Notre info, si blanche...: pourquoi et comment mieux incarner la "diversité"?

Un expert noir interrogé sur les antennes de la RTBF

© RTBF

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Par Sylvia Falcinelli

Un soir de décembre sur La Une. Une interview au JT à propos de l’exploitation du grisou dans le sous-sol wallon. Au micro, Jean-Pierre Tshibangu, chef de service du génie minier à l’U-Mons. Un expert. Noir. Une rareté sur nos antennes – et pas seulement les nôtres d’ailleurs. Devant sa télévision, l’interview fait réagir Maxime N., 37 ans, d’origine congolaise et ingénieur doublement diplômé de l’ULB. "J’ai ressenti de la fierté", nous confie-t-il. "Je me suis dit: enfin! A la télévision, les personnes d’origine africaine sont toujours associées à des sujets de la vie de tous les jours: une bête interview dans la rue, une interview de quidam. Ou alors, il s’agit de sujets liés à l’Afrique, ou à Matonge. C’est comme si la figure noire était peu sortie de son contexte de vie : on interroge les noirs en tant que noirs, pas en tant qu’expert d’un autre sujet".

Un autre soir de décembre, la réouverture du musée de Tervuren. Une émission spéciale qui fait la part belle aux personnes africaines et afro-descendantes : on y voit le bourgmestre Pierre Kompany, l’écrivain In Koli Jean Bofane, le politologue Bob Kabamba, parmi bien d’autres. "Mais pourquoi attendre ce genre d’événements pour voir des noirs?" réagit Mona Mpembele, réalisatrice et administratrice au COMRAF (Comité de concertation du musée avec les associations africaines). "On ne les voit pas sur d’autres genres de sujets. Ou alors quand on traite de sujets spécifiques, stigmatisants, comme l’échec scolaire. Ce qui a de quoi offusquer, car il y a au contraire beaucoup de hauts diplômés chez les personnes d’origine africaine".

Des propos qui font écho à ceux de la réalisatrice et productrice Monique Mbeka Phoba, sur le plateau de l’émission ce soir-là, pointant la représentation des noirs dans les médias de façon générale : "Il y a le migrant, la personne dans une situation précaire, le gangster. Et puis il y a le footballeur et le rappeur. En dehors de ça, existons-nous à l’image dans ces médias belges?".

>>> Revoir l'intervention de Monique Mbeka Phoba dans son intégralité dans l'émission spéciale consacrée à Tervuren

Ces réactions sont issues de l’actualité récente. Mais à côté de ces exemples concernant les afro-descendants, on pourrait en citer bien d’autres, à propos d’autres minorités dites "visibles" (personnes "perçues comme arabes", "asiatiques", etc). Que disent les chiffres à leur sujet ?

Les minorités "visibles", pas si visibles que ça

Dans son dernier baromètre sur la diversité et l’égalité, le CSA pointe que sur l’ensemble des programmes télévisuels belges francophones observés, 5,21 % des intervenants sont "perçus comme noirs". Les experts sont blancs ("perçus comme blancs") dans plus de 9 cas sur 10. Plus globalement, toujours selon le baromètre du CSA, les personnes issues de la diversité représentent 14,39% des intervenants, un chiffre qui tombe à 11,31% pour les programmes d’information. Les rôles de journaliste/animateur, de porte-parole et d’expert sont ceux où leur proportion est la plus faible au contraire du rôle de "vox populi" (quidam, témoin) par exemple. Un constat général confirmé par les chiffres internes de la RTBF.

Quel décalage par rapport à la société ?

Le blanc, couleur dominante dans notre info… Comme dans la société ? La perception sera forcément différente selon qu’on habite dans une commune bruxelloise multiculturelle ou dans une zone plus rurale. En Belgique, il n’existe pas de données permettant d’objectiver précisément le décalage entre la société et la représentation médiatique des minorités "visibles", un exercice de toute façon périlleux en termes méthodologiques.

"Globalement, la société est de plus en plus diversifiée", constate cependant le sociologue Marco Martiniello (Ulg). "Il faut faire en sorte que les médias publics ressemblent plus à la population". Pour lui, même s’il est difficile d’affiner l’analyse, une évidence fait consensus, celle de la "surreprésentation d’hommes blancs, d’âge moyen et de niveau d’éducation supérieur" dans les médias. Un profil… qui est le sien. Et celui de la plupart de ses collègues. Comment les journalistes peuvent-ils donc amener plus de diversité dans les profils d’académiques s’ils se ressemblent si souvent ? A cette question Marco Martiniello apporte sa propre réponse : il compte démissionner de son mandat de vice-doyen à la recherche, l’un des postes de direction de sa faculté, en exigeant d’être remplacé par une femme…

Mais la même question peut se poser à bien d’autres niveaux dans la société.

