La couleur des idées

Olivier de Schutter : "il faut des visions positives dans le discours écologique"

Olivier de Schutter

© DR

Par Tania Markovic et Pascale Seys via

Ce samedi dans la Couleur des Idées, Pascale Seys reçoit Olivier de Schutter. Juriste, professeur de droit international dans plusieurs universités (dont l’UCLouvain), il a été rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation du Conseil des droits de l’homme à l’Organisation des Nations unies puis membre du Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU entre 2015 et mai 2020, jusqu’à sa nomination comme Rapporteur spécial de l’ONU sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme.

Alors que depuis des années les savants – qu’ils soient météorologues, climatologues, chimistes ou biologistes – nous alertent sur l’urgence qu’il y a à agir devant la menace d’extinction de notre planète, Olivier de Schutter vient d’inspirer un film documentaire qui pose les questions suivantes : Pour quelle raison préférons-nous ne pas savoir ? Quel mécanisme psychologique nous fait nier l’évidence et rend, par voie de conséquence, nos décisions molles et nos actions inopérantes ? Ce documentaire intitulé "Climat : mon cerveau fait l’autruche" est disponible sur le site d’Arte et sera diffusé sur la Une dans le cadre de l’émission "les mardis de la planète" le 17 mai prochain.

Les lois de l’inertie

Olivier de Schutter et son coauteur Nicolas Sayde ont un temps pensé intituler leur film "Les lois de l’inertie" tant le décalage est grand entre le nombre de citoyens qui se disent préoccupés par la catastrophe écologique (et ce même durant la pandémie de Covid 19) et l’absence d’actions que ces derniers pourraient pourtant mettre en place concrètement dans leurs vies. Face à cet écart, un constat s’impose : nous restons coincés dans des routines peu constructives, voire délétères. Le documentaire "Climat : mon cerveau fait l’autruche" tente de comprendre cette dissonance cognitive, symptomatique d’une souffrance psychologique qui fait que nous ne sommes pas en adéquation avec nos croyances et peut même parfois conduire au déni. Pour ce faire, Olivier de Schutter et Nicolas Sayde ont proposé de traiter cette thématique en ayant recours aux experts qui s’intéressent aux cerveaux. "Il ne s’agit pas de dédouaner les politiques mais de comprendre pourquoi nous ne sommes pas capables de leur montrer que nous sommes prêts à changer " explique Olivier de Schutter.

S’adresser aux cœurs plutôt qu’aux cerveaux

Avec "Climat : mon cerveau fait l’autruche", Olivier de Schutter cherche à faire passer un message à l’attention des spécialistes du climat et aux activistes pour qu’ils changent de méthode de communication. Car malgré le fait que nous soyons bombardés d’informations concernant le climat, la mobilisation ne prend pas. Au contraire, ces données suscitent chez certains des réactions de rejets profondes ou, plus prosaïquement, de l’indifférence. En janvier, dans la matinale de France Inter, le philosophe Bruno Latour s’était montré extrêmement critique vis-à-vis de l’écologie politique, déclarant qu’elle réalise "l’exploit de paniquer les esprits et de les faire bâiller d’ennui". Olivier de Schutter propose une solution pour mobiliser les troupes :

Il faut s’adresser aux cœurs et non pas au cerveau et adapter différentes stratégies de communication à mettre en place en fonction des publics, de leurs valeurs et de leurs préoccupations.

C’est prendre en compte le principe du biais de confirmation que le psychologue en sciences cognitives Andreas Kappes résume ainsi : "Notre cerveau s’intéresse aux informations qui confirment sa vision du monde, pas à celles qui la contredisent". Pour garder l’écoute de son interlocuteur, il faudrait donc commencer par trouver un terrain d’entente afin que celui-ci continue de nous écouter, favorisant ainsi nos chances de le rendre réceptif à notre discours. Un défi à l’ère d’internet et des réseaux sociaux où la polarisation des opinions est renforcée par les algorithmes qui, en proposant des contenus liés aux préférences de leurs utilisateurs, les enferment dans une "bulle de filtres".

Le journal télévisé permettait de créer une culture commune. Aujourd’hui beaucoup de gens ne regardent plus le JT et se renseignent sur les réseaux sociaux où nous sommes principalement confrontés à des personnes qui partagent la même opinion que nous. On n’est de moins en moins en contact avec des personnes qui vivent ou pensent différemment. Chacun vit dans sa sphère ce qui est paradoxal dans une société de communication.

Désignés coupables : les biais cognitifs et l’effet spectateur

Les raisons de notre immobilisme collectif pourraient être à chercher en partie du côté de nos biais cognitifs. Olivier de Schutter nous en donne la définition :

Tout ce qui fait obstacle à ce que nous soyons rationnels ou lucides face aux informations qui nous sont données. Les biais cognitifs sont des filtres.

Outre le biais de confirmation que nous avons cité précédemment, on trouve celui de l’optimisme qui nous conduit à minimiser l’impact négatif d’un événement ou encore celui de la culture, selon lequel l’humain, au-dessus de la nature, sera toujours sauvé par le progrès technologique. Enfin, il y a le phénomène psychosocial dit "effet spectateur" ou "effet Kitty Genovese" illustré dans le documentaire, du nom de la victime d’un fait divers tragique, celui du meurtre et du viol de Kitty Genovese en pleine rue à New-York devant une demi-douzaine de témoins sans qu’aucun ne prenne la peine de lui porter secours… L’"effet spectateur" consiste en la diffusion des responsabilités. En clair : plus nous sommes nombreux à pouvoir intervenir en cas de danger, plus nous nous sentons autorisés à ne rien faire, en rejetant la responsabilité sur les autres. "Un effet important à prendre en compte sur notre inaction" selon Olivier de Schutter.

Quelques pistes pour que les choses bougent

Pour se mettre en mouvement face au défi climatique, Olivier de Schutter propose trois grandes pistes. La première est que les gouvernements doivent faire en sorte que les choix écoresponsables soient les plus faciles à faire à travers des "nudges"; notre invité soutenant qu’il ne faut pas uniquement se contenter de donner des informations mais bien d’aider concrètement les populations dans leur transition climatique. Rappelons qu’un nudge consiste en "une incitation douce ou coup de pouce donné à un individu ou consommateur pour modifier son comportement". À l’argument qui consiste à taxer le nudging d’une forme de paternalisme, Olivier de Schutter oppose le fait que "nous sommes déjà absolument nudger par la société capitaliste". "Nous ne sommes pas dans une société neutre", conclut-il.

Pour sensibiliser les gens, il propose de leur parler en fonction de leurs valeurs en s’inspirant des travaux de George Marshall, un militant écologiste anglais ayant occupé des postes décisionnaires en communication pour différentes ONG américaines et anglaise. Ce dernier invite à repenser les stratégies de communication autour de l’écologie en s’adressant au cerveau émotionnel qui, seul, nous pousse à agir. Il donne comme exemple des personnalités qui savent soulever les foules sans en appeler aux idées rationnelles.

Enfin, Olivier de Schutter rappelle que nous sommes des animaux sociaux, sensibles au regard d’autrui. Si certains d’entre nous adoptent leurs modes de vies selon leurs convictions écologiques, cela pourrait mener à une évolution des normes sociales bénéfiques pour le climat. Il prend comme exemple la "honte de l’avion" en Suède qui permet de baisser le bilan carbone du pays, une évolution vertueuse.

 

Retrouvez l’intégralité de l’entretien mené par Pascale Seys, à écouter ci-dessous ce samedi 16 avril dès 11 heures.

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