Alors que le Rassemblement national (RN) de Marine Le Pen cumule près de 24 % des voix au premier tour de la présidentielle française, qui a eu lieu ce dimanche 10 avril, peu de voix s’élèvent pour dénoncer la banalisation des discours d’extrême droite dans l’opinion.
Sur Matin Première ce mardi, Didier Eribon, philosophe, sociologue, auteur de nombreux ouvrages. Le plus connu peut-être s’intitule " Retour à Reims ", paru en 2009, déjà réédité depuis et mis en scène au théâtre de nombreuses fois. Dans ce livre, Didier Eribon explique comment sa famille, issue d’un milieu ouvrier, autrefois communiste, a commencé à voter pour le Front national. Vous y expliquiez comment et pourquoi la gauche n’a pas su répondre aux attentes des classes populaires qui sont allées grossir les rangs du Front national d’année en année. Question brûlante s’il en est, puisqu’on apprend aujourd’hui que la candidate d’extrême droite Marine Le Pen a récolté 400.000 voix supplémentaires par rapport à 2017.
Un report des voix de Mélenchon vers Le Pen ?
Didier Eribon a affiché publiquement à cette élection présidentielle et à la précédente, son soutien au premier tour à Jean-Luc Mélenchon. Le candidat d'extrême-gauche a répété plusieurs fois "qu’il ne fallait pas donner une seule voix à la candidate d’extrême droite Marine Le Pen ".
Pourtant les enquêtes d’opinion disent que 23% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon se disent prêts à voter pour Marine Le Pen au second tour. "Vous savez, ces sondages de reports de voix, c’est toujours très difficile de mesurer, commente le sociologue. Je ne connais personne qui ait l’intention, après avoir voté Mélenchon, de voter pour Marine Le Pen. Maintenant, il est possible qu’un électorat qui a voté pour Mélenchon, soit tellement en colère contre le régime macroniste et contre le président actuel candidat Emmanuel Macron, que certains peuvent être en effet prêt à voter, à faire n’importe quoi pour exprimer leur colère."
"Dans le nord de la France, notamment, le plus près de la frontière belge, les scores de Marine Le Pen sont impressionnants. Tout ceci s’explique parce que c’est les classes populaires, précarisées et désespérées, qui ne voient pas d’autre manière d’exprimer leur colère et contre la violence qui est exercée sur eux par le pouvoir actuel. Le seul moyen pour eux c’est de voter pour Marine Le Pen. Ils l’ont fait au premier tour, ils le feront au second. Donc ici, on ne peut pas dire il faut faire barrage à Marine Le Pen alors que Macron a fait barrage à tous ces gens, à toutes leurs revendications et toutes leurs aspirations et tous leurs espoirs. Il ne fallait pas renvoyer la police qui a éborgné 32 personnes, mutilé des dizaines de personnes. Les gens votent pour Marine Le Pen, je le déplore, mais je peux très bien voir quels processus nous ont conduits à ça."
Avec Mélenchon, l'espoir d'une renaissance de la gauche
Trois chiffres qui résument finalement assez bien cette sociologie des résultats du vote : 36% des ouvriers ont voté pour Marine Le Pen, 23% pour Jean-Luc Mélenchon, 18% pour Emmanuel Macron.
Ces catégories peuvent être décrite comme "antisystème aujourd’hui parce que désespérées. L’abstention est également très, très forte. Mais il n’y a rien de surprenant à ça. Avant le premier tour, en 2017, j’avais fait un texte pour dire voter Emmanuel Macron, ce n’est pas faire barrage à Marine Le Pen, c’est voter pour elle dans cinq ans parce qu’il y aura des mouvements sociaux qui seront réprimés dans la ville par la violence policière, et ça va repousser des catégories entières de la population vers le vote à l’extrême droite. C’est très exactement ce qui s’est passé, avec les scores de Marine Le Pen à 23% et Mélenchon 22%."
"Le score de Jean-Luc Mélenchon est une grande nouvelle parce que c’est l’espoir d’une renaissance de la gauche. Et on voit bien que dans les quartiers populaires, il obtient des scores considérables, par exemple dans la ville de Roubaix qui est une des villes les plus pauvres de France, Jean-Luc Mélenchon obtient 50%. Dans les banlieues populaires autour de Paris, en Seine-Saint-Denis, il obtient des scores très impressionnants. Par conséquent, on peut dire qu’ici, il y a un espoir d’une renaissance de la gauche qui fait que peut-être des gens qui étaient tentés de voter pour Marine Le Pen à chaque élection peuvent revenir à un vote de gauche qui, avec des candidats qui se préoccupent de leurs aspirations, de leur situation, de de leurs conditions difficiles. Donc, il ne faut pas voir cette élection comme seulement dramatique. C’est aussi la naissance, la renaissance d’un espoir avec une dynamique de gauche qui s’est enclenchée derrière Mélenchon."
