Elisabeth Borne, une Première ministre en sursis
Chroniques
"La retraite, c’est toujours non". C’est ce que les syndicats clamaient à Paris et dans d’autres villes françaises...
Monde
© AFP/BELGA
"L’enfer de Matignon". C’est comme ça qu’est vu, par certains, le poste de Premier ministre en France. La métaphore a de quoi refroidir bien des prétendants. "Matignon", vous le savez peut-être, signifie l’Hôtel de Matignon à Paris, là où se trouvent les bureaux du Premier ministre – l’équivalent de notre "16, rue de la Loi". Le centre névralgique où le chef du gouvernement français reçoit des informations provenant de bien des services de l’Hexagone, dirige l’action donnée aux différents ministres, élabore des lois, contresigne les actes du Président de la République… Bref, gère le pays.
Un fameux bazar qui peut tournebouler la vie de certains, où des qualités de management, d’endurance, de connaissance des dossiers, d’écoute et de bons contacts avec les différentes composantes de la vie politique sont essentiels. Comme le rappellent nos confrères de la Libre Belgique, Jean-Pierre Raffarin qualifiait l’endroit de "magnifique machine à broyer". Bref, il faut un caractère bien trempé pour accéder à l’hôtel de la rue de Varenne.
Selon certains éditorialistes français, le mot "enfer" serait cependant à nuancer. Et cela depuis quelques années, plus précisément depuis les quinquennats Sarkozy puis Hollande. Le Président de la République, chef de l’Etat, serait à présent davantage dans une "hyper-présidence", se mêlant de beaucoup de choses. D’à peu près tout, en fait.
Au lieu d’un Premier ministre fort, animal politique qui pourrait lui tenir tête, comme ce fût le cas par le passé – avec des oppositions Giscard/Chirac, Mitterrand/Rocard…-, les présidents ont maintenant plus tendance à choisir des premiers ministres gestionnaires qui leur font peu d’ombre et qui sont en accord avec eux. Rappelons-nous de Bernard Cazeneuve, Manuel Valls, le tout récent Jean Castex… Quant à François Fillon, unique Premier ministre de Nicolas Sarkozy, on se souvient que le Président le qualifiait de "collaborateur". Condescendance au sommet. Personnalité un brin différente, Edouard Philippe était lui devenu plus populaire que son président Macron, ce qui avait causé certaines jalousies…
Rigueur, résistance et loyauté, sans attirer trop la lumière, voilà donc des qualités bien nécessaires pour briguer le poste.
Et Elisabeth Borne d’en cocher, des cases. Toutes, en fait. Le Président désirait une personnalité travailleuse, avec une fibre sociale et écologique et prônant l’économie productive… Une femme aussi, pour briser le cycle des nominations masculines, en cours depuis trente ans.
Elisabeth Borne a fait ses preuves. Elle a été plusieurs fois ministres sous Emmanuel Macron. Tour à tour au Transport, à la Transition écologique et au Travail. Trois ministères en "t" pour une trimeuse infatigable, ayant de très bons contacts avec les partenaires sociaux (dont les syndicats), qui ont mené à terme deux réformes majeures du quinquennat : la réforme de la SNCF et la réforme de l’assurance chômage.
Cette femme de 61 ans, au profil "techno", si bien rodée à l’administration et à ses turpitudes, s’entend à merveille avec Alexis Kohler, le Secrétaire général de l’Elysée (personne primordiale pour le président de la République). Sa fibre écologique et sociale, non feinte est dans la continuité avec la priorité écologique promise par Emmanuel Macron entre les deux tours de la présidentielle (et de-là, peut-être convaincre certains électeurs de ne pas se tourner vers l’alliance de Jean-Luc Mélenchon lors des législatives…).
Elisabeth Borne est une pupille de la nation. Son père, Joseph Bornstein, est décédé en 1972. Ce dernier aurait pris le patronyme Borne en 1950, lors de sa naturalisation. Juif d’origine polonaise, il a connu les camps après s’être engagé dans la résistance.
Ensuite il tiendra avec sa mère, pharmacienne originaire du Calvados, un laboratoire pharmaceutique. Sa famille a donc des racines en Normandie – son grand-père a été notamment maire de la commune fromagère de Livarot –. La Normandie, nous la reverrons un plus tard dans cet article…
Ayant perdu son père jeune, la jeune Elisabeth bénéficiera d’une bourse d’études et d’une rémunération. Et celles-ci furent loin d’être jetées par les fenêtres. Car c’est une bûcheuse, et les études vont être éclatantes. Prestigieux lycée parisien de Janson-de-Sailly, puis la toute aussi glorieuse école polytechnique (promotion 1981) avant d’être diplômée en tant qu’ingénieur à l’Ecole nationale des ponts et chaussée (promotion 1986). Une tête. Les mathématiques ne lui font pas peur. Et bien des ministères bénéficieront bientôt de son intelligence et de sa rigueur…
Attention tournis. Un CV… épastrouillant.
