Belgique

Panoramas, vues exceptionnelles ou plus anecdotiques : comment gère-t-on le paysage urbain ?

A. de Ville de Goyet © urban.brussels, © urban.brussels, A. de Ville de Goyet © urban.brussels, © KIK-IRPA, Bruxelles

Une balustrade, le canal et le ciel menaçant. Un intérieur d’îlot, une marée de toits et la tour du Midi. Les Arcades du Cinquantenaire, bouchées par la tour The One… Et vous, quelle vue de votre ville épingleriez-vous ? La plus significative, votre favorite, ou au contraire celle qui vous fait pester tous les jours ?

Panoramas Brussels, c’est le nom d’un appel à photos et témoignages lancé par urban.brussels, l’administration en charge de l’urbanisme en Région bruxelloise. Les rooftops ont la cote (même le Palais des Beaux-arts a le sien), le changement climatique amène à végétaliser les espaces urbains, et de nouvelles tours pointent à l’horizon. La ville change et elle est scrutée. Il était temps de se pencher sur le paysage urbain, pour le valoriser, et le protéger.

Une vue sur le canal, "un lieu refuge dans un quartier dense", un intérieur d’îlot à Saint-Gilles "panorama quotidien", le marais Wiels à Forest "lieu de cohésion", le Mont des Arts "ou ce qu’il en reste" (voir les panneaux publicitaires). Voici quelques
Une vue sur le canal, "un lieu refuge dans un quartier dense", un intérieur d’îlot à Saint-Gilles "panorama quotidien", le marais Wiels à Forest "lieu de cohésion", le Mont des Arts "ou ce qu’il en reste" (voir les panneaux publicitaires). Voici quelques © Nicolas Cacciapaglia /Mélanie Vesters /Benjamin Delori / Benjamin Debailleul @urban.brussels

Léopold II, place Poelaert, place du Congrès

Est-il vraiment possible de gérer un paysage ? L’Histoire nous montre qu’ils ne naissent pas de manière complètement spontanée. "Léopold II a voulu embellir Bruxelles pour la mettre sur le même pied que d’autres capitales, explique Cecilia Paredes, historienne de l’art et architecte, attachée chez urban.brussels. L’aspect paysager était important pour lui."

"Il a développé une stratégie qui consistait à acheter des terrains pour y faire des aménagements avec des vues, des perspectives, et ensuite les céder aux communes avec une convention qui stipulait notamment comment devaient être gérées ces vues." C’est le cas par exemple, avenue Louise, au niveau du Jardin du Roi, et au parc Duden, à Forest.

Dans la revue Bruxelles Patrimoine (éditée par urban.brussels), l’historien Christophe Loir évoque, cinq points de vue créés au 19e siècle, dans une zone qu’il baptise "corniche Royale" (sur le "tracé Royal" reliant le château de Laeken, le Palais royal et le Palais de Justice) : le Jardin botanique, la place du Congrès, la rue Baron Horta, le Mont des Arts, et la place Poelaert.

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Tous ces exemples montrent qu’il y avait déjà une réflexion sur le paysage. A l’image du projet (non réalisé) de Victor Horta pour la place Poelaert qui consistait à construire des bâtiments de part et d’autre de la vue pour l’encadrer, comme un tableau.

Victor Horta, "Concours pour l’aménagement des abords du Palais de Justice de Bruxelles. Retour de façade rue de la Régence. Coupe en travers de la place montrant l’encadrement symétrique du panorama sur la ville." Photographie du projet original.
Victor Horta, "Concours pour l’aménagement des abords du Palais de Justice de Bruxelles. Retour de façade rue de la Régence. Coupe en travers de la place montrant l’encadrement symétrique du panorama sur la ville." Photographie du projet original. © MH, Archives, XXXIII.9.

Ils montrent aussi comment l’attention aux panoramas, et aux perspectives, a en partie façonné la ville, par exemple en limitant la hauteur des bâtiments compris dans un cône visuel partant du point de vue, ou, dans le cas de la place du Congrès, en perçant une nouvelle rue (la rue du Congrès), pour mettre la colonne en perspective.

Vue vers la colonne du Congrès depuis la rue du Congrès, vers 1900.
Vue vers la colonne du Congrès depuis la rue du Congrès, vers 1900. Collection Belfius Banque-Académie royale de Belgique © ARB – urban.brussels

Notons d’autres célèbres exemples : la vue du balcon du Palais royal ne doit pas être obstruée, aucun bâtiment ne peut venir perturber le champ de vision à partir de la Grand-Place, ou du parc Royal (jusqu’à la construction d’un bâtiment derrière le Palais des Académies, ou de la Tour Hilton – qui avaient déjà fait réagir à l’époque).