Cumulé, l’extrême droite fait 33% des voix. Peut-on se dire que l’extrême droite est finalement définitivement banalisée, qu’elle fait partie du paysage politique ? "Ce sont des chiffres assez alarmants. L’extrême droite est installée dans le paysage politique, idéologique français parce que jusqu’à présent, la gauche n’a pas réussi à tenir un discours et à offrir un cadre de pensée théorique, politique, qui permette aux aspirations des catégories populaires, des électeurs, des jeunes de se reconnaître dans un parti ou un candidat. Et je constate que Jean-Luc Mélenchon est arrivé très largement en tête dans l’électorat de 18-35 ans, c’est-à-dire les jeunes. Ce qui fait gagner Macron, c’est que les électeurs de plus de 70 ans ont voté encore plus massivement pour Macron. Et comme ils votent plus que les jeunes, que 75% des électeurs de plus de 70 ans votent alors que c’est à peine plus de 50 % chez les électeurs de 18-35 ans. Il est évident que ça fait une différence."
Aujourd’hui, les enfants et les petits enfants d'ouvriers travaillent chez Amazon, dans les métiers de la logistique où il est très difficile de se syndiquer.
Mais on ne peut pour autant pas considérer que la gauche est la seule responsable de cette situation. Didier Eribon explique cette montée de l'extrême-droite aussi par l'évolution du monde du travail et dans la capacité de syndicalisation des travailleurs. "Quand ma mère était ouvrière dans une grande usine de Reims, il y avait 1700 ouvriers dans cette usine, dont 500 étaient membres de la CGT, c’est-à-dire le syndicat proche du Parti communiste. Et il y avait de grandes grèves, des mouvements de revendication, etc., il y avait une classe ouvrière organisée. L’usine a fermé, les ouvriers sont morts et leurs enfants n’ont pas retrouvé de travail dans les grandes usines. Et aujourd’hui, les enfants et les petits enfants travaillent dans les entrepôts d’Amazon, dans les métiers de la logistique où il est très difficile de se syndiquer. C’est donc cette absence de cadre collectif, de mobilisation, qui a fait que les individus précarisés sont aussi des individus isolés. Et quand vous êtes isolé, la manière dont vous réagissez politiquement n’est pas du tout la même que si vous êtes soutenu par un syndicat, membre d’un syndicat dans une usine où le syndicat organise des mouvements avec des partis qui prennent en considération vos revendications."
Cinq ans après l’arrivée au pouvoir de Macron, il ne reste plus rien du Parti socialiste
"La candidate socialiste a fait 1,7 % alors qu’il y a cinq ans le Parti socialiste était majoritaire à l’Assemblée nationale, au Sénat, dans les régions. Cinq ans après l’arrivée au pouvoir de Macron, il ne reste plus rien du Parti socialiste. Et donc les transformations économiques, les transformations de la classe ouvrière, la précarisation généralisée des classes populaires ont produit cette montée de l’extrême droite, parce que les cadres d’organisation et les cadres pour se penser soi-même, se sont totalement transformés. C’est ces bouleversements qu’il faut prendre en considération."
La reconquête de l'électorat de gauche "passe par les mouvements sociaux"
"Toutes ces transformations-là ont installé l’extrême droite. Une fois que l’extrême droite s’est installée, on ne la déloge pas comme ça d’un coup de baguette magique en disant c’est pas bien, il faut réinventer la gauche. Ce sont des processus très longs de reconquête de l’électorat de gauche et je pense que ça, ça passe par les mouvements sociaux. C’est pour ça que j’attache beaucoup d’importance aux mobilisations, aux mouvements sociaux, aux revendications, parce que quand vous vous engagez dans une mobilisation, vous n’êtes plus isolé et vous pouvez vous pensez différemment. Et là, les syndicats, les associations, les partis politiques peuvent venir adosser leurs démarches à ces mobilisations qui redonnent une énergie et une dynamique aux possibilités sociales, économiques orientées vers la gauche."