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Rania Charkaoui, pour plus de diversité dans les STEM dès l’université

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Par Jehanne Bergé pour Les Grenades

En Belgique, selon le top 100 des professions de Statbel, on ne compte que 13% d’ingénieures civiles, 19% de femmes managers TIC et seulement 11% de conceptrices de logiciels. Pour lutter contre ces écarts et déconstruire les stéréotypes genrés, chaque mois Les Grenades réalisent le portrait de femmes actives dans le monde des sciences, de la tech’ ou de l’ingénierie.

Depuis 2015, le 11 février est la Journée internationale des femmes et des filles de science. Rien de tel que cette date emblématique pour inaugurer cette série dédiée aux femmes scientifiques. Et puisqu’il s’agit de grand départ, intéressons-nous à la jeunesse. Rencontre avec Rania Charkaoui, 22 ans, étudiante en dernière année d’ingénierie biomédicale et co-fondatrice de WomInTech, une initiative qui encourage l’accès des jeunes filles aux filières scientifiques.

"Je ne sais pas si tu vas y arriver"

Remontons le temps... 2017, Rania Charkaoui termine ses secondaires dans une école réputée de la ville de Bruxelles. Inscrite en option latin-sciences, elle épluche les publications des universités afin de trouver sa voie. Elle se décide pour l’ingénierie, et se prépare à l’examen d’entrée de mathématique de l’École Polytechnique de Bruxelles (EPB). "Lorsque j’ai dit à mon prof de math que je voulais faire Polytech, il m’a répondu : ‘franchement c’est difficile, même moi j’avais raté l’exam d’entrée donc je ne sais pas si tu vas y arriver...’ Avec le recul cette remarque me choque vraiment..."

Heureusement, l’élève croit alors en ses ambitions et parvient à faire abstraction des propos décourageants. Durant sa rhéto, elle se rend aux cours préparatoires à l’examen qui se déroulent les samedis matin. Bien préparée, elle réussit l’épreuve d’entrée et s’inscrit à l’EPB.

En BAC 1, elle fait partie des 20% de filles inscrites en ingénierie civile. Dans cet univers particulièrement masculin, les travaux en commun sont parfois confrontant. "J’ai un caractère assez prononcé, je n’ai jamais hésité à donner mon avis. Les hommes ont l’habitude de parler plus fort que nous et de répéter ce qu’on dit. Dans mes projets de groupe, c’est arrivé très souvent. Je crois qu’ils ne font pas exprès, mais je les ai sensibilisés à laisser de la place aux filles."

Biais de genre et sexisme banalisé

Des hommes dans l’auditoire, mais aussi sur l’estrade. Le corps enseignant de la faculté de polytechnique est en effet composé d’une grande majorité de professeurs. Pourtant comme l’indique un rapport de l’ONU : les enseignantes de STEM (sciences, technologie, ingénierie et mathématiques) exercent une influence positive sur les performances des filles et leur poursuite d’études et de carrières dans ces filières.

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L’expérience d’apprentissage est cependant compromise lorsque les professeur·es renforcent les stéréotypes genrés à propos des aptitudes à étudier les STEM. On le sait, les biais sont une réalité, et certains comportements problématiques peuvent se révéler lourds de conséquences. "Le sexisme banalisé pendant les cours, ce n’est plus possible ! Je me souviens des commentaires d’un assistant qui durant les travaux pratiques (TP) me faisait des allusions sexuelles parce que je rigolais avec un ami ou que je faisais un trou dans un tube. Mais ça bouge, cette année il y a eu des plaintes au sein de la faculté."

Autre résultante des biais des professeurs : les contenus d’apprentissage qui prennent en compte des intérêts genrés ou des références plus masculines. "Par exemple, on devait réaliser un projet informatique à travers la création d’un jeu de poker en ligne. Moi ça ne m’intéresse pas le poker, je trouverais ça plus intéressant de créer un chatbot pour gérer les plaintes d’agressions sexuelles, au moins comme ça, on aurait un impact sociétal !"

Le sexisme banalisé pendant les cours, ce n’est plus possible !

Aussi, la communication interne et externe de l’institution a un effet sur l’accessibilité aux études. "Je suis en ‘Sciences de l'ingénieur’. Je ne comprends pas pourquoi on ne dit pas en ingénierie ? On dit bien ‘en médecine’, ‘en architecture’.... Aussi, certains documents administratifs à remplir sont encore au masculin, ce n’est pas normal !" Après vérifications, les autres universités du pays optent également pour le titre ‘Ingénieur’ car c’est l’appellation officielle au niveau de la Communauté française.

La diversité, une richesse

Dans son livre, "Invisible Women", Caroline Criado Perez éclaire sur les biais de genre dans la création et la recherche. En effet, la plupart des infrastructures et équipements que l'on utilise au quotidien ont été pensés par des hommes, selon leurs normes.

Je n’en peux plus de l’excuse ‘on ne trouve pas de femmes’. Il faut faire l’effort d’aller les chercher

La diversité sous toutes ses formes est essentielle dans l’ingénierie. Les personnes qui façonnent notre monde doivent être à l’image de la société. Comme le rappelle BECI, la diversité est un puissant levier en termes d’innovation, de créativité et de croissance. Selon Rania Charkaoui, il reste de nombreux efforts à fournir. "J’ai grandi dans une famille belgo-marocaine et je suis la première à avoir un master. Au fur et à mesure de mes études, j’ai réalisé que beaucoup de mes collègues de classe avaient des parents, des proches ingénieurs et j’ai été vraiment surprise ! La plupart d’entre eux savaient ce qu’était un·e ingénieur·e, moi j'ai appris grâce aux brochures de l'unif."