Son premier poste dans un ministère sera à l’Equipement, en 1987. Elle sera par la suite conseillère à celui de l’Education nationale dans les années 90. Ses "patrons" : Jack Lang et Lionel Jospin. Elle reste avec ce dernier sur la question des Transports durant la cohabitation (1997-2002). Elle quitte Matignon pour être directrice stratégie à la SNCF puis travaille chez Eiffage. Retour dans les bureaux politiques, à la mairie de Paris comme directrice du service urbanisme auprès de Bertrand Delanoë (2008-2013).
Elle sera pendant un an préfète de département et de Région. Le département, c’est la Vienne. La Région : Poitou-Charentes. Elle y côtoiera une certaine Ségolène Royale (alors présidente du Conseil régional), qu’elle suivra en tant que directrice de Cabinet au ministère de l’Ecologie. En 2015, elle prend la tête de la RATP, les transports publics parisiens.
En 2017, voilà qu’Emmanuel Macron termine sa chevauchée de campagne fantastique et arrive à la tête de l’Etat. Entre-temps, Elisabeth Borne, proche du parti socialiste, avait pris sa carte de parti chez LREM… Mais le parti centriste n’en est pas moins dépourvu de sensibilités politiques différentes. Elisabeth Borne, avec des personnes comme le ministre des Affaires Etrangères Jean-Yves Le Drian, elle fait partie de "Territoires et progrès", un groupe situé à gauche de la "Macronie".
Temps libre… Un concept intéressant
Elisabeth Borne à Libération, en 2018
Macron qui débauchera la patronne de la RATP dès son arrivée à l’Elysée aux trois postes ministériels déjà évoqués précédemment (ministre des Transport, de La Transition écologique et du Travail). Elle y mènera des réformes (déjà citées) ainsi que des plans, comme "Un jeune, Une solution", conçu pour ne laisser aucun jeune de moins de 25 ans "sur le bord de la route". Gérera le ministère du Travail en temps de pandémie de Covid-19… (Et élevant le "Taux d’emploi" à un chiffre plus vue depuis des décennies). Bref, peu d’ombres au tableau – Bien que l’opposition s'en donne déjà à cœur joie… –. Mais ça, c’est côté bureau. Côté image, sa notoriété pourrait être plus forte. C’est maintenant qu’il va falloir qu’elle gagne en visibilité.
Christophe Castaner, chef de groupe LREM à l’Assemblée nationale et ancien ministre de l’Intérieur, dit d’elle qu’"elle est la ministre des réformes impossibles rendues possibles". Et il n’est pas le seul à la complimenter. Des éloges, il en pleut sur elle.
Perçue comme une infatigable travailleuse, une efficace femme de dossiers à la compétence indiscutable, Elisabeth Borne ne jouit cependant pas d’une légitimité politique.
Et tel sera son prochain défi, à court terme : se faire élire députée. Elle se présente face aux électeurs pour la première fois. Dans le Calvados, du côté de Vire – espérons pour elle que le nom de la ville normande ne soit pas prémonitoire…-.
Il lui faudra ensuite s’affirmer en tant que femme politique. Bien qu’elle ait été ministre depuis cinq ans sans discontinuer, la nouvelle Première ministre n’a jamais brillé par des phrases marquantes ou des coups de gueule inoubliables. Que ce soit dans les médias ou dans la vie démocratique. Se contentant auparavant de répondre aux questions pré-écrites dans l’hémicycle, elle sera ainsi dorénavant au centre de l’arène lors des séances plénières. Sans filets, avec une opposition, plus nombreuse qu’auparavant après les législatives, et qui risque de tirer à boulets rouges, que ce soit du côté des Insoumis de J-L Mélenchon ou du Rassemblement national. Accepter de se prendre des coups, pour elle qui est vue par beaucoup comme quelqu’un qui n’a jamais commis d’impair notable en 5 ans.
Anne-Marie Idrac, ancienne ministre sous François Fillon, confirme, dans le Figaro de ce matin : "C’est une femme d’action très rigoureuse, qui n’est pas politicienne dans sa façon de développer ses projets. Elle est droite, loyale et d’une grande honnêteté intellectuelle".
