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Noyade de migrants dans la Manche : le naufrage de 30 années de coopération franco-britannique

Un manifestant, à Calais, le 13 novembre, en solidarité avec les migrants en danger.

© FRANCOIS LO PRESTI / AFP

Par Daniel Fontaine et Sandro Calderon

Le drame survenu dans la Manche mercredi a déclenché une crise politique entre Londres et Paris et pourrait bouleverser la coopération entre les deux pays sur la question migratoire.

Au moins 27 migrants qui tentaient de gagner les côtes anglaises se sont noyés mercredi au large de Calais. C’est le naufrage le plus meurtrier depuis 2018 et la multiplication des traversées à haut risque. Les exilés sont poussés à tenter ce passage depuis le verrouillage renforcé des ports français et du tunnel ferroviaire.

Une succession d’accords bilatéraux

Le drame place une lumière crue sur des décennies de coopération franco-britannique : depuis 30 ans, les deux pays passent des accords et des arrangements administratifs pour tenter d’empêcher les étrangers de passer vers l’Angleterre.

Dès 1991, à l’approche de l’ouverture du tunnel sous la Manche, ils renforcent les contrôles douaniers sur le rail. En 2002, à la demande des Britanniques, la France démantèle le centre d’accueil de migrants de Sangatte, petite ville près de Calais d’où on voit l’Angleterre par temps clair.

La frontière est déplacée

Et surtout, en 2003, ils signent les accords du Touquet qui facilitent les contrôles dans les ports de la Manche et de la Mer du Nord. Par un tour de passe-passe juridique, la frontière britannique est déplacée sur la côte française.

Les Britanniques peuvent depuis lors gérer le contrôle des migrants hors de leurs frontières. En échange, Londres ouvre généreusement son portefeuille. L’été dernier encore, les Britanniques ont promis plus de 62 millions d’euros sur deux ans, pour financer des patrouilles sur les côtes françaises, la surveillance aérienne et de nouvelles infrastructures dans les ports français.

C’est une forme d’externalisation de la politique migratoire britannique, estime Olivier Cahn, professeur de droit pénal à l’université de Cergy-Pontoise : "C’est un échange de bons procédés. De même que l’Union européenne paye le Maroc ou la Turquie pour conserver sur leur territoire des individus qui voudraient rejoindre l’Europe, le Royaume-Uni paye depuis 2001 des sommes assez conséquentes tous les ans à la France. En échange, la France accepte que la frontière soit verrouillée sur son territoire. La différence, c’est que le Maroc et la Turquie ne tolèrent pas l’intervention sur leur territoire des agents de l’Union européenne, alors que la France admet l’intervention sur son territoire des agents de l’immigration et de la police britanniques pour exercer cette mission de sécurisation de la frontière !"

Tempête politique

Ces dernières heures, Londres et Paris se rejettent mutuellement la responsabilité du naufrage du 24 novembre. Et le Premier ministre Boris Johnson a rallumé la mèche de la discorde en demandant au président français de reprendre tous les migrants arrivant en Angleterre depuis la France.

On aurait dû avoir un premier aperçu des possibles rapprochements dimanche, lors de la rencontre prévue à Calais entre Français, Britanniques, Belges, Néerlandais et Allemands et la Commission européenne. Mais la France, outrée par la demande publiée à Londres, a annulé l’invitation faite aux Britanniques.

Les effets du Brexit

La tension montait en fait depuis des mois. Les embarcations qui arrivent quotidiennement sur les côtes anglaises irritent le gouvernement de Londres. Boris Johnson avait promis aux Britanniques que le Brexit allait permettre de leur rendre leur souveraineté, de freiner la migration et de reprendre le contrôle des frontières.

Les événements des derniers jours pourraient marquer un tournant. La gestion strictement franco-britannique des migrations à travers la Manche pourrait être révolue, pense Olivier Cahn : "Jusqu’à présent les partenaires européens de la France toléraient cette politique qui est pourtant contraire à l’esprit même du droit de l’Union européenne. Depuis le Brexit, ils n’ont plus aucune raison de le tolérer la situation à Calais, qui a des conséquences pour la Belgique, pour l’Allemagne, pour l’Italie… Il n’y a plus de raison qu’un Etat membre, la France, gère seule les migrations vers un état tiers, le Royaume-Uni."

Pour éviter ces morts en mer, il fallait gérer ça sur notre territoire. Or, maintenant, les morts en mer, on les a !

La mort des 27 migrants dans la Manche devrait aussi modifier la position traditionnelle française, pense le chercheur : "J’espère que le gouvernement français se rend compte que la négociation bilatérale n’a jamais été au profit des Français. L’argument des autorités françaises, jusqu’à présent, pour concéder ces renoncements de souveraineté, c’était de dire que les Anglais sont capables de faire des choses tellement graves pour empêcher l’immigration, qu’on allait avoir des morts en mer. Pour éviter ces morts en mer, il fallait gérer ça sur notre territoire. Or, maintenant, les morts en mer, on les a !"

Pourtant, les premières réactions de Paris ont été de mettre en cause des responsabilités extérieures. Pour Olivier Cahn, il s’agit d’un "discours à l’attention de la population française dans un contexte électoral qui commence. Pour faire oublier la responsabilité du gouvernement, il faut mettre en cause les passeurs, les Allemands, les Hollandais, les groupes criminels…"

Au bénéfice des passeurs

Olivier Cahn dénonce les effets pervers de "la solution strictement sécuritaire qu’on pratique depuis 20 ans". Les phénomènes criminels que l’on observe aujourd’hui en seraient le résultat direct : "On a verrouillé la frontière, ce qui a provoqué deux effets. D’abord l’intervention d’organisations criminelles pour organiser les passages. Et surtout, l’augmentation du prix du passage. Plus il est difficile de passer, plus les passeurs vont facturer cher. Mais il ne faut pas se tromper : la question des passeurs a été créée par le verrouillage de la frontière. La principale conséquence d’une politique uniquement sécuritaire, c’est une augmentation du prix du passage et une prise de risque supplémentaire pour les gens qui veulent passer."

Le chercheur plaide pour une politique plus équilibrée : "Il faut nécessairement des dispositions sécuritaires, le démantèlement de ces groupes qui pratiquent la traite des êtres humains, de l’échange de renseignements via Europol et Eurojust. Mais il faut aussi coopérer sur la mise en œuvre du droit d’asile. Comment des gens qui ont de la famille au Royaume-Uni peuvent-ils rejoindre ce pays ? Ils ont vocation à y aller dans le cadre d’un regroupement familial."

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