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Quel accès aux soins de santé pour les femmes migrantes ?

© Getty Images

Par Camille Wernaers pour Les Grenades

Les différentes routes de l’exil laissent des traces – aussi bien physiques que psychologiques – sur la santé des personnes en situation de migration ou demandeuses d’asile qui arrivent en Belgique. Plusieurs dispositions nationales et internationales leur garantissent l’accès aux soins de santé. Le CIRE déplore pourtant : "Au regard des multiples types de séjour et des situations particulières pouvant être rencontrées, nous avons un système qui est considéré par les bénéficiaires comme le plus complexe et le plus lourd d’Europe au niveau administratif."

En conséquence, d’après les associations de terrain, il existe des inégalités dans l’accès aux soins. C’est également la conclusion des équipes de Médecins du Monde qui se sont organisées pour combler les besoins des migrant·es en leur offrant des soins, un soutien psychologique et en les informant sur leurs droits en matière de santé et d’accueil. En décembre, l’organisation dévoilait ses chiffres pour toute l’Europe en 2020 : en pleine pandémie, 86,1% des personnes sans abri et/ou sans papier interrogées en Belgique n’avaient eu aucun accès aux soins de santé avant leur première visite chez Médecins du Monde, ce qui classe notre pays en dernière position.

A leur arrivée chez nous, ils et elles sont souvent atteint.es de maladies graves voire mortelles

"Tous nos patients et patientes, quelles que soient leurs origines, font face à des situations de vie extrêmement difficiles", explique Michel Genet, directeur de Médecins du Monde Belgique. "Ils et elles viennent chez nous en dernier ressort, après s’être heurté.es à un mur auprès des organismes officiels de la santé. A leur arrivée chez nous, ils et elles sont souvent atteint.es de maladies graves voire mortelles." Ce rapport souligne l’intérêt d’un système de santé qui ne pratique pas l’exclusion : "Notre plaidoyer en faveur d’un accès équitable et universel aux soins de santé (préventifs), indépendamment de la nationalité, du statut administratif ou des revenus, est plus que jamais pertinent depuis la pandémie de covid-19."

Face à cette situation compliquée, quelles sont les réalités spécifiques aux femmes ? On les retrouve dans certains chiffres de Médecins du Monde qui a traité en 2020 des patient·es souffrant d’une multitude de maladies aiguës et chroniques, notamment des femmes enceintes. Parmi les 437 femmes enceintes qui se sont présentées dans les projets nationaux, près de la moitié d’entre elles (52,7%) n’avaient reçu aucune consultation prénatale. 42,9% des femmes qui se trouvaient dans leur deuxième ou troisième trimestre n’avaient encore reçu aucun examen.

La question des soins reproductifs et sexuels

L’association féministe Femmes et Santé, accompagnée des réalisatrices Anaïs Carton et Pauline Fonsny, se sont penché sur les conditions d’accès aux soins de santé dans les centres fermés et plus particulièrement au sein du centre fermé pour femmes de Holsbeek qui a été inauguré le 7 mai 2019. Au travers de photographies et de témoignages de détenues et de professionnel·les du soin, l’exposition "Détention et santé sous le prisme du genre" visibilise les conditions d’enfermement des femmes migrantes en Belgique et questionne leurs conditions d’accès aux soins de santé. Elle aura lieu du 10 mars au 3 avril 2022 à la Maison du Livre et accueillera également les maquettes des centres fermés à Steenokkerzel, réalisées par Céline de Vos à l’initiative du collectif Getting The Voice Out qui soutient les luttes à l’intérieur des centres en faisant sortir la voix des personnes détenues.

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"Il ressort différents constats de ces témoignages", explique Manoë Jacquet de l’asbl Femmes et Santé. "Les médecins nous disent par exemple que certains soins de santé sont bien prodigués en centres fermés, que les locaux sont très propres, etc. Là où cela se complique, c’est au niveau des soins reproductifs et sexuels, alors que beaucoup de femmes migrantes ont vécu des violences genrées et ont besoin de ce type de soin. On sait que les femmes en général sont victimes de violences gynécologiques qui les humilient. Les femmes migrantes cumulent ces violences sexistes avec des violences racistes."

Des douleurs "pas entendues"

"Même si les actes médicaux techniques sont bien réalisés, rien n’est fait pour considérer la personne et sa santé dans sa globalité, poursuit-elle. "De nombreuses douleurs ne sont pas entendues et ‘se soignent’avec du paracétamol. Il y a aussi la question de la santé mentale, de l’angoisse et des insomnies. On entend que les personnes détenues dans les centres sont souvent somnolentes car elles reçoivent des somnifères."