"Ce n’est pas à la RTBF de lutter contre des discriminations qui se manifestent dès la crèche", estime le sociologue. "Il faut combiner une politique de diversité en aval avec une politique de lutte contre les discriminations en amont. Mais ça prend du temps". Il pointe le risque qu’une politique de diversité, seule, aboutisse à une logique du "noir de service" ou de "l’arabe de service". Un écran de fumée qui n’empêchera pas la discrimination alors qu’il faudrait "toucher aux fondements de cette discrimination, aux déséquilibres fondamentaux dans la société".

Une responsabilité particulière

Ceci dit, en ce qui concerne les entreprises de médias, la question de la diversité renvoie directement à la lutte contre les discriminations. Car cette lutte passe aussi par une déconstruction des préjugés et des stéréotypes. Or, à ce niveau-là, les médias ont une responsabilité. "Nous participons à un système de représentations", expose la responsable de la Diversité de la RTBF, Safia Kessas. "Les médias font partie de la société et co-construisent les stéréotypes en étant parfois dans une forme de vase clos, alors que notre rôle c’est d’ouvrir et de casser ces stéréotypes". Nos émissions, notre info, ont un impact à la fois sur la réalité et sur les perceptions qu’on en a.  

"Les médias ont un rôle absolument capital dans la diffusion et la reproduction des stéréotypes", renchérit le psychologue social Vincent Yzerbit (UCL). "On peut par exemple regretter qu’il y ait peu de profs d’unif féminins, noirs ou d’origine étrangère mais si on se contente, en tant que média d’importance, de refléter simplement cette situation, on verse non pas dans un reflet mais dans une reproduction : on empêche qu’il y ait une évolution. Il est donc souhaitable qu’il y ait un effort particulier, une impulsion à ce niveau-là, d’autant qu’il y a de plus en plus d’experts aux profils différents, surtout dans les jeunes générations".

Si en tant que journalistes, nous ne renouvelons pas nos carnets d’adresse, nous serons tôt ou tard en retard par rapport à l’évolution de la société – nous le sommes déjà d’ailleurs, estime Vincent Yzerbit. Le miroir que nous tendons risque d’apparaitre de plus en plus déformant. Et cela va plus loin que la question du profil des experts. "Représenter la société dans sa diversité, c’est aussi une représentation plus juste", soutient Safia Kessas.  "Les femmes et les personnes issues des minorités dites visibles n’ont pas la même socialisation car elles ne font pas partie du groupe des dominants. Elles vont donc avoir un point de vue sur la société, la politique, l’économie, qui ne va pas être le même, d’où l’importance de les écouter pour être en phase avec la société. Sinon on parle à une audience de plus en plus limitée et à un moment, ces personnes n’ont plus besoin de nous".

Quelles pistes d’action ?

Face à ces enjeux, l’Association des journalistes professionnels a mis au point un répertoire d’expertes et d’experts issus de la diversité, Expertalia, pour inciter les journalistes à étoffer leurs carnets d’adresses. Une initiative qui ne suffit pas à elle seule à changer la donne, nous y reviendrons dans un autre article à propos des femmes expertes.

Alors, pour ce qui concerne la RTBF, des media-coachings et des rencontres avec des journalistes sont également organisés, à l’initiative de la responsable de la Diversité. Et, dès janvier 2019, les rédactions seront dotées d’un baromètre interne trimestriel pour objectiver de façon très régulière la présence de personnes relevant de toutes les "minorités visibles" dans l’info et le rôle qu’elles y jouent. Un outil qui suivra aussi l’évolution de la présence des femmes, entre autres. "Il faut que ce soit un objectif mesuré de façon permanente de façon à avoir une vision claire des choses. Le baromètre trimestriel sera un stimulus plus constant que le baromètre annuel qui nous était livré longtemps après la fin de l’année et qui pouvait toujours laisser penser qu’entretemps les choses s’étaient améliorées", estime le directeur de l’Information Jean-Pierre Jacqmin.

