Belgique

Même en activant tous les chômeurs, il sera probablement impossible d'atteindre 80% de taux d’emploi en 2030

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Par Guillaume Woelfle

La Vivaldi s’y est engagée dans son accord de gouvernement : en 2030, 80% de la population sera à l’emploi ! Cet objectif doit permettre d’assainir les finances publiques : moins de chômeurs ou d’inactifs à charge de l’Etat, plus de personnes au travail qui paient des impôts… une spirale positive qui viendrait soulager une dette publique belge qui dérape, elle pourrait atteindre 120% du PIB en 2028. Dernièrement, Statbel, l’office belge de statistiques a annoncé un taux d’emploi de 71,9% en moyenne pour l’année 2022 et même 72,3% pour le quatrième trimestre de 2022 ce qui montre une tendance positive. Pour le ministre de l’Emploi, Pierre-Yves Dermagne (PS), cette tendance permet même de dire que l’objectif de 80% est "à portée de main".

Alors, cet objectif est-il bien à portée de main ? L’indicateur est-il bien choisi ? Le premier levier d’action est-il bien l’activation des chômeurs ? Qui sont les 28% de gens qui ne sont pas au travail ? Tentative de décryptage.

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Avant d’arriver au fond du sujet, partons des bases. Quels que soient les taux qu’on évalue (taux d’emploi, taux d’activité, taux de chômage), ils ne concernent que la population âgée de 20 à 64 ans. Autrement dit, la population visée est celle qui est susceptible d’être à l’emploi, même s’il y a des gens à l’emploi avant 20 ans ou après 64 ans.

Ensuite, il est important de définir le mieux possible ces taux, qui sont parfois imbriqués les uns dans les autres. D’abord, d’une manière générale, la population (toujours parmi les 20-64 ans) est divisée en deux catégories :

  • La population active qui est soit à l’emploi, soit au chômage.
  • La population inactive qui regroupe tous les autres Belges qui ne sont ni à l’emploi, ni au chômage. Ils sont alors en incapacité de travail, étudiants, à la retraite, au foyer ou sous d’autres statuts non précisés.

La population active ne représente que 76% de la population

On l’a dit, la population active regroupe deux situations : les personnes ayant un emploi et les personnes au chômage selon les critères du Bureau international du Travail (BIT).

Pour être considéré comme ayant un emploi, il suffit "d’avoir effectué un travail contre rémunération ou dans le but de réaliser un bénéfice indépendamment de la durée (même si ce n’était qu’une heure), ou avoir un emploi en étant temporairement absent".

Cette mesure se fait par recensement téléphonique anonyme et non via la collecte de données officielles via les administrations du chômage ou de l’emploi en Belgique. Dès lors, dans un cas extrême, on peut imaginer qu’une personne qui ait travaillé une heure au noir pour un déménagement se soit déclarée comme au travail lors de l’interrogatoire anonyme. Par ailleurs, une personne qui occupe trois emplois ou une personne à mi-temps compteront autant dans ce calcul : une personne à l’emploi. Dans notre pays, 4.848.696 personnes, soit 71,94% de la population active occupe donc un emploi selon cette définition. Et ce taux d’emploi n’a jamais été aussi élevé.

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Pour être considéré au chômage selon les critères du BIT, il faut remplir trois conditions :

  • être sans travail ;
  • être disponible pour travailler dans un délai de deux semaines ;
  • et être à la recherche active d’un travail.

Selon Statbel, 272.243 personnes (soit 4,04% de la population 20-64, ou 5,3% de la population active) sont dans cette situation en Belgique, ce qui est moins que le nombre de chômeurs complets indemnisés annoncé chaque mois par l’administration qui se situe autour de 300.000 personnes. En effet, les critères énoncés ci-dessus du BIT sont plus restrictifs que ceux de l’Onem.

D’ailleurs, si l’un des critères n’est pas respecté, la personne bascule parmi les non-actifs. Cette catégorie des non-actifs représente 24% de la population, soit 1,6 million de Belges de 20 à 64 ans. Grâce à ces chiffres, on se rend compte d’un premier point essentiel : même en mettant tous les chômeurs BIT au travail, on atteindrait à peine 76% de la population, encore loin de l’objectif des 80%.

Et c’est Statbel qui le dit, "pour atteindre cet objectif, plus de 540.000 personnes supplémentaires devront travailler. Vu le nombre limité de chômeurs BIT (272.000), les personnes inactives devront être (ré)activées." Voilà qui nous amène au cœur du sujet.

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Qui sont les 24% d’inactifs ?

