elles-mêmes. C’est mettre fin à l’irresponsabilité et à l’impunité. Le fait pour Zara d’être responsable de l’ensemble de sa chaîne de production va changer ses méthodes de production. C’est toute l’idée du devoir de vigilance à l’échelle européenne. […]

Si on passe cette loi à l’échelle européenne, on a les moyens de changer la globalisation, de changer les structures de production dans le monde. Et cela suppose juste de la volonté politique. Et ce sont des centaines de milliers de jeunes, en Europe, qui ont poussé cette cause et qui ont même amené des députés européens qui semblaient très hostiles à l’idée au départ, la jugeant totalement irréaliste, à voter pour.

C’est le moment de montrer que la puissance publique peut s’élever au-dessus des intérêts particuliers. Evidemment, il y a un lobbying fanatique contre, de la part des grandes boîtes. Mais s’il y a l’attention du public, s’il y a la pression du public, je suis convaincu que les lobbies sont désarmés.

Une crise de civilisation

Pour Raphaël Glucksmann, on traverse l’une de ces grandes crises de civilisation. "Ce n’est pas simplement une crise des partis politiques, des syndicats, de telle ou telle institution. Qu’est-ce que l’Europe a à apporter au monde aujourd’hui ? Quel est le sens d’être européen ? On sait très bien que le productivisme effréné et l’humanisme triomphant de 5 siècles ont conduit à une sorte de fiasco, au colonialisme, aux crimes contre l’humanité, au réchauffement climatique, et que donc notre logiciel est fondamentalement battu en brèche."

Mais qu’est-ce qu’on a à dire ? Et ce moment où on ne sait plus vraiment ce qu’on a à dire, c’est un moment de crise de civilisation, c’est un moment extrêmement dangereux mais c’est aussi un moment d’opportunité, poursuit-il.

On a quasiment une page blanche, on a un stylo, on peut écrire une nouvelle histoire.

"Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve" – Friedrich Hölderlin

"Je suis convaincu que notre génération a raté l’enjeu principal, elle a été à côté de la plaque. […] Quand j’étais à Sciences Po, on avait l’impression qu’il n’y avait rien de dramatiquement tragique dans les choix qui nous étaient proposés et du coup, on a eu un rapport beaucoup plus dilettante à la chose publique que les jeunes d’aujourd’hui qui, eux, sont dans une perspective réellement tragique, parce que ce discours-là, ils en vivent déjà les effets."

Le monde est déjà entré dans un effondrement. Ce n’est pas la grande catastrophe, l’Apocalypse en une fois, mais ce seront des crises de plus en plus répétées, qui constituent le quotidien de cette jeunesse. Et donc cette jeunesse a un sens du sérieux beaucoup plus développé que le nôtre, même si à 20 ans, on est censé être dans un rapport léger à l’existence. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on ne leur a pas légué un monde qui leur autorise l’insouciance.

Je suis convaincu que parce que cette génération a conscience du péril de manière beaucoup plus charnelle que nous, elle peut nous sauver et elle va nous sauver. C’est mon seul et unique pari, sinon ça ne sert même à rien de s’engager en politique.

Si on peut lever un mouvement avec cette jeunesse qui n’a pas encore désappris à être spontané, qui n’a pas encore 'appris' à être cynique, à être fataliste, à être 'sage', qui n’a pas encore renoncé, ce sont eux qui peuvent réellement répondre aux défis du temps, affirme Raphaël Glucksmann.

La seule manière qu’on pourrait avoir de sauver nos démocraties et de sauver le monde de l’effondrement, c’est précisément la foi, l’énergie de cette jeunesse.

Europe first ?

"Je pense qu’aujourd’hui, il va falloir faire du 'Europe first'. Et que c’est la seule manière d’ailleurs d’avoir une politique écolo. C’est d’être capable de mettre les intérêts à long terme de l’Europe en premier, de montrer que la politique peut protéger et de faire en sorte qu’on rapatrie les productions industrielles en Europe."

Et ça, c’est un enjeu fondamental, poursuit Raphaël Glucksmann : "Si on n’a pas compris ça, franchement c’est Donald Trump qui gagnera, ou son équivalent en Europe, en France et partout ailleurs. Ce n’est pas parce que Donald Trump est sexiste, misogyne et raciste qu’un ouvrier du Michigan vote pour Donald Trump, alors qu’il a voté démocrate toute sa vie. C’est parce que Donald Trump est arrivé dans le Michigan, dans un paysage de ruine industrielle et qu’il a dit : on va sortir des fadaises du win-win de la globalisation heureuse ; vos dirigeants démocrates pour lesquels vous avez voté toute votre vie ont été incapables de produire ce discours-là.

Donc il faut écouter ça, comprendre ça et c’est la seule manière qu’on aura de sauver la démocratie et de se prémunir contre les Trump, les Salvini et les Le Pen.

Changer la manière de faire de la politique

Raphaël Glucksmann encourage les jeunes à aller voter, à s’engager en politique. Aux dernières élections, l’abstention concernait 8 jeunes sur dix ! La politique en France est devenue un microcosme.

"Le mouvement de rejet de la politique suscite un discours qui est très fort parfois dans les mouvements écolo, qui est de dire : on va changer la société, changer le monde, sans prendre le pouvoir. Mais ce discours nous emmène dans une voie de garage. La meilleure manière de faire en sorte que les institutions prennent les bonnes décisions, c’est de mettre les bonnes personnes dans les bonnes institutions. Et ça, ça s’appelle les élections, la scène politique. Si vous voulez vraiment changer la donne dans la société, vous devez vous investir en politique. Si vous détestez les partis existants, soit vous en créez d’autres, soit vous les investissez pour les changer de l’intérieur."

Il faut changer la manière de faire de la politique pour donner cette envie aux jeunes, clame-t-il.

Il faut mener des actions concrètes, cibler tel lobby, telle compagnie, telle chaîne de production, tel fournisseur, faire des actions en justice et faire pression sur nos dirigeants pour qu’on vote telle ou telle loi qui rende ce système-là impossible.

Le capitalisme en soi, ça n’existe pas. Non, ce qui existe, c’est Nike, Volkswagen, Siemens… et ces groupes-là, on va les attaquer, on va les obliger à céder. Et de petite victoire en petite victoire, on aboutira aux changements dont on a besoin, pour à la fois se préserver de la crise climatique et rétablir un sentiment de justice sociale et de sens de la politique dans ce monde.

Ecoutez ici l’entretien complet avec Raphaël Glucksmann, à partir de 26'40''

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