Un outil qui a fait ses preuves ailleurs, notamment en Suède, explique Safia Kessas. "On ne se débarrasse pas de son éducation, de sa vision du monde, de son logiciel et de son disque dur, juste comme ça. Il faut un rappel régulier pour lutter contre ses propres biais", explique-t-elle. "On accorde toujours plus de crédit à quelqu’un qui nous ressemble qu’à quelqu’un qui ne nous ressemble pas. On a tous des préjugés". C’est pour prendre conscience de ces biais et lutter contre les automatismes que des ateliers sont également proposés au personnel depuis deux ans.

"Vous devez élever le débat"

Des initiatives parmi d’autres qui font mouche chez Mireille-Tsheusi Robert de l’asbl Bamko (Comité féminin de lutte antiraciste). "Nous sentons que la RTBF a une volonté de changement. Cela nous amène à davantage faire la démarche d’aller vers la RTBF alors que pendant longtemps, en ce qui me concerne, c’était difficile". Selon elle, il reste cependant encore bien du chemin. Elle trouve d’ailleurs que les journalistes manquent souvent d’un background élémentaire sur des thèmes comme la colonisation ou les mécanismes du racisme, entre autres. "Bien des journalistes ont le même niveau de connaissances qu’un citoyen lambda", estime-t-elle. "Or, en tant que journalistes, vous ne pouvez pas vous permettre le luxe de l’ignorance. Vous avez une responsabilité vis-à-vis de la société. Il faut pouvoir élever le débat".

"On n’a pas les mêmes réflexes quand on est dans un entre-soi"

Et si l’une des clefs essentielles pour une représentation plus juste de la diversité se cachait dans notre propre diversité ? Julien Truddaïu, co-auteur du livre "Notre Congo", pointe le profil des journalistes. "On n’a pas les mêmes réflexes quand on est dans un entre-soi. Plus il y a de diversité, plus on s’ouvre à la diversité. Les discussions que vous avez le matin entre collègues ont une influence. Les gens racisés ont une place particulière dans la société et ont ce prisme-là dans le traitement qu’ils en font tous les jours".

Vincent Yzerbit ne dit pas autre chose : "Comment voulez-vous qu’un media aussi important que la RTBF soit le porte-parole des intérêts, des préoccupations, des curiosités des gens qui, dans notre société, sont issus de la diversité si elle n’est pas elle-même un endroit où cette diversité se manifeste de façon éclatante ?". "Une rédaction qui est à 95% blanche et qui dit que le racisme, ce n’est pas bien… Là je me dis qu’il y a un truc qui ne va pas", abonde Safia Kessas. "Ce n’est pas qu’il y ait une volonté d’exclure mais il manque une pièce au tableau".

Pamela Hankard, à la rédaction de Tarmac
Pamela Hankard, à la rédaction de Tarmac © RTBF

Pamela Hankard est l’une des très rares journalistes noires de la RTBF. Cette perte de richesse due au manque de diversité est pour elle une évidence. Exemple avec le thème de la colonisation : "Je ne dis pas que je suis la mieux placée pour en parler. Mais c’est un sujet dont on parle dans ma famille depuis toute petite. Je sais ce que les afro-descendants vont ressentir, je sais où je vais aller trouver des infos, vers qui je peux aller… Mon collègue blanc va peut-être trouver les bonnes personnes lui aussi mais ce ne sera pas la même chose, ce ne sera pas la même sensibilité".

Vous ne verrez pas Pamela Hankard au JT – pour le moment du moins. Elle travaille pour TARMAC, le média qui se dédie depuis plus d’un an à la culture urbaine et au hip-hop. "J’avoue que je me suis demandé : est-ce qu’on me prend parce que je suis noire ou parce que je mérite d’avoir ce poste ? Tarmac, c’est hip-hop, c’est connoté minorités ethniques - alors que le hip-hop touche tout le monde, c’est devenu mainstream…", expose-t-elle. "Ici, il n’y a quasi que des minorités ethniques. Alors que quand on regarde la newsroom, c’est très bleu-blanc-belge".

C’est vrai, un coup d’œil dans la rédaction suffit pour constater que les personnes issues de "minorités visibles" sont une petite minorité. Et c’est un constat généralisé dans les programmes tv francophones: selon les chiffres du CSA toujours, 96,22% des journalistes et animateurs/trices sont "perçus comme blancs"… Une situation que Pamela ne juge pas "normale" mais qui ne l’étonne pas outre mesure. Il faut dire qu’elle était la seule noire de sa promotion en 2013 à l’Ihecs. Le manque de diversité est une réalité déjà au moment des études.

