Et si le coronavirus était apparu il y a 30 ans ? Episode 1 : mars 1990, la Belgique entre en confinement

Et si le coronavirus était apparu il y a 30 ans ? Episode 1 : mars 1990, la Belgique entre en confinement

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Par Karim Fadoul

    Imaginez un monde frappé par un virus inconnu et qui doit y faire face sans Internet, ni smartphone. Sans infos en continu, ni réseaux sociaux. Où pour communiquer il faut se rendre dans une cabine téléphonique et pour voir un film louer une cassette VHS dans un vidéoclub. Et si la Belgique avait été confrontée à l’épidémie de coronavirus 30 ans auparavant ? Comment se serait déroulé le confinement ? Comment aurions-nous réagi au quotidien et comment les autorités auraient affronté la crise ? Cet article de la RTBF est une fiction qui s’appuie sur des personnages et des situations bien réelles. Mars 1990, la Belgique entre en confinement.

    Depuis ce mercredi 14 mars 1990, la Belgique est officiellement entrée en confinement. La conférence de presse organisée lundi au Centre international de presse par le Premier ministre Wilfried Martens a annoncé la couleur : pour contrer l’épidémie de coronavirus, le pays tout entier doit être à l’arrêt. Impossible de faire autrement. Ecoles, restaurants, cafés sont fermés. Les socialistes Philippe Busquin et Roger Delizée, respectivement ministre des Affaires sociales et secrétaire d'Etat à la Santé ont insisté : "Pour faire face à cette maladie, il faut réduire au maximum les contacts sociaux." Face à lui, les journalistes de la RTBF, de RTL-Tvi, de la BRT et de VTM ainsi que les représentants de la presse écrite se bousculent. C’est déjà mal parti !

    Les 31 ministres et secrétaires d’Etat du gouvernement Martens VIII tentent de faire face à la crise.
    Les 31 ministres et secrétaires d’Etat du gouvernement Martens VIII tentent de faire face à la crise. © BELGAIMAGE

    Nom de code : Covid-89

    Le virus nous vient de Chine : c’est maintenant une certitude. Mais depuis les événements récents de la place Tien An Men, des manifestations réprimées violemment par l’homme fort du régime Deng Xiaoping et le président Yang Shangkun, peu d’informations circulent. Selon les rares correspondants encore sur place, le virus aurait fait son apparition dans la ville de Wuhan. Ce nouveau coronavirus, nom de code Covid-89 (89 parce qu’il se serait déclaré pour la première fois l’année dernière) est parvenu à franchir les frontières de l’Empire du Milieu. Comment ? C’est un mystère total ! La Chine est refermée sur elle-même politiquement, médiatiquement, économiquement. Impossible de connaître le nombre exact de victimes sur place ni le parcours de cette maladie jusqu’à nous.

    Une équipe d’Envoyé spécial, l’émission de reportages d’Antenne 2 lancée en janvier dernier est cependant parvenue à entrer dans le pays et a filmé clandestinement dans un hôpital de Pékin. Le reportage n’a pas encore été diffusé mais les premiers extraits montrent des malades sur des lits côtoyant des cadavres et une situation sanitaire chaotique : médecins débordés, manque d’équipements, mortalité incontrôlée… Tout le monde craint que ce scénario ne se répète ailleurs dans le monde.

    La réunification allemande reportée

    Le virus est aujourd’hui sur le Vieux Continent. France, Espagne, Italie, Pays-Bas… Aucun pays n’est épargné. Pas même l’Allemagne fédérale, moteur de l’Europe. Le processus de réunification avec l’Allemagne de l’Est va devoir être reporté, annonce le chancelier Helmut Kohl.

    Le processus de réunification de l’Allemagne va devoir être reporté.
    Le processus de réunification de l’Allemagne va devoir être reporté. © BELGAIMAGE

    Le projet de loi sur l’avortement reporté

    En Belgique, le premier cas s’est déclaré le dimanche 4 février 1990. Cinq semaines plus tard, le nombre de malades ne cesse d’augmenter et on compte un premier décès des suites de la maladie. Le gouvernement Martens VIII doit imposer des mesures pour contenir la diffusion du virus. Il promet de faire le point régulièrement sur la situation, au travers de conférences de presse. A Val Duchesse, on ne parle plus budget et finances. C’est là qu’une fois par semaine, l’exécutif se retrouve pour aborder la gestion de la crise. Pour éviter les contacts physiques rapprochés, il a été décidé d’organiser plusieurs réunions successives regroupant à chaque fois une poignée de 31 ministres et secrétaires d’Etat.