D’après Statbel, "la plus grande catégorie d’inactifs au sein du groupe d’âge des 20-64 ans se compose des personnes qui se considèrent comme étant en incapacité de travail en raison de problèmes de santé de longue durée." Ils représentent près de 450.000 personnes, avec un peu plus de femmes que d’hommes concernés. Surtout, ce chiffre est beaucoup plus important que le nombre de chômeurs BIT (270.000 personnes) ou de chômeurs déclarés par l’Onem (300.000). Viennent ensuite les étudiants (378.000 personnes), les (pré)retraités (314.000 personnes), puis les hommes et, surtout, les femmes au foyer (260.000 personnes). Une dernière catégorie, nommée "autres" regroupe les rentiers, les bénévoles ou les chômeurs qui ne correspondent pas aux critères BIT. Bref, ces inactifs représentent près d’un quart de la population : 1,6 million de Belges de 20 à 64 ans.

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Qu’est-ce qui nous empêche d’arriver à 80% ?

Pour atteindre l’objectif de 80%, il faudrait augmenter à la fois le nombre de personnes disponibles pour travailler et le nombre d’emplois. Attardons-nous sur le premier élément avec Muriel Dejemeppe, professeure d’économie à l’IRES (UCLouvain) et rédactrice en cheffe du magazine "Regards économiques". Et son premier constat concerne davantage le taux d’activité… que le taux de chômage.

"Le taux d’activité de 76% chez nous est plus bas que celui de nos voisins : Pays-Bas, France ou Allemagne", alors que notre taux de chômage (5,3% de la population active) est meilleur que le taux de chômage français (7%) par exemple. Et pour augmenter le taux d’emploi, il faut d’abord augmenter le taux d’activité. Et la chercheuse identifie trois problèmes précis.

"D’abord, et avant tout, il faut augmenter le taux d’activité des 55-64 ans". Ce taux d’activité traduit en fait le nombre de gens qui veulent participer au marché du travail. "Chez les 55-64 ans, il est autour de 55%. Une seule personne sur deux à cet âge participe au marché du travail. Et ce problème-là est présent dans les trois régions du pays : 52% à Bruxelles, 58% en Flandre et 49% en Wallonie. Donc ça, c’est vraiment le point noir structurel de notre marché de l’emploi." Et pour appuyer son raisonnement, la chercheuse pointe un autre indicateur : "le taux d’activité des 25-54 ans est à 82% dans notre pays, donc ce n’est pas forcément là qu’est le problème."

Dans ce cadre, Muriel Dejemeppe estime qu’il faudrait trouver des mesures pour garder les 55-64 au travail "par exemple, en leur permettant de travailler à horaire réduit en touchant une partie de leur pension. Cela serait positif pour les finances du pays mais aussi pour la santé psychologique des gens parce qu’il ne doit pas être facile à vivre de se dire qu’on ne convient plus au marché du travail à 55 ans."

Politiquement, il est plus facile de s’attaquer aux chômeurs qu’aux malades de longue durée

Muriel Dejemeppe, professeure d’économie à l’IRS (UCLouvain).

"Ensuite, le deuxième point problématique, c’est le taux de chômage", explique la rédactrice en cheffe de Regards économiques. "Et ce taux de chômage cache des disparités régionales importantes." Selon les critères BIT, environ 5,3% de la population active est au chômage, mais il atteint 11,3% à Bruxelles, 8% en Wallonie et 2,9% en Flandre, selon les chiffres de Statbel.

"Donc, ces taux sont structurellement trop élevés côté francophone et quasi au plein-emploi en Flandre. On parle aussi de chômage "frictionnel", puisqu’à ce niveau-là de 2% ou 3%, on considère qu’il s’agit de gens qui sont au chômage entre deux emplois, deux professions, pour une durée très limitée, et que c’est un taux qu’on ne peut plus faire descendre." Et l’on remarque qu’en additionnant le taux de chômage incompressible flamand (2,9%) à son taux d’emploi actuel (76,7%), on n’atteindrait toujours pas le taux de 80%.

Ces chômeurs, on l’a vu plus haut, ne permettraient pas à eux seuls à atteindre le taux d’emploi de 80%, même s’ils étaient tous au travail. Pourtant, ils sont davantage au cœur des discours politiques que les inactifs qui sont pourtant six fois plus nombreux. "C’est vrai qu’ils sont un peu la cible facile. Ils touchent une allocation de chômage donc ils coûtent à l’Etat. Donc politiquement, c’est plus facile de s’attaquer à ces personnes-là plutôt que de s’attaquer à des malades de longue durée, à qui il est délicat de faire la leçon. Et à cet égard, l’inaction sur la question de 55-64 est inquiétante puisqu’il ne suffit pas de relever l’âge de départ à 66 ans ou 67 ans pour que tout le monde travaille jusqu’à cet âge-là. Ce n’est pas mécanique. Il faut avant tout que le travail à cet âge-là soit possible et faisable sans être poussé dehors par une entreprise qui considère que ces travailleurs âgés coûtent trop cher par rapport à leur productivité ou leur flexibilité."

Enfin, le troisième problème est précisément celui des malades de longue durée, d’après la chercheuse. Dans nos chiffres, ils représentent effectivement 6,67% de la population de 20-64 ans, bien au-delà du taux de chômage de 4%. "Et ça rejoint notre premier point car il s’agit surtout de personnes âgées de 55 à 64 ans", précise Muriel Dejemeppe.