Coupure de presse évoquant la question de la construction de la tour Hilton sur l’ensemble néoclassique de la rue Royale. La photo est un montage, pour tenter de donner une idée de ce que donnerait la construction de la tour. / Le Palais des Académies.
Coupure de presse évoquant la question de la construction de la tour Hilton sur l’ensemble néoclassique de la rue Royale. La photo est un montage, pour tenter de donner une idée de ce que donnerait la construction de la tour. / Le Palais des Académies. urban.brussels, CRMS, BX 2764, A. de Ville de Goyet © urban.brussels

Altitudes limites

Même lors de la si décriée jonction Nord Midi, il y a eu une vraie réflexion sur la préservation des panoramas, selon Géry Leloutre, architecte urbaniste, professeur à la faculté d’architecture de l’ULB.

Il y aura ensuite, dans les années 60-70, l’époque des skylines à l’américaine, la construction de tours, dont certaines se feront décapiter par après (à l’image de la Tour du Lotto).

En 1972, au moment de la toute première tentative d’élaboration d’un plan de secteur à Bruxelles, un "Atlas des altitudes limites" est constitué. Il reprend une vingtaine de vues remarquables, représentées sous forme de cônes visuels, et fixe pour chacun des cônes les altitudes maximales autorisées pour les constructions élevées.

L’une des cartes de l’Atlas des altitudes limites (deux cônes visuels y sont dessinés : la vue vers l’hôtel de ville depuis le Mont des Arts et la vue sur le Palais de Justice depuis le parc de Bruxelles), ainsi que deux clichés de repérage pour préparer
L’une des cartes de l’Atlas des altitudes limites (deux cônes visuels y sont dessinés : la vue vers l’hôtel de ville depuis le Mont des Arts et la vue sur le Palais de Justice depuis le parc de Bruxelles), ainsi que deux clichés de repérage pour préparer © urban.brussels, documentation de l’Atlas des altitudes limites

"Ce document n’aura finalement jamais de valeur juridique mais il a servi comme vade-mecum au sein de l’administration, précise l’architecte urbaniste Géry Leloutre. Pendant un temps cela a suffi, car il y avait une sorte de consensus. Aujourd’hui, ça ne suffit plus, et des avocats peuvent arguer que légalement rien n’empêche de construire plus haut."

The One et le Cinquantenaire

La Commission royale des Monuments et Sites déplore d’ailleurs un manque d’outil pour protéger les vues. Dans la revue Bruxelles Patrimoine, elle indique : "Si différents outils sont destinés à assurer le maintien d’un environnement de qualité directement autour des biens classés, il n’existe pas véritablement d’outil spécifique au secteur du patrimoine qui permette de sauvegarder une vue urbaine à valeur patrimoniale."

A titre d’exemple, la Commission avait alerté sur l’impact de l’élévation de la tour The One sur les Arcades du Cinquantenaire. Cela n’a pas empêché sa construction. "The One est un cas qui montre bien que les questions de panoramas, c’est une question de point de vue – sans mauvais jeu de mots, affirme Géry Leloutre. Elle a été construite à un moment où on pensait que tout le quartier allait être à la même hauteur (14 tours étaient prévues, le projet a été revu depuis). A ce moment-là, on avait considéré que l’amélioration de l’espace publique et l’image générale du quartier européen étaient plus importantes que la 'bête question' de savoir si le ciel devait passer dans les Arcades du Cinquantenaire."

A ce moment-là, on avait considéré que l’amélioration de l’espace publique et l’image générale du quartier européen étaient plus importantes que la "bête question" de savoir si le ciel devait passer dans les Arcades du Cinquantenaire.

Impact de la tour The One sur la vue sur les Arcades du Cinquantenaire.
Impact de la tour The One sur la vue sur les Arcades du Cinquantenaire. A. de Ville de Goyet © urban.brussels

Transversalité

Mais la question du paysage urbain dépasse la notion de vues exceptionnelles et celle de leur protection. "Les photos envoyées en réponse à l’appel d’urban.brussels le montrent bien, commente Sophie Hubaut, doctorante en art de bâtir et urbanisme à la faculté d’architecture de l’ULB : il n’y a pas que des vues remarquables, il y a aussi des photos d’espaces verts, du marais Wiels, de paysages du quotidien vus depuis une chambre, ou dans une rue."

"Le paysage est quelque chose de plus global, poursuit Sophie Hubaut, qui comprend aussi les espaces verts, et l’eau, et qui s’articulent avec des questions de mobilité, de densification (qui amènent à la construction de tours, même si tout le monde n’est pas d’accord avec cette réponse)…"

Le paysage est quelque chose de plus global

Par ailleurs, rappelle la doctorante, il ne s’agit pas que de protéger le paysage, mais aussi de le gérer, de l’aménager. "C’est d’ailleurs ce qu’énonce la Convention européenne du paysage (Florence, 2000), convention ratifiée par les trois régions du pays mais qui n’a pas été mise en œuvre concrètement à Bruxelles."

L’appréhension du paysage urbain nécessite donc une approche transversale. C’est aussi une des leçons tirées par urban.brussels, qui envisage des collaborations avec Bruxelles Environnement et perspective.brussels sur ces questions.

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