Le corps est un outil par lequel s’exprime la détresse psychologique

Manoë Jacquet évoque aussi "l’ambiance anxiogène" des centres fermés. "Les personnes sont détenues sans être passées devant un juge et peuvent être expulsées à tout moment. Elles ne parlent pas les mêmes langues et sont fortement isolées. Ces lieux eux-mêmes créent donc aussi des problèmes de santé. Cela s’approche de l’univers carcéral, ce sont des lieux qui servent à faire peur et à s’asseoir du pouvoir sur les détenu·es. Et les médecins du centre ne sont présents que pour s’assurer que les personnes détenues soient ‘en bonne santé’jusqu’à leur expulsion. C’est leur rôle, ce qui n’inspire pas toujours la confiance envers le milieu médical. Il y a parfois une confusion entre le rôle du soin et le rôle ‘sécuritaire’. Quant aux médecins qui constatent les tortures ou les mauvais traitements, qui peuvent aider les personnes détenue dans leur dossier de demande d’asile, ils sont extérieurs au centre."

L’asbl Constats fait partie de ce réseau. Elle accompagne les candidat·es réfugié·es en cours de procédure en Belgique et ayant été victimes de tortures ou autres traitements inhumains et dégradants dans leur pays d’origine. Des professionnel·les remettent à la victime, le cas échéant, un rapport circonstancié établissant un niveau de compatibilité entre son histoire et les séquelles objectivées qui peut l’aider dans sa procédure. "Les avocates rapportent qu’il y a beaucoup d’obstacles administratifs, ce sont des procédures compliquées, tout est fait pour dissuader le médecin", témoigne Manoë Jacquet.

"C’est aussi compliqué pour les personnes migrantes car il faut dévoiler tout son corps, et c’est difficile quand on a vécu certaines violences, notamment des violences genrées comme des mutilations génitales. C’est comme si on n’avait plus droit à son intimité parce qu’on était en situation de migration. Des femmes reçoivent des papiers suite à cette procédure mais ont dû revivre toutes les violences qui leur ont été faites, elles ont donc un sentiment très ambivalent. Il y a aussi des personnes qui ne montrent pas de signes de traumatisme après des violences. Il y a encore ce cliché de la ‘bonne victime’, des réactions qu’il faut avoir pour prouver qu’on a été violenté·es. Sur base de cela, on sépare celles et ceux qui restent de celles et ceux qui seront expulsé·es", explique-t-elle.

"J’ai deux cas en tête"

Et de raconter : "J’ai deux cas marquants en tête. Une femme détenue a été violée dans un centre fermé par un autre détenu. Elle n’avait plus ses règles. Le médecin du centre lui a refusé un test de grossesse, c’est grâce à la mobilisation du réseau extérieur qu’elle a pu découvrir qu’elle était enceinte. Cela a permis de la sortir du centre. Une autre femme avait eu un cancer du sein et portait une prothèse mammaire qui la faisait beaucoup souffrir mais cette douleur était niée dans le centre. Elle a dû s’automutiler pour être entendue. Et malgré cette situation et la mobilisation du réseau extérieur, elle a été expulsée dans son pays d’origine avec une promesse de soin." La demande de régularisation médicale (article 9ter de la loi du 15 décembre 1980) a lui été refusée. "Il faut pouvoir prouver qu’un traitement n’est pas possible dans le pays d’origine, peu de demandes aboutissent", précise Manoë Jacquet. "L’automutilation et les grèves de la faim peuvent être considérées comme des stratégies pour se réapproprier son corps, pour être entendues, pour affirmer que ce corps leur appartient", continue-t-elle.

Les femmes migrantes cumulent les violences sexistes avec des violences racistes

Reste la question de l’aide médicale urgente (AMU), une forme d’aide sociale octroyée par les CPAS qui a pour objectif de garantir l’accès aux soins médicaux des personnes en séjour illégal, même les personnes qui ne sont pas en demande de papier en Belgique. "Mais l’urgence n’est pas définie par les personnes concernées. Une des femmes qui témoigne dans l’exposition est atteinte de VIH, le traitement n’a pas été considéré comme relevant de l’aide médicale urgente. Si j’ai mal au dos, est-ce qu’un scanner sera considéré comme ‘urgent’ ?", questionne Manoë Jacquet.

Autant de constats qui sont largement partagés par l’équipe de la Sister’s House, un dispositif d’accueil, d’orientation et d’accompagnement en non-mixité créé par et pour les femmes à Bruxelles par la Plateforme Citoyenne de Soutien aux Réfugiés. "Les femmes hébergées ont des besoins médicaux spécifiques liés aux violences de genre qu’elles ont vécues ici ou dans leur pays d’origine", observe Delphine Demanche, coordinatrice au sein de la Sister’s House. "Elles ont besoin à un accès global aux soins de santé mais plus spécifiquement à la santé sexuelle et reproductive", souligne Naïké Garny. En 2021, d’après les chiffres de la Sister’s House, 25% des suivis médicaux accompagnés par l’équipe concernaient la santé sexuelle et reproductive des résidentes.