Selon Statbel, seules 23% des personnes se disant considérablement entravées dans ses activités quotidiennes en fonction d’un handicap, d’une affection ou d’une maladie de longue durée sont au travail. "Cette question de la réinsertion sur le marché du travail des personnes absentes du travail depuis longtemps est donc importante, mais elle est sur la table du gouvernement". Et cette question-ci permettrait surtout de faire augmenter le taux d’activité.

Ces constats de Muriel Dejemeppe ne sont pas nouveaux. Ils se retrouvent d’ailleurs en toutes lettres dans l’accord de gouvernement. "L’augmentation de l’activité et du taux d’emploi des travailleurs âgés est ici très importante. Le gouvernement prendra des initiatives concrètes à cet égard, en concertation avec les partenaires sociaux et les entités fédérées."

"Arriver à 80% en 2030 ? Ce serait du jamais vu"

Dans l’hypothèse où nous parviendrions à augmenter le nombre de personnes disponibles pour travailler (via le taux d’activité), il serait encore nécessaire d’augmenter le nombre d’emplois disponibles. Car avec 189.000 emplois disponibles fin 2022, nous sommes encore loin des 540.000 mises à l’emploi nécessaire pour atteindre l’objectif.

Et sur la création d’emploi, autant que sur l’activation des chômeurs, le sujet devient hautement politique. Qui sera responsable si nous n’atteignons pas les 80% en 2030 ? Si Pierre-Yves Dermagne indique ci-dessus que cet objectif est "à portée de main", le président du MR Georges-Louis Bouchez affirme tout le contraire dans un tweet.

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Pour répondre à cette question, il faut se remettre le graphique du taux d’emploi depuis les années 2000 en tête et le prolonger jusqu'en 2030 vers l’objectif. Visuellement, la trajectoire qui doit mener à 80% en 2030 témoigne de l’accélération nécessaire pour y arriver. "Il s’agirait de gagner 8 points de pourcentage en 8 ans, puisque nous devons passer de 72% en 2023 à 80% en 2030", résume Muriel Dejemeppe, qui se sert du passé pour le projeter dans le futur.

"Depuis 20 ans, y a eu deux périodes au cours desquelles le taux d’emploi a fortement augmenté. D’abord entre 2003 et 2008, juste avant la crise financière. Nous étions dans une période de forte croissance économique avec des créations d’emplois relativement importantes. On a gagné alors 3,3 points de pourcentages en cinq ans, c’est-à-dire environ 0,7% par an. La deuxième période dure de 2015 à 2019, avec à nouveau 3,3 points de pourcentages, mais en quatre ans cette fois, ce qui donne 0,8% de moyenne par an. Donc sur ces deux périodes considérées comme positives, nous sommes en dessous de l’objectif."

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Le ministre Dermagne est-il complètement dans le faux quand il dit que nous sommes sur la bonne voie ? Et bien en partie, mais pas complètement. "Depuis le Covid, donc depuis 2021, le taux d’emploi a augmenté de 1,9%. Donc sur deux ans, c’est quasiment 1 point de pourcentage par an, c’est l’objectif. Et donc le ministre peut dire qu’en continuant comme ça, on arrivera à 80% en 2030, c’est correct mais c’est complètement improbable", estime Murielle Dejemeppe. "D’autant que la reprise post-Covid est exceptionnelle, on n’a jamais connu une période aussi faste dans le passé."

Entre le troisième trimestre de 2020 et le troisième trimestre de 2022, la Belgique a en effet connu 200.000 créations d’emplois. "Mais les prévisions pour 2023, sont déjà bien moins favorables, autour de 38.000 emplois", indique la chercheuse. "J’ai calculé que pour arriver à 80% d’emplois en 2030, compte tenu de la croissance de la population âgée entre 20 et 64 ans, il faudrait créer 75.000 emplois par an. Or, si on regarde le nombre d’emplois créés en moyenne entre 1956 et 2022, on est à 45.000 emplois par an, donc on n’a jamais atteint un rythme de 75.000 par an sur une longue période. Et selon le Bureau du Plan, on sera plutôt autour de 40.000 emplois par an, soit 0,4 point de pourcentage par an. Donc à politique inchangée et sans crise majeure, on ne dépasserait pas 75 ou 76% de taux d’emploi en 2030."

Augmenter offre et demande pour réussir une équation impossible

En conclusion, pour arriver à l'objectif fixé, il faudrait à la fois augmenter l’offre (le nombre de personnes disponibles pour travailler) de manière très significative car la mise à l’emploi des chômeurs actuels ne suffirait pas. Il faudrait augmenter le taux d’activité en permettant aux malades de longue durée ou aux 55-64 ans de travailler. Mais il faudrait aussi augmenter de manière spectaculaire, et jamais vue depuis 1946, le nombre d’emplois créés en Belgique pendant encore 8 ans.

Autrement dit, l’objectif du taux d'emploi de 80% pour 2030 que s'est fixé le gouvernement semble impossible à atteindre. 

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