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Personnes âgées abandonnées dans leurs excréments, "rationnées" ou laissées sans soin, le groupe de maisons de repos Orpea dans la tourmente

Les maisons de repos et de soins du groupe Orpea en France sont-ils des mouroirs ? Le livre-enquête de Victor Castanet le laisse penser.

© Getty

Par Sandro Faes Parisi avec agences

Terrain de jeu privilégié et macabre du coronavirus en début de pandémie, les maisons de repos et de soins ont payé un lourd tribut au Covid-19. Si depuis l’arrivée du vaccin et la mise en place de la campagne de vaccination la situation s’est grandement améliorée, les questions posées, les doutes soulevés et les suspicions relatives au fonctionnement de ces structures de retraite n’ont jamais vraiment disparu.

C’est dans ce contexte que sort ce mercredi le livre-enquête "Les Fossoyeurs" du journaliste Victor Castanet dénonçant l’obsession de la rentabilité au sein du groupe privé de maisons de repos et de soins Orpea. Présent également en Belgique avec 80 structures, le leader mondial des Ehpad (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) y est accusé d’avoir mis en place un système où les soins d’hygiène, la prise en charge médicale voire les repas des résidents sont "rationnés" pour améliorer la rentabilité de l’entreprise.

Trois ans d’enquête, 250 témoins et de nombreux documents

388 pages au cours desquelles Castanet révèle le fruit des trois années d’enquête lui ayant permis de mettre en lumière les dérives lucratives d’un business méthodiquement articulé autour la dépendance des aînés. Le tout étayé par de nombreux documents et plus de 250 témoignages. C’est d’ailleurs l’un d’eux qui est à l’origine de l’enquête.

Celui de Laurent Garcia, cadre infirmier à la maison de retraite Orpéa de Neuilly-sur-Seine : “On devait s’occuper de 33 personnes en même temps, donc on s’en occupe mal. C’était intenable.” Tout comme le manque criant de protections hygiéniques : "On n’avait pas de stock. Les soignantes devaient se débrouiller comme elles le pouvaient, avec par exemple des serviettes de bain".

Il y avait cette odeur de pisse terrible

Une situation confirmée par un autre témoignage, celui d’une auxiliaire de vie : " Dès que je suis arrivée dans cette unité, dès que l’ascenseur s’est ouvert, j’ai compris que quelque chose n’allait pas. Déjà, il y avait cette odeur de pisse terrible, dès l’entrée. Et je savais que c’est parce que [les résidents] n’étaient pas changés assez régulièrement […] Ça s’est révélé être le cas. Je suis restée près d’un an là-bas, et je ne vous dis pas à quel point il fallait se battre pour obtenir des protections pour nos résidents. Nous étions rationnés : c’était trois couches par jour maximum. Et pas une de plus. Peu importe que le résident soit malade, qu’il ait une gastro, qu’il y ait une épidémie. Personne ne voulait rien savoir."

Un quotidien tellement épouvantable que Laurent Garcia décide de quitter la prestigieuse seigneurie, considérée pourtant comme la plus luxueuse de France.

Le témoignage de Laurent Garcia, à l'origine de l'enquête, chez nos confrères de FranceInfo:

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Entre 6500 et 12.000 euros par mois pour une chambre

D’autant plus incompréhensible pour lui que la résidence "Les Bords de Seine" à Neuilly est aussi la vitrine du groupe Orpea. Celle où les investisseurs et futurs partenaires commerciaux, souvent étrangers, sont invités afin de découvrir le savoir-faire de l’entreprise dans les domaines allant de l’aménagement des espaces à la tenue des lieux en passant par la gestion de l’accueil et l’organisation des soins. Un établissement où les tarifs des chambres comptent parmi les plus élevés de France. La chambre d’entrée de gamme d’une vingtaine de mètres carrés coûte près de 6500 euros par mois, et les tarifs grimpent jusqu’à 12.000 euros pour la grande suite avec salle de bains et dressing.

Le livre revient également sur les conditions de la mort de l’écrivaine Françoise Dorin en janvier 2018, des suites d’une escarre mal soignée, moins de trois mois après son entrée dans un des établissements du groupe Orpea.