Des embûches administratives

"Chaque résidente est d’abord passée par le hub humanitaire où une série d’associations sont présentes pour répondre à leurs premières questions : Médecins du Monde, Médecins Sans Frontière, SOS Viol, etc. Des premières réponses sont donc déjà données en termes de droits et de santé mentale et médicale", poursuit Delphine Demanche. "Mais certains besoins émergent une fois qu’elles arrivent à la Sister’s House, après qu’elles aient mangé et dormi, après s’être arrêté un moment dans leur parcours migratoire. Une fois qu’elles se sentent en confiance, la boîte de pandore s’ouvre. Or, les personnes en situation de migration n’ont pas accès aux mêmes soins de santé que nous, il y a des obstacles, des embûches, notamment administratives. Tout est compliqué quand on n’a pas de logement fixe et pas de papier. Une grande partie de cette charge administrative est portée par nos assistantes sociales."

Marie Bastin est de celles-là : "Nous essayons au maximum d’éliminer ces freins, d’abord en comprenant nous-mêmes ce que disent les médecins pour pouvoir l’expliquer aux résidentes. Nous avons une culture médicale qui est fortement décriée à ce niveau-là, qui est violente envers les femmes, qui ne leur explique pas tout. Alors imaginez quand vous ne parlez pas la langue, quand vous n’avez pas les mots pour dire votre douleur."

La Sister’s House travaille avec des partenaires, des hôpitaux ou des plannings familiaux par exemple, dont le personnel s’est petit à petit sensibilisé sur ces questions. "La prise en charge est différente selon la taille des structures, ce n’est pas la même chose dans certains hôpitaux que dans une maison médicale par exemple. Nous avons tissé des liens avec des structures, les choses bougent. J’ai notamment accompagné une résidente enceinte et le gynécologue, sachant qu’elle réside à la Sister’s House, nous a demandé s’il y avait des choses qu’il devait savoir, avec empathie et bienveillance", explique Naïké Garny. "De nombreuses bénévoles actives à la Sister’s House font partie du milieu médical ou paramédical, on se conseille des gens bienveillants et cela fait tâche d’huile, indique Delphine Demanche.

Certains besoins émergent une fois qu’elles arrivent à la Sister’s House, après qu’elles aient mangé et dormi, après s’être arrêté un moment dans leur parcours migratoire

Quand la sororité entre en jeu

"Il y a aussi la sororité qui entre en jeu. Beaucoup de bénévoles s’identifient aux résidentes car elles ont vécu la même chose, une grossesse par exemple. Elles ne peuvent pas accepter que des femmes enceintes se trouvent dans cette situation. Les règles douloureuses, la grossesse, l’avortement ou le viol, à tous ces sujets féministes s’ajoutent le fait d’être sans titre de séjour, en mouvement parfois depuis des années, sans parler la langue du pays. Ce cumul des violences, c’est de l’histoire quotidienne pour nous."

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En Belgique, la loi autorise par exemple l’avortement jusqu’à 12 semaines et impose toujours une semaine de réflexion aux femmes qui souhaiteraient avorter. "C’est paternaliste pour toutes les femmes. Mais pour une femme en exil, c’est une semaine représente une éternité. Elles ne peuvent pas toutes se permettre ce temps-là et il faut le leur expliquer. Et si elles dépassent le délai, c’est trop tard, avec toutes les conséquences sur leur santé et leur mental. Il y a énormément de violences sexuelles sur le parcours migratoire, d’où cette demande d’avortement de la part des résidentes", précise Delphine Demanche.

Marie Bastin continue : "Pour accéder à une IVG, il faut une carte médicale en ordre car l’IVG n’est pas reconnue comme une aide médicale urgente. C’est très stressant pour les femmes : que faire si elles sont à 10 semaines de grossesse et qu’elles ne possèdent pas encore de carte médicale ? Nous avons développé de bonnes pratiques avec les CPAS sur cette question pour débloquer plus rapidement les choses."

Entre troubles du comportement alimentaire et "hystérie"

Les coordinatrices font le constat d’une récurrence des troubles du comportement alimentaire : "Le corps des femmes appartient à la société, elles sont dépossédées de leur corps de façon générale. On constate que certains traumas de l’exil s’expriment de cette manière chez les résidentes : elles s’abstiennent de manger. L’anorexie est une réaction genrée, on ne la retrouve pas chez les hommes", explique Delphine Demanche. "Le corps est un outil par lequel s’exprime la détresse psychologique, ajoute Naïké Garny. "

Nous sommes aussi confrontées au syndrome méditerranéen, avec des professionnel·les du soin qui nient la douleur des femmes racisées. Nous avons aussi des résidentes qui font des crises psychologiques de décompensation, et cela va être considéré comme de l’hystérie, encore aujourd’hui. Mais on ne désespère pas ! Cela ne fait que trois ans que la Sister’s House existe, nos liens et nos bonnes pratiques vont finir par faire masse critique !", lancent les deux coordinatrices, comme pour se donner un peu d’espoir.

L’Agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile (Fedasil) est l’organe officiel en charge des soins de santé dans les centres fermés en Belgique. Contactés, ils n’ont pas pu donner suite à cause de la crise des réfugié·es arrivant d’Ukraine pour fuir la guerre.

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