Se montrer plus volontariste

Alors, faut-il transformer la rédaction ? Qu’en dit le directeur de l’Information ? Jean-Pierre Jacqmin cite des noms : la diversité n’est pas absente de nos antennes, "elle crée même parfois des réactions dans une partie du public qui n’aime pas ça". Mais il l’assure, il faudrait se montrer plus volontariste. "Il y a une question d’apport de réflexions différentes et ça, c’est nécessaire et utile à une rédaction. Ce n’est pas simplement pour faire bien, gentil, ouvert, c’est parce que ça irrigue davantage une rédaction". Pour lui, le problème est d’ailleurs plus général et concerne aussi la variété des origines sociales. La carrière de journaliste n’est pas envisagée de la même façon dans tous les milieux sociaux.

"Nous n’avons pas pour le moment sur nos antennes ou dans nos rédactions un exact reflet de la diversité de la société belge", constate-t-il. "Ça ne veut pas dire qu’il y a une volonté de notre part de gommer cette diversité mais ça veut dire qu’à cause d’une série de facteurs, nous avons le défaut d’être le reflet d’une partie seulement de la société".

Sortir du formatage ?

Le manque de diversité dans les auditoires universitaires est l’un des facteurs explicatifs mais pas le seul. Pour obtenir un contrat stable de journaliste à la RTBF, il faut passer un examen d’entrée. Une procédure mise sur pied pour son objectivité mais qui ne permet pas de lutter contre une certaine homogénéisation des profils engagés. "Ceux qui s’inscrivent sont des gens qui croient qu’ils vont pouvoir y arriver. Certains se disent sans doute que ce n’est pas la peine de concourir, car ils ne se reconnaissent pas dans l’image renvoyée sur nos antennes", suppose encore le directeur de l’Information. Il y aurait donc une forme de cercle vicieux. "On doit faire un travail de conviction, davantage dire que cet examen est accessible à tous", conclut-il.

Pour Safia Kessas la responsable de la Diversité, il faudrait aussi par exemple interroger le formatage des journalistes. "Dans la manière dont on uniformise la fonction de journaliste, dans le phrasé, dans la manière de dire, de rédiger, de se positionner, de s’exprimer devant une caméra, je pense qu’on formate et qu’il y a des gens de talent qu’on n’arrive pas à mettre sur le chemin. Certains ont peut-être besoin de plus de temps vu leur socialisation différente, en dehors des groupes dominants", estime-t-elle.

La mécanique médiatique

Formatage, manque de connaissances, biais inconscients, carnets d’adresse à enrichir,... Mais ne faudrait-il pas aussi réfléchir à l’impact du fonctionnement médiatique en tant que tel ?

Si je suis envoyée au parc Maximilien pour faire un reportage et qu’à ce moment-là, les migrants sont tous noirs (Soudanais ou Érythréens par exemple), c’est un fait. La répétition de ce genre de reportages, quand bien même factuels, favorisera l’association "migrant = noir" et "noir = migrant" et renforcera un stéréotype. Faut-il aller moins souvent au parc Maximilien ? Cette conclusion serait absurde. Faut-il veiller à montrer aussi d’autres facettes de la réalité, des facettes plus banales, ou au contraire plus positives pour rééquilibrer notre traitement de la réalité ? Ces facettes ne sont pas absentes, si on pense par exemple à la couverture médiatique accordée au travail exceptionnel réalisé par le médecin congolais Denis Mukwege, bien qu’en lien avec un conflit armé sinistre. Mais pèsent-elles suffisamment, en termes de proportion, dans notre info ? Y pensons-nous quand on choisit de traiter ou pas tel ou tel sujet ? Faut-il le faire ?

Ceci renvoie aussi à un vaste débat en cours dans la profession, qui dépasse la question de la diversité des intervenants pour toucher à une réflexion plus globale sur le rapport du journalisme au monde qui l’entoure, dans toutes ses dimensions. Un débat qui mène actuellement à des initiatives telles que celles du journalisme constructif, dont on parle aussi à la rédaction.

>>> Retrouvez plus de coulisses sur le traitement de notre information sur la page INSIDE

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