Elle continue : "Certaines écoles sont bonnes clientes de la faculté, tandis que d’autres n’envoient aucun·e élève. Dès lors, si tu es dans une école où on n’encourage pas cette filière, tu n’iras pas en polytech." Sensible à la question, l’EPB optimise aujourd’hui sa communication pour ouvrir les horizons. Plusieurs vidéos de portraits d’étudiant·es ont notamment été diffusées pour déconstruire les stéréotypes autour du profil des ingénieur·es et encourager les futur·es étudiant·es à présenter l’examen d’entrée.

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WomInTech, des solutions aux problèmes de société

"Mon métier est de trouver des solutions et de les implémenter. Dans ce cas-ci, ce ne sont pas des problématiques techniques, mais sociétales..." Avec son amie Nada El Bouharrouti, alors étudiante en deuxième master en électromécanique, elles créent en 2021 WomInTech, une initiative autour de la diversité des genres dans les STEM, et ce d’un point de vue étudiant.

"Nous avons lancé le projet pendant le confinement, on avait un peu de temps... Il y a quelques années deux étudiantes s’étaient impliquées dans la diversité. À travers Yes She Can, leur objectif était d’encourager les filles à s’inscrire, leurs actions étaient tournées vers les élèves de secondaire. Nous avons repris leur travail, mais avons décidé de nous attaquer également à d’autres problèmes..."

Les actions menées par WomInTech sont multiples : programme de mentoring, stages, campagnes sur les réseaux sociaux, conférences, ateliers… Ces initiatives sont à destination des élèves, mais aussi des étudiant·es de l’EPB. "On a notamment mis en place le WomInLab pour faire découvrir aux futures étudiantes un échantillon de ce qu’on fait pendant les labos. On a fait une communication ciblée en direction des jeunes filles de cinquième, sixième secondaire. Les retours ont été très positifs !"

Aujourd’hui, Rania Charkaoui est entourée de toute une équipe bénévole. Parmi les membres, pas un seul garçon. "Pourtant les candidatures étaient ouvertes à tous·tes. Par ailleurs, la plupart des personnes du groupe sont racisées. Nous subissons une deuxième couche de discriminations, et ce cumul donne envie d’être porte-parole."

Changer les représentations

En parallèle de ses études, et de WomInTech la jeune femme est également coach le samedi matin pour les élèves de rhéto qui participent aux sessions préparatoires à l’examen d’entrée de math. "Je note de grandes différences en termes de genre. Les filles y posent beaucoup de questions autour du niveau de l’examen, des compétences à acquérir, elles se demandent si elles peuvent réussir... Les garçons, eux, se questionnent sur les études, comme si pour eux l’examen était acquis."

Si elle enseigne les maths, ce n’est pas seulement pour exercer un job étudiant intéressant, mais surtout pour offrir aux jeunes d’autres représentations. "L’année dernière, il n’y avait que des mecs, j’ai râlé ! Ces cours sont la vitrine de la fac. Je n’en peux plus de l’excuse ‘on ne trouve pas de femmes’. Il faut faire l’effort d’aller les chercher."

Les rôles modèles sont essentiels pour que chacun·e puisse se projeter. Sur les réseaux sociaux, WomInTech publie régulièrement des portraits d’ingénieures, d’étudiantes, de profs ou de doctorantes. "On essaye de changer de l’éternel exemple de Marie Curie. Oui, c’est la première femme à avoir reçu le prix Nobel en 1903, mais depuis, seulement 17 femmes ont obtenu un prix Nobel de physique, chimie ou médecine... Il y a un problème !

Bonne nouvelle, dans le monde académique, les lignes sont en train de bouger. En octobre 2021, la cheffe du projet européen CALIPER - qui vise à supprimer les obstacles dans les carrières scientifiques des femmes- à l’ULB, Sara Aguirre, a présenté le Plan d’égalité de genre pour les STEM. En 2021 également, la cellule "égalité des genres" a été mise en place au sein de l’EPB. Enfin, l’année dernière le prix du doyen de la faculté a été remis à Rania Charkaoui et Nada El Bouharrouti pour leur engagement, ainsi qu’à Jeanne Dumoulin et Marie Dawant qui elles, se sont battues contre le sexisme dans le folklore étudiant.

Ce 11 février, les professeur·es de la faculté sont d’ailleurs invité·es à présenter le parcours et les recherches d’une scientifique dans leur cours. Aussi à partir du 11 février et jusqu’au 6 mars, le Laboratoire de Haute Tension de l’École polytechnique de Bruxelles accueille le festival F.A.S.T. Femmes Arts Sciences Technologies, une exposition qui aborde du point de vue historique et artistique la question de l’invisibilisation des femmes dans l'histoire de l’art, de la science et de la technologie.

Rendez-vous le mois prochain pour un autre portrait inspirant.

Les femmes dans la recherche astronomique et scientifique - Les Grenades, série d'été

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Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

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