"Je voudrais dédier cette nomination à toutes les petites filles en leur disant : 'allez au bout de vos rêves !'. Rien ne doit freiner le combat pour la place des femmes dans notre société".
Lors de la passation de pouvoir entre Jean Castex et Elisabeth Borne, cette dernière prononce ces mots. Car en France, une Première ministre, ce n’est pas ce qu’on pourrait appeler une chose courante (en Belgique aussi, soit dit en passant). Ce n’est que la deuxième fois que ce poste revient à une femme. Cela fait… 30 ans que cela n’était pas arrivé.
Et la précédente a laissé une trace dans l’histoire. C’était Edith Cresson. Nommée Premier ministre (et non pas Première, la dénomination n’ayant été changée que par après, sous le gouvernement Jospin) en mai 1991, elle ne restera au poste que… 10 mois.
Dix mois difficiles, emprunts d’attaques (sur sa politique et même sur son physique), de misogynie, de suspicion de liaison avec le Président… Il y aura aussi pas mal de bourdes de sa part "la bourse, j’en ai rien à cirer !" dira-t-elle à une journaliste ; elle compare les Japonais à des "fourmis". Mitterrand la remplacera par Pierre Bérégovoy à la suite de l’échec de la gauche aux élections régionales de mars 1992. Entre-temps, Edith Cresson avait atteint une cote de popularité abyssale.
La première politique à avoir dirigé Matignon sera ensuite choisie pour être commissaire européenne, avant d’être engluée dans une tonitruante affaire de corruption.
Edith Cresson a fait un retour depuis quelques mois dans les médias français. Elle y parle de monde politique dur et… misogyne.
Au sujet de la nomination d’Elisabeth Borne (qu’elle remercie pour son hommage lors de la passation de pouvoir d’hier), elle déclare que c’est “un très bon choix parce que c’est une personne remarquable, pas parce que c’est une femme”. Avant d’ajouter : “Ce qui est extraordinaire, c’est qu’on ait attendu aussi longtemps, et surtout qu’on en parle comme quelque chose d’extraordinaire, alors que je ne vois pas où est le problème”.
La femme serait vraiment l’égale de l’homme le jour où, à un poste important, on désignerait une femme incompétente.
Françoise Giroud, 1983
Pour Elisabeth Borne, le procès en incompétence est donc, comme on l’a vu, loin d’être évident.
François de Rugy, qui a été son ministre de tutelle à L’Ecologie de 2018 à 2019, dresse le portrait à nos confrères du Figaro "d’une femme formée dans des écoles militaire et scientifique, qui respecte la hiérarchie et qui n’ira pas jouer au bras de fer avec le président. Ça peut être une qualité quand on veut être Premier ministre…".
La fraîchement nommée devra cependant s’atteler à des défis de taille. Au menu des prochains mois, il y a tout d’abord la fameuse réforme des retraites. Emmanuel Macron, on le sait, l’a remise sur la table entre les deux tours de la campagne, et fait déjà bondir pas mal de ses compatriotes. Faire passer la retraite à 64 (puis à 65 ans d’ici 2031), ça ne va pas être une mince affaire.
Auparavant, elle devra tout d’abord s’atteler au pouvoir d’achat. Agir sur la hausse des prix du gaz, de l’électricité et du carburant.
Un grand chantier de mesure sera celui de la planification écologique (l’Ecologie sera partagée entre elle et deux autres ministres). Les décisions devront être fortes et difficiles.
La fin du "quoiqu’il en coûte" devrait aussi peser lourd sur le début de quinquennat. Lutter contre l’inflation et maintenir la dette à flot ne pas être chose aisée.
Elisabeth Borne, Première ministre travailleuse, expérimentée, loin du "bling-bling", étiquetée centre-gauche, ayant une fibre écolo, est donc vue comme un choix rationnel d’Emmanuel Macron. Loin d’être "disruptif", comme sa nature le lui commande souvent, le choix se veut être dans la continuité du quinquennat précédent. Il compte sur elle pour gérer au mieux les affaires publiques en ressoudant en même temps un pays fracturé grâce à ses connaissances, à son écoute et à son tact. Réputée ferme cependant, c’est résolument sous le signe du "Travail" que le deuxième quinquennat Macron veut être perçu.
Le Chef de l’Etat, se charge lui, avec ce choix, de garder en mains les rênes politiques de son parti et du pays (ainsi que les fameux "arbitrages"). La nouvelle Première ministre, sorte de "collaboratrice" en chef, engagée à gauche, devrait donc selon son profil, s’accorder parfaitement avec l’Elysée pour l’exercice du pouvoir en France. Un pouvoir synonyme de réformes et… un peu plus féminin depuis hier.
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