D’autres messages nous arrivent aussi, comme celui de Vanya, ci-dessous :
Je suis choquée par votre reportage sur le papa et sa petite fille noyés au Mexique. Vous montrez les deux corps dans l’eau ! Les gens sont autour en train de filmer et prendre des photos ! Personne ne se soucie de les retirer et voir s’il y a encore quelque chose à faire… C’est un manque de respect pour les personnes décédées, manque de respect pour leur famille et pour le téléspectateur. Vous pouvez faire passer la nouvelle d’une façon beaucoup plus respectable tout en respectant le côté tragique de cette nouvelle. C’est du voyeurisme et du sensationnalisme […]
Pour Alex, cette image "témoignait d’une certaine réalité, et il n’y a pas de raison de la cacher cette réalité. On en a discuté, mais ça n’a pas pris 10 minutes avant qu’on ne se décide à la publier. C’était la même chose que l’enfant syrien sur la plage…" Notre collègue fait référence à une autre image, qui avait aussi suscité une grande émotion : celle de Aylan, un petit Syrien, dont le corps avait été retrouvé noyé sur une plage de Turquie.
"Certaines photos ont un potentiel d'information important, mais il y a plusieurs questions qui doivent se poser, explique Alain Dremière, responsable éditorial de la rédaction web de la RTBF. Tout d’abord, on doit se demander si la photo est authentifiée. Ensuite, il y a l’aspect de la dignité humaine et celui du devoir d’informer qui nous intéressent." Et sur le web, la question de la dignité humaine revêt une importance toute particulière : une photo publiée ne peut être totalement effacée : "Notre devoir envers la famille, les proches, est grand, car cette photo va rester dans l’histoire."
"Mais, ajoute Alain, la dignité de la personne, c’est aussi que leur drame serve d''exemple', pour qu’on puisse témoigner autour de cette situation."
L’émotion qui submerge
Gérer l’émotion et le choc que cette photo va susciter, et se plier au devoir d’informer et de témoigner du vécu de certaines personnes, c’est encore une fois, une question d’équilibre.
Pour Alain, il faut cependant faire attention à l’émotion qui submerge, "car elle risque de nous faire passer à côté de l’information".
C’est aussi ce que nous a répondu Jean-Jacques Jespers. Professeur de déontologie et journaliste, il met en garde contre "le choc de l’image qui laisserait le public face à ses propres réactions, ses propres émotions, sans qu’il n’y ait la possibilité de remettre l’image dans son contexte, pour comprendre ces émotions".
Nous le mentionnions ci-dessus, Alex a bien publié le texte de la dépêche, un texte qui d’emblée resituait le drame, et recontextualisait la problématique des migrants latino-américains après le durcissement de politique des autorités mexicaines, un durcissement imposé par le président américain Donald Trump. La photo, publiée par les agences de presse dès 4h30 du matin, n’a jamais été utilisée sans contexte précis.
"Toute image doit être mise au service de l’information, explique à ce propos Jean-Jacques Jespers. En l’occurrence voilà la situation actuelle des gens qui tentent de rentrer aux Etats Unis… Combien y en a-t-il, quelle est la politique du gouvernement américain, quelles sont les conséquences possibles de cette politique ?"
Mais il y a des règles, "entre le respect du droit à la dignité qui est inhérent à chaque personne, y compris décédée, et le droit à information il fait toujours faire un choix. Le choix est délicat et ce qui doit guider le journaliste c’est l’intérêt général et l’intérêt public de l’information. Est-ce qu’il est d’intérêt public de publier cette image ?"
Information et intérêt général
Pour Jean-Jacques Jespers, ici, la photo reflète un état de la polémique en cours sur ce sujet, un état grave et dramatique. Elle est "la matérialisation d’une situation générale qu’on sait par ailleurs exister, mais dont on n’a pas évidemment la possibilité de montrer des images très abondantes… Et ça se justifie… Mais ça se justifie en entourant l’image de mise en contexte de données qui permettent de comprendre ce qu’elle signifie."
C’est-à-dire : "Concrétiser dans l’esprit et dans l’œil du public une situation dont par ailleurs ils doivent comprendre toutes les implications."
La photo du petit Aylan avait aussi soulevé un tollé. Chez nous, une interpellation du Conseil de déontologie journalistique avait même eu lieu (CDJ). Dans son avis, le CDJ a estimé que la publication de cette photo ne contrevenait pas aux règles déontologiques. Voici un extrait des arguments cités :
"Des photos peuvent contenir un apport informatif significatif qui prend le pas sur leur caractère éventuellement choquant et justifie leur publication. […] L’horreur réside dans l’existence de scènes de ce genre, pas dans le fait de les montrer
[…]
La véracité des images, à vérifier ; leur contenu informatif ; le respect de la vie privée et de la dignité des personnes… Lorsque ces règles sont respectées, les journalistes ont le devoir d’informer le public des sujets d’intérêt général
Possibilité d’explications : la proximité du web
Une autre décision de publication peut cependant être prise par un autre média, par exemple pixéliser la photo en tête d'article. C’est l’option retenue par le Nouvel Obs (plutôt isolé dans son choix) :