    Il va sans dire que les agendas parlementaires et ministériels sont chamboulés. Le projet de loi sur la dépénalisation de l’avortement, qui doit en théorie être votée en avril, est mis au frigo. Wilfried Martens peut souffler, lui qui craint que le roi Baudouin refuse de sanctionner le texte. En ce moment, tout le monde a d’autres préoccupations. Evénement rare au regard du contexte, le Souverain prévoit d’adresser aux Belges ces prochains jours, a confirmé le palais royal à l’agence Belga.

    Le Roi Baudouin et le prince Philippe.
    Le Roi Baudouin et le prince Philippe. © BELGAIMAGE

    Les cabines téléphoniques désinfectées

    Cela fait deux jours que le confinement a été déclaré. Les Belges restent à la maison. Pour maintenir un minimum de contacts, certains services nationaux sont maintenus. La RTT continue de fournir l’accès téléphonique. Mais vu les risques pour la santé de ses ouvriers, elle n’autorise plus l’ouverture de nouvelles lignes fixes. Les cabines téléphoniques ne sont pas verrouillées. Mais il faut faire la queue. Tout le monde est discipliné et se tient à environ un mètre l’un de l’autre.

    "J’essaie d’appeler ma maman qui habite à la Côte", raconte Carine une Bruxelloise croisée place De Brouckère. "Il y a encore cinq personnes devant moi. Je n’ai pas de téléphone à la maison donc je suis obligée d’aller dans une cabine. La RTT a dit que pour laisser la place à tout le monde et faire preuve de solidarité, les appels ne pouvaient pas durer plus de cinq minutes. Mais moi je dois aussi appeler ma sœur qui vit à Namur. En même temps, qui va contrôler si on respecte cette durée. Quoique, hier, les gens s’énervaient ici parce qu’une personne était restée trop longtemps. Ils ont failli en venir aux mains."

    Les files devant les cabines téléphoniques.
    Les files devant les cabines téléphoniques. © BELGA ARCHIVES – BELGA

    L’hygiène est également remise en cause. Marcel Colla, ministre des Postes et des Téléphones, demande à la RTT d’augmenter la fréquence de nettoyage des cabines. Cornets, touches, tablettes, vitres, poignées de porte, couvertures des bottins : chaque cabine doit être lavée avec un produit d’entretien matin et soir – il y en a 18.000 en tout dans le pays.

    Les syndicats qui déplorent déjà de nombreux malades ou absents parmi leurs affiliés, répondent que la charge est trop lourde et que "c’est aussi au citoyen à prendre ses précautions" en portant des gants et en éloignant le combiné de son oreille. Les "Telecard" utilisées et vides ne peuvent plus non plus être laissées dans les cabines et doivent être jetées dans une poubelle fermée.

    Le ministre Marcel Colla doit aussi gérer l’absentéisme pour cause de contaminations multiples à La Poste. Pour les familles qui n’ont pas le téléphone ou une cabine à proximité, il reste le courrier. Mais qui pour l’acheminer ? Devant ce bureau d’Hannut, un facteur s’agite : "Les délais d’acheminement des envois vont devenir beaucoup trop longs."

    Roger Delizée, secrétaire d'Etat à la Santé (tout à gauche) et Marcel Colla (à droite, au centre).
    Roger Delizée, secrétaire d'Etat à la Santé (tout à gauche) et Marcel Colla (à droite, au centre). © BELGAIMAGE

    Le "Tatayet Show" et "Génies en herbe" entre parenthèses

    La RTBF est également frappée par cette crise. Des émissions en direct ou enregistrées dans les conditions du direct ont dû malheureusement être rayées de l’antenne. Si RTL-TVi a fait temporairement une croix sur "Dix qu’on aime" et son public réuni au Palladium de Baisy-Thy, "Génies en Herbe" et "Le Tatayet show" doivent être sacrifiés par le boulevard Reyers. A la demande de l’administrateur général Robert Stéphane, une émission alternative voit le jour : "Ce soir avec vous". Le principe : Marie-Jeanne Van Heeswyck se rend chaque soir, à 19h, dans une ville de Wallonie. Les habitants sont alors invités à s’exprimer devant la caméra, à partager leurs sentiments autour de cette crise et, surtout, à donner des nouvelles à leurs proches, en direct.

