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[Philo] Y a-t-il des guerres justes ?

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Par RTBF La Première via

La guerre est-elle l’échec de la politique ? Ce sont des questions sur lesquelles la philosophie s’est penchée depuis l’Antiquité. Au-delà du choc ressenti face à l’actualité ukrainienne, on essaie de s’outiller pour penser le conflit, avec le philosophe Thomas Derns.


Thomas Derns, professeur de philosophie politique à l’ULB,
est l’auteur de La guerre des philosophes (PUF)


 

La théorie de la guerre juste

Existe-t-il des guerres justes ? C’est une question évidemment difficile. Thomas Derns rappelle que la théorie de la guerre juste n’est qu’une manière parmi d’autres de nous permettre de penser et de définir la guerre.

D’où vient cette théorie ? A la période médiévale, avec Saint Augustin d’abord, puis avec Saint Thomas d’Aquin et d’autres, on va se demander dans quelle mesure il est possible de légitimer la violence. Cela va donner lieu à une théorie relativement bien construite et relativement stable, encore employée de nos jours, qui nous permet de dire si une guerre est juste ou pas, en fonction de si elle est causée par l’injustice de l’adversaire et de si elle est bien intentionnée.

On voit évidemment, dans le cas présent, les belligérants des deux parties se revendiquer de ce type de raisonnement pour considérer leurs propres actions militaires.

"C’est une théorie qui permet de justifier la guerre, de se donner les moyens de faire la guerre, explique Thomas Derns. Mais ce n’est qu’une manière de penser la guerre et de la définir, qui part du principe que la guerre est une relation fondamentalement asymétrique, inégale, entre un acteur qui a raison et un autre qui a tort. Puisque c’est ça, la guerre."

Dans ce scénario, on voit évidemment que l’escalade est évidente : à partir d’un moment où l’un a raison d’être en guerre contre l’autre, cela ne peut donner lieu qu’à un surcroît de guerre.

C’est pourquoi c’est une théorie qui justifie la guerre.

Une relation d’égalité

Avec les Temps modernes, une autre théorie va émerger, qui va envisager, au contraire, la guerre sur la base d’une neutralité axiologique, sans l’évaluer moralement. Elle part du principe que dans une guerre, tout le monde prétend avoir raison, et considère donc que la guerre est cette fois, non pas une relation inégalitaire, mais une relation d’égalité entre des acteurs souverains. C’est le propre des Etats de faire la guerre, d’une certaine manière.

C’est une théorie qui légitime la guerre mais qui se donne la possibilité de la limiter, de refuser l’escalade, souligne Thomas Derns.

Ces deux théories sont incomplètes, insatisfaisantes – je les trouve très limitées -, mais surtout, elles sont incompatibles l’une avec l’autre.

Alors la guerre, l’échec ou le prolongement de la politique ?

Il existe une définition extrêmement classique de la guerre, donnée par un militaire philosophe, Carl von Clausewitz, au milieu du 19e siècle : la guerre, c’est la poursuite du politique par d’autres moyens.

Cela signifie donc que la guerre serait soumise au politique : il y a un moment où la politique pourrait s’essouffler et devoir donner lieu à ces rapports de force qui permettent de contraindre autrui, avec d’autres moyens, c’est-à-dire les moyens de la violence.

Mais cela signifie aussi considérer que la guerre doit rester profondément canalisée par le politique et ne doit pas s’en émanciper. Tout en reconnaissant qu’il y a une tendance intrinsèque à la guerre à vouloir s’autonomiser, à vouloir devenir sa propre fin.

Face à cela, des regards plus bellicistes sur la guerre apparaissent, notamment dans l’entre-deux-guerres, dans les milieux nazis en particulier, qui consistent à vouloir inverser cette définition, en disant : il faut autonomiser la guerre. La politique n’est jamais que la conséquence de la guerre. Toute politique doit s’organiser autour de la question de la guerre.

La faiblesse des philosophes face à la guerre

"Il y a une certaine faiblesse des philosophes, de la philosophie en général - et de l’humanité -, à penser la guerre. En quelque sorte, on n’est pas à la hauteur de cette question douloureuse", admet Thomas Derns.

Son hypothèse est qu’on s’est trop concentré sur la question de l’ordre dans la communauté politique. On a fait de la philosophie politique et on n’a pas fait de la philosophie cosmopolitique, de la philosophie des relations internationales.

On a considéré que, hors de la cité, ce qui règne, c’est le chaos.

Le dehors, c’est la guerre en Ukraine, c’est la Méditerranée dans laquelle des gens meurent, sans même que l’on se souvienne de leur nom.

Faire du dehors une absence d’ordre, c’est justement se donner la possibilité de penser l’ordre du dedans.

On a donc laissé la guerre parfaitement impensée. On fait de la guerre un chaos, on pense qu’elle n’a pas de règles, de normes, de rythmes propres, qu’elle est désorganisation absolue. Ce qui est évidemment faux, la guerre est quelque chose d’extrêmement organisé, de très normé, rappelle Thomas Derns.

"Mais comment peut-on imaginer une pensée du dépassement de la guerre, de la paix, si on ne peut pas la bâtir sur les normes mêmes de la guerre, sur ce qui gère la guerre ?"

Thomas Derns a voulu, dans son livre, dénoncer cette étrangeté : la philosophie n’est pas à la hauteur de la guerre et donc ne peut pas bâtir non plus une pensée cosmopolitique, une pensée de la paix.

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