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Orpea s’effondre en bourse malgré les démentis

Dès la publication lundi en exclusivité par nos confrères du journal Le Monde des "bonnes feuilles" du livre enquête, le titre du groupe français avait perdu plus de 16%, avant que sa cotation ne soit suspendue, à la demande de la société. Une dégringolade qui s’est poursuivie mardi malgré le fait qu’Orpea ait "contesté formellement", dès lundi soir, les accusations, qu’elle juge "mensongères, outrageantes et préjudiciables".

"Nous contestons formellement l’ensemble de ces accusations que nous considérons comme mensongères, outrageantes et préjudiciables", a réagi dans un communiqué la direction d’Orpea, fustigeant des "dérives sensationnalistes" et une "volonté manifeste de nuire". Le groupe indique avoir saisi ses avocats pour donner "toutes les suites, y compris sur le plan judiciaire", à la publication du livre, afin "de rétablir la vérité des faits".

"Nous avons toujours placé la qualité avant le financier", s’est défendu par ailleurs le directeur général du groupe, Yves Le Masne. Selon lui, les témoignages à charge recensés dans le livre émanent d’une minorité d’anciens collaborateurs de l’entreprise qui ont nourri une "rancœur" à son encontre après l’avoir quittée. Le directeur général pour la France, Jean-Christophe Romersi, a formellement démenti les accusations portant sur de supposés rationnements, notamment des protections hygiéniques des résidents.

15 millions d’euros pour ne pas publier son enquête

Interviewé par nos confrères de C à Vous sur France5, Victor Castanet est revenu sur les nombreuses pressions auxquelles il a dû faire face tout au long de son enquête mais surtout sur les 15 millions d’euros qui lui auraient été proposés par un intermédiaire pour ne pas publier son enquête. Un élément, s’il se vérifie, qui tendrait à prouver qu’Orpea souhaitait étouffer l’affaire et éviter que les révélations ne soient dévoilées sur la place publique.

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Faux contrats de travail, sous-effectifs organisés

La direction a également dû répondre à d’autres accusations publiées cette fois par Mediapart : selon le média d’investigation en ligne, le groupe a commis de fréquentes irrégularités dans le recrutement de ses salariés en CDD, en mentionnant sur leur contrat, comme motif d’embauche, le remplacement de collaborateurs en CDI, qui, dans les faits, "n’existeraient pas".

"C’est faux, il n’y a jamais eu de faux contrats de travail", a répondu lundi M. Le Masne, pour qui l’entreprise n’a aucun intérêt à privilégier les embauches en CDD. Dans un contexte récurrent de pénurie de personnel, ce sont souvent les salariés eux-mêmes qui refusent un CDI pour garder leur liberté, selon lui.

Les autorités s’en mêlent

Interpellé à l’Assemblée nationale, suite aux remous générés par "Les Fossoyeurs", le ministre français de la Santé, Olivier Véran, a assuré "prendre très au sérieux" les révélations présentes dans l’ouvrage de Vincent Castanet et devoir la vérité " aux familles, aux soignants et aux résidants "tout en voulant attendre "des éléments factuels".

De son côté, la ministre déléguée chargée de l’Autonomie, Brigitte Bourguignon, a indiqué dans un communiqué qu’elle allait convoquer le directeur général d’Orpea "dans les plus brefs délais afin qu’il explique la situation dans les Ehpad du groupe".

"Je pourrais aussi diligenter une mission d’inspection indépendante auprès de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) pour investiguer à l’échelle du groupe", a-t-elle précisé.

D’importants financements publics

Pour Laurent Berger, secrétaire général du syndicat CFDT : "Si la situation est celle décrite dans le livre, c’est un pur scandale". "Il faut dénoncer, il faut contrôler, il faut sanctionner si c’est avéré".

"Si les faits dénoncés sont avérés, certains d’entre eux sont inacceptables et susceptibles d’être condamnés", a commenté de son côté dans un communiqué l’AD-PA, l’Association des directeurs au service des personnes âgées.

Une enquête qui fait grand bruit donc chez nos voisins français à quelques mois de l'élection présidentielle, car les maisons de repos et de soins privées bénéficient elles aussi d’importants financements publics. De l'argent public qui ne bénéficierait pas aux personnes âgées. 

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