    Pour tenir la population informée en permanence sur l’évolution de la situation, la RTBF a également renforcé son service Télétexte, tout en veillant à la sécurité de ses journalistes. Les dépêches seront plus rapidement acheminées sur la page 200. En dehors de la télévision, des flashes en radio et des journaux distribués en kiosque le matin, c’est la seule manière d’être au courant des dernières actualités en temps réel. En France, où la maladie fait ses premières victimes, les citoyens peuvent compter sur le minitel. Hier, le Premier ministre Michel Rocard a annoncé le lancement du 3615 CORONAVIRUS. Les six millions de foyers abonnés au réseau pourront donc obtenir des conseils en matière de prévention mais aussi les dernières actualités en lien avec la pandémie.

    En France, le minitel permet de relier six millions de foyers. Un système qui n’existe pas en Belgique.
    En France, le minitel permet de relier six millions de foyers. Un système qui n’existe pas en Belgique. © AFP

    Les files devant les Super GB, Unic, Nopri et Delhaize se forment chaque matin depuis la mise en place des mesures de confinement. Tous les commerces qui ne sont pas de première nécessité doivent fermer. Mais il y a une exception : les Médiathèques de la Communauté française et les vidéoclubs. Wilfried Martens et le ministère des Affaires sociales ont longtemps hésité avant de finalement céder. Ecran noir dans les cinémas, les théâtres ont tiré les rideaux, la télévision réduit ses programmes. Confiné à domicile, le Belge a le droit de se divertir un minimum et de louer des cassettes VHS.

    "OK, on peut rester ouverts. Mais c’est quand même dangereux pour nous", se lamente Toni, dont la boutique à Saint-Gilles compte plus de 1000 jaquettes. Dans le quotidien régional La Lanterne, il explique. "Voilà la situation : un client vous loue une cassette, la prend chez lui une semaine. On ne sait pas combien de personnes l’ont touchée. Et puis ils nous la ramènent, parfois abîmée. Bref, on n’est pas à l’abri d’une contamination. Je veux bien gagner ma vie, mais pas risquer ma vie. Vous avez vu la situation en Italie, les milliers de morts à cause du Covid-89 ?"

    Les vidéoclubs peuvent rester ouverts.
    Les vidéoclubs peuvent rester ouverts. © D. R.

    En Italie, l’heure est grave. Les morts se comptent désormais par milliers. Le Calcio, le championnat italien de football a déjà été arrêté et n’ira pas à son terme. C’est le Milan AC, du président et magnat de la presse Silvio Berlusconi qui est sacré champion dans une ambiance morose. Personne n’a évidemment la tête à la fête. Dans une interview en français à sa propre chaîne "La Cinq", Berlusconi avait toutefois évoqué l’idée de maintenir les compétitions européennes. Il laisse entendre que d’autres présidents de clubs le suivent. Parmi eux, Bernard Tapie, à la tête de l’Olympique de Marseille. Celui-ci dément ! Le tableau final de la Coupe des Clubs champions laisse pourtant entrevoir une finale de rêve entre les deux équipes, un choc Papin-Van Basten.

    L’UEFA ne s’est pas encore prononcé. Mais pour les stars du ballon rond, les Rijkaard, Brehme, Matthäus et Maradona (dont c’est peut-être la dernière saison à Naples), les regards sont braqués vers la Coupe du Monde en Italie. Elle doit débuter le 8 juin, soit dans un peu plus de deux mois. Faut-il maintenir l’événement alors que la situation sanitaire devient ingérable ? Le président du conseil, Giulio Andreotti, ne cache pas son scepticisme dans une interview à la RAI. "S’il faut annuler l’événement, nous le ferons", annonce-t-il.

    La décision sera prise en concertation avec la FIFA et son président João Havelange. Guy Thys qui vient de reprendre la sélection des Diables rouges, sait que son équipe peut réaliser en Italie un parcours aussi brillant qu’en 1986 au Mexique. "Moi, je suis pour un report du Mondial en 1991", déclare-t-il.

    La Première ministre britannique Margaret Thatcher et son homologue italien Giulio Andreotti.
    La Première ministre britannique Margaret Thatcher et son homologue italien Giulio Andreotti. © GERRY PENNY – AFP

    En Grande-Bretagne, l’inquiétude règne autour de l’état de santé de Margaret Thatcher. Agée de 64 ans, la Première ministre est atteinte. Un conseiller déclare : "Elle est en quarantaine chez elle. Elle souffre des symptômes classiques comme la toux, la fièvre, le mal de gorge. Mais rien d’inquiétant selon les médecins." Les tabloïds, jamais à court de scoops, ont publié ces jours-ci une photo de la Dame de Fer à la fenêtre du 10 Downing Street, en pyjama et un bonnet en laine sur sa coiffure casque.

    Le JT de la RTBF en 1990.
    Le JT de la RTBF en 1990. © RTBF

    En Belgique, au JT de Jacques Bredael, les reportages se suivent et explorent la vie des Belges confinés. Les jeunes artistes peinent à s’exprimer depuis la fermeture des salles de spectacles. Un journaliste réunit trois potes, Abdel Hamid, Alain et Serge qui se retrouvent pour la première fois depuis deux semaines. Rendez-vous est donné au pied de la Basilique de Koekelberg, où quelques années auparavant, ils "breakaient" jusqu’à se tordre la nuque. En cet après-midi, chacun préfère garder ses distances.

    Abdel, Alain et Serge mettent leur carrière entre parenthèses

    Abdel Hamid, Alain et Serge sont déjà connus dans les boîtes de nuit : ils forment le groupe Benny B et leur titre "Mais vous êtes fous ?", enregistré en 1989, qui marie une rythmique techno et rap, fait le bonheur des DJ. "En France, notre titre commence à être joué en radio", raconte Abdel. "Franchement, 'Mais vous êtes fous ?', c’est un tube", annonce fièrement Alain alias Daddy K, le DJ qui a repris des éléments des dessins animés "Goldorak" et "Capitaine Flam" pour créer ce morceau.

    "Mais bon, avec ce coronavirus, je sais pas comment ça va se passer. On devait aller en France, donner des interviews… Il paraît même que Jacques Martin nous veut dans son émission du dimanche. C’est ce que nous a dit notre manager. Je ne sais pas si ça va se faire." Leur carrière décollait. Aujourd’hui, elle va peut-être totalement changer de trajectoire.

    Le trio se sépare et promet de se revoir, quand tout sera fini. "Comment on va rester en contact ? Je sais pas trop", sourit Serge dit Perfect. Personne ne veut braver les interdits. Les forces de l’ordre veillent au grain. La dernière image du reportage parle d’elle-même : une Golf GTI de la gendarmerie en patrouille autour de la basilique.

    La promotion du disque de ce groupe de rap belge est mis entre parenthèses.
    La promotion du disque de ce groupe de rap belge est mis entre parenthèses. © BENNY B.

    Renault Vilvorde est à l’arrêt

    Retour chez nous, à l’usine Renault Vilvorde-Haren. La production est à l’arrêt. Sous le ring, plus aucune R19 ne voit le jour : 8% de la production mondiale de la marque sort des bancs de montage belges. Les machines sont silencieuses depuis quelques jours. Dans cette usine qui coûte au groupe français, si l’activité n’est pas relancée au plus vite, la tentation sera d’acter une fermeture dans les dix ans et de déplacer la production à l’étranger. La crainte est réelle parmi les syndicalistes, bien que l’on pense d’abord aux collègues infectés.

    A la frontière franco-belge, personne ne passe. Si les accords de Schengen permettant la libre circulation des personnes en Europe ont été signés en 1985, elle n’est pas encore mise en œuvre. Avec le Covid-89, les contrôles sont renforcés. Rue de Nechin, entre Estaimpuis et Toufflers, en France, la gendarmerie hexagonale interdit aux Belges de quitter leur territoire. "Ce sont des gens qui veulent rejoindre Roubaix et Lille", explique l’adjudant Richaud. "En France, les bars-tabac peuvent rester ouverts. Donc ça attire