"Purge" des services publics en Turquie: un médecin témoigne

Ferda Koç est l’un des cent mille turcs à avoir été exclu des services publics ces deux dernières années, en Turquie.

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Par Myriam Baele

Il parle posément, en choisissant ses mots, parfois avec une petite moue de concentration. Nuancé, policé, calme alors qu’en lui, cela bouillonne depuis 40 ans et de plus en plus.

Ferda Koç est l’un des cent mille turcs à avoir été exclu des services publics ces deux dernières années, en Turquie.

Son nom sur la liste

Son nom est paru dans un décret en avril 2017, parmi 3974 noms d’autres personnes à exclure immédiatement des services publics. Médecins, professeurs, juges, militaires…

Il a directement recherché dans le texte les motifs de son exclusion. Mais comme lors des décrets précédents, aucune précision n’y est donnée.

"Dans l’introduction du décret, il est écrit que les personnes liées au mouvement guléniste ou à l’organisation terroriste PKK sont exclues du service public" commente Ferda Koç, "mais il n’est pas mentionné à côté de chaque nom, pour chaque personne, l’organisation qui lui vaut sa purge."

Ferda Koç figure parmi les 3974 noms d’autres personnes à exclure immédiatement des services publics.
Ferda Koç figure parmi les 3974 noms d’autres personnes à exclure immédiatement des services publics. © Tous droits réservés

Comme lui, une centaine de milliers de Turcs

Une centaine de milliers de Turcs ont ainsi été exclus des services publics depuis le 16 juillet 2016, date de l’instauration de l’état d’urgence au lendemain du coup d’état manqué.

Il s'agit d'un putch déjoué mais qui, depuis 2 ans, justifie une foule de restrictions, de licenciements et d’arrestations. Un décret a coûté sa place à ce médecin qui figurait était à la 689e place.

Ceux dont les noms sont sur les listes, comme épinglés sur la place publique, peuvent avoir du mal à retrouver du travail, des clients dans le privé, peuvent se retrouver stigmatisés, a fortiori s’ils évoluent dans un environnement Pro-Erdogan, le président Turc.

"Exclu pour mes idées"

Dans ces listes, figurent effectivement de nombreux "Gulénistes", des personnes liées au mouvement du prédicateur Fethullah Gülen, au cœur de la tentative du coup d’état.

Mais l’absence de motifs mentionnés, la facilité avec laquelle un décret permet d’écarter un fonctionnaire de l’État, et de le remplacer, laisse la porte ouverte à des exclusions "choisies", qui n’ont rien à voir avec le putch manqué.

"C’est ce qui m’est arrivé", dénonce ce médecin. il en est certain:"J’ai été exclu pour mes idées, et mon activisme".

Syndicaliste marxiste et pro-kurde

Ferda Koç a, au compteur, 40 ans de militantisme de gauche.

Marxiste depuis l’université, engagé dans l’association "la maison du peuple" (en turc : "halkevleri" ), rédacteur pour le site internet "sendika62.org", il a des idées trempées à gauche et les partage largement.

"Cela m’a valu, en 40 ans, des problèmes à répétition", mais il en sourit : "je me dis que cela fait partie de l’engagement".

Sa formation de médecin, il l’a achevée par un stage imposé à l’hôpital public de Dyiarbakir, dans le sud-est de la Turquie, ville majoritairement kurde et où les sympathies pour le groupe terroriste PKK sont courantes.

Ensuite, il a travaillé dans un hôpital public de la région d’Istanbul, mais il est convaincu que c’est son stage à Dyiarbakir qui lui vaut sa mise au ban.

"Dans les régions kurdes, les cibles des licenciements depuis le coup d’état sont plutôt des gens qualifiés, de l’opposition de gauche" estime-t-il. "Et j’ai perdu ma place dans cette vague-là.  Je m’y attendais… J’avais vu d’autres collègues avant moi, pourtant moins engagés, quitter leurs postes après vu leurs noms publiés par décret. Je me disais que mon tour viendrait".

Dans l’introduction du décret, il est écrit que les personnes liées au mouvement guléniste ou à l’organisation terroriste PKK sont exclues du service public.
Dans l’introduction du décret, il est écrit que les personnes liées au mouvement guléniste ou à l’organisation terroriste PKK sont exclues du service public. © Tous droits réservés

Après la liste, du soutien ou du silence

Autour de Ferda Koç, le soutien de sa famille, de ses amis, de son entourage syndical n’a pas changé. Mais c’est au travail que le décret a jeté comme un froid.

"Dans l’hôpital de la région kurde (ndlr : le sud-est de la Turquie, à  Dyiarbakir) où j’ai travaillé, tout le monde m’a téléphoné, pendant des mois, pour savoir ce que j’allais faire, comment j’allais… les médecins, les infirmiers, les secrétaires, le personnel de la sécurité ! Mais ici à Istanbul, dans mon équipe actuelle, personne ne m’a appelé. Je pense que c’est par peur d’un contact avec moi", explique-t-il alors que son nom est désormais publiquement associé à une organisation terroriste ou putchiste.

"Peut-on à la fois lier quelqu’un au terrorisme ou à une tentative de coup d’état et ne pas le poursuivre en justice ? Non. Or, je ne fais l’objet d’aucune poursuite  à ce jour".

Le plus grand risque que j’encours, c’est celui d’une dictature

Aujourd’hui, ce médecin travaille dans le secteur privé. Il craint quelques bâtons dans ses roues, par exemple lors de ses demandes de visa pour des congrès à l’étranger. Mais il maintient son activité syndicale, ses écrits sur le web, ses commentaires sur les réseaux sociaux. Et sur nos médias de la RTBF, sans choisir l'anonymat.

Les prisons turques compte des dizaines d’intellectuels de son profil. Ne court-t-il pas un risque, lui qui a déjà eu du mal à expliquer son licenciement à ses deux enfants?

Il sourit : "le plus grand risque que j’encours, c’est celui d’une dictature. La refuser, c’est juste une question d’honneur".

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