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Pourquoi les médias belges ont peu parlé de l’interdiction de Russia Today et Sputnik ?

C’est Ursula von der Leyen qui a annoncé la décision européenne d’interdire Russia Today et Sputnik en Europe.

© BELGA/AFP

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Par Sarah Heinderyckx, journaliste à la rédaction RTBF Info, pour Inside

C’était quatre jours après le début de l’invasion russe en Ukraine. Le 27 février 2022, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen annonçait sur Twitter l’interdiction des médias d’État russes Sputnik et RT (Russia Today).

Ces médias "ne pourront plus diffuser leurs mensonges pour justifier la guerre de Poutine", expliquait alors la présidente de la Commission, visant ainsi l’agence de presse Sputnik et les différentes chaînes de RT, anciennement Russia Today en Europe, deux médias d’influence du Kremlin.

Pour moi, il n’y a pas d’autre mot que censure

Cette information, vous avez pu la voir passer. Mais a-t-elle été suffisamment développée ? La réponse est non pour plusieurs auditeurs et téléspectateurs de la RTBF qui n’ont pas hésité à nous écrire. Pascal B., par exemple, précise qu’il ne connaissait pas ces médias pro-russes, mais qu’il a été surpris que leur interdiction ne fasse pas plus de bruit non seulement à la RTBF, mais aussi dans la plupart des médias traditionnels.

"J’avais beaucoup de mal à retrouver cette info et à avoir une information concernant les réactions autour de cette annonce qui me paraissait complètement invraisemblable. Je me disais que les journalistes devaient se sentir particulièrement affectés et concernés par une telle censure, parce que pour moi, il n’y a pas d’autre mot que juste une censure à partir du moment où de manière totalement arbitraire on ferme comme ça des médias sans aucune justification", a-t-il développé sur nos antennes.

Alors, comment expliquer la place donnée (ou pas) à cette décision dans les médias ? Les rédactions se sentent-elles particulièrement concernées par cette mesure ? Nous ne ferons pas ici l’analyse de l’entièreté de la couverture médiatique en Belgique, mais voici quelques éléments pour expliciter celle de la RTBF.


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Il faut être très clair, on n’en a pas parlé abondamment

Les interpellations du public, comme celle de Pascal, ont trouvé un écho sur le plateau de l’émission télé Inside (à revoir ici). L’occasion pour Jean-Pierre Jacqmin, directeur de l’information à la RTBF et professeur de déontologie à l’IHECS, de revenir sur la couverture de la RTBF.

"Il faut être très clair, on n’en a pas parlé abondamment. Il y a eu beaucoup d’autres sujets qui ont pris le dessus et c’est une partie de l’explication. Mais on a évidemment répercuté l’annonce de la Commission européenne. On a fait un article sur notre site web tentant de décrypter et on en a aussi parlé en radio sous forme de débat", précise-t-il.

Voici le lien vers l’article internet qui avait décrypté cette décision inédite peu de temps avant qu’elle soit prise. En radio, c’est le débat des Décodeurs sur La Première le 4 mars dernier qui revenait lui aussi sur le sujet. Autour de la table ce jour-là : Jean-Luc Hees, ex-PDG de Radio France et ancien membre du comité d’éthique de Russia Today (RT) France, Olivier Tesquet, journaliste à Télérama spécialisé dans les questions numériques et Jean-Jacques Jespers, professeur de déontologie journalistique à l’ULB et ex-président du conseil de déontologie.

Pour réécouter le débat des Décodeurs :

Le débat des Décodeurs - Interdiction de Russia Today et Sputnik en Europe

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Certains pays plus sensibles à la défense des droits individuels

Toujours sur le plateau d’Inside, Ricardo Gutiérrez, secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes (FEJ), précise que certains médias européens ont donné plus d’écho à cette décision.

Pas pour défendre le contenu de ces chaînes, mais pour le principe

"Un pays proche comme les Pays-Bas a été plus réactif. Il y a eu plus de commentaires dans les médias et même des réactions d’organisations professionnelles. L’association nationale des journalistes des Pays-Bas a décidé d’intenter une action en justice contre le bannissement de RT et Sputnik aux Pays-Bas. Évidemment, pas pour défendre le contenu de ces chaînes, mais pour le principe qui a voulu qu’un gouvernement, de façon arbitraire et pour raison d’État, donc sans justification objective, décide de couper deux chaînes de télévision", explique-t-il.

Précisons que si la décision a été annoncée par la Commission européenne, c’est en fait le Conseil européen qui l’a prise, c’est-à-dire l’organe qui rassemble tous les chefs d’États européens.

Une décision arbitraire

Sur le fond du sujet, Jean-Pierre Jacqmin et Ricardo Gutiérrez sont d’accord : la censure de ces deux médias décidée directement par des gouvernements n’était pas une bonne idée.

"Si ce média posait des problèmes avant, c’est à ce moment-là qu’il fallait prendre des mesures", estime Jean-Pierre Jacqmin.

"En démocratie, normalement, les organes qui autorisent des chaînes à émettre ou qui retirent des licences d’émission, ce ne sont pas les gouvernements, ce sont des régulateurs indépendants, rappelle Ricardo Gutiérrez. C’est le CSA en Belgique ou l’Arcom en France. Ici, on a court-circuité cette procédure normale".

Ces régulateurs indépendants peuvent en effet prendre des décisions en posant certaines questions : ces chaînes font-elles de la désinformation ? Sont-elles indépendantes ? Permettent-elles à leurs journalistes de travailler librement ? Et certains régulateurs européens avaient d’ailleurs instruit des dossiers en Allemagne, en Pologne ou dans les pays baltes, menant à des fermetures. "Là, c’est la voie normale. Ici, on a utilisé une voie détournée", estime Ricardo Gutiérrez.


►►► À lire aussi, pour aller plus loin, entretien avec le spécialiste de la politique d’influence russe Maxime Audinet sur ce thème dans la Revue des médias : "Les flux d’information entre la Russie et l’Europe sont en train de se tarir"


Liberté d’expression : même en temps de guerre ?

À côté des procédures, se pose la question de la liberté d’expression. Peut-on laisser s’exprimer des médias financés par le gouvernement russe en pleine guerre contre l’Ukraine ?

"Je pense que la liberté de la presse ne peut pas être muselée, y compris dans des moments comme ceux-ci, estime Jean-Pierre Jacqmin. Même en période de guerre, il est fondamental qu’on laisse la voix à l’opposition et à la liberté d’information, quitte à ce que ce soit particulièrement dérangeant. S’il fallait interdire tous les organes de presse indépendants ou privés qui circulent sur Facebook par exemple, qui colportent des informations non recoupées ou qui distillent de la fake news, alors il y a des éléments qui devraient être interdits, y compris en Belgique".

On ne lutte pas contre la désinformation par la censure

Ricardo Gutiérrez ajoute : "Le vrai journalisme est le contraire même de la désinformation. On doit lutter contre la désinformation, contre la propagande, mais on ne lutte pas contre la désinformation et la propagande par la censure, c’est le mauvais outil en fait, et c’est même un outil qui donne des armes à 'l’ennemi'. Poutine, immédiatement après les sanctions contre RT et Sputnik, a fait fermer des médias indépendants russes, a fait adopter des lois qui permettent à la justice russe d’infliger des peines jusqu’à quinze ans de prison à des journalistes qui font normalement leur travail. Ils ne peuvent plus évoquer les opérations de l’armée russe sans courir le risque d’être accusés de faire de la désinformation. Comment peut-on exercer son métier dans ces conditions ?"

Presse d’opinion ou propagande ?

Mais Russia Today et Sputnik, clairement influencés par le Kremlin, sont-ils de simples médias d’opinion ou font-ils de la propagande ? Pour Jean-Pierre Jacqmin, il faut bien faire la distinction entre les deux.

Un journal communiste ou catholique par exemple, informe dans un sens de l’opinion, mais pour Jean-Pierre Jacqmin, "il choisit ses informations, il les travaille de manière journalistique. Il veille malgré tout, même s’il est dans l’opinion, à faire entendre qu’il y a peut-être des voix différentes, même s’il les conteste".

Pour le directeur de l’information à la RTBF, ce type de média d’opinion ne fait pas de la propagande. "La propagande, c’est la déformation des faits à des fins de communication. Et on peut reprocher à certains moments, certainement à Russia Today, à Sputnik et à d’autres dans des périodes antérieures à la décision, d’avoir propagé des informations qui étaient contraires à la vérité ou à la réalité, précise Jean-Pierre Jacqmin. Mais ce n’est pas en les interdisant qu’il fallait le faire. C’est en luttant contre. En les analysant aussi dans les organes régulatoires qui n’ont peut-être pas fait leur travail suffisamment auparavant".

Jouer le jeu de la Russie ?

Il n’empêche que pour en revenir au cœur du problème : ce sont bien des gouvernements qui ont décidé d’interdire deux médias russes en Europe. Ce qui fait dire à un autre téléspectateur, Thierry, qui nous a également envoyé un mail : "La Commission européenne va s’approprier le droit à la censure, ce qu’elle reprochait à la Russie depuis des décennies."

Jean-Pierre Jacqmin tient tout de même à nuancer : "On n’a pas arrêté des journalistes et on ne les menace pas de quinze ans d’emprisonnement. Heureusement on n’en est pas là".

Ça m’inquiète aussi comme journaliste

Mais il est clair que pour lui comme pour Ricardo Gutiérrez, en s’attaquant à des médias, on s’attaque à la liberté d’expression.

"Et le fait est qu’on a des règles en Europe pour protéger la liberté d’expression, précise le secrétaire général de la FEJ. Un média n’est pas une entreprise comme une autre, fût-il biaisé, fût-il propagandiste, fût-il un média d’État. Ce n’est pas pour rien qu’on a instauré ces règles qui protègent les médias de l’interventionnisme, de l’interférence des gouvernements. Et ici, on a assisté à une scène ou des gouvernements se donnent le droit de fermer des médias. C’est dangereux, ça m’inquiète aussi, comme journaliste".

Et Jean-Pierre Jacqmin d’insister : "Ça fait un paquet d’années que de la désinformation circule, que des médias manipulent l’opinion publique, désinforment, produisent des contrevérités ou balancent des choses qui ne sont pas vérifiées professionnellement. C’est peut-être là-dessus qu’il aurait fallu s’y prendre un peu plus tôt. Mais ce travail-là ne devait peut-être pas se déclencher de cette manière, aussi binaire".

La cour de Justice européenne a été saisie par RT France et des juridictions nationales seront certainement saisies par des organisations nationales, comme aux Pays-Bas. Les mois qui viennent devraient nous permettre de connaître l’issue de ces différentes procédures.


►►► Cet article n’est pas un article d’info comme les autres… Sur la page INSIDE de la rédaction, les journalistes de l’info quotidienne prennent la plume – et un peu de recul – pour dévoiler les coulisses du métier, répondre à vos questions et réfléchir, avec vous, à leurs pratiques. Plus d’information : . Et pour vos questions sur notre traitement de l’info : c’est ici.


Un extrait de l'échange amplement cité ici a été diffusé dans l’émission Inside du jeudi 31 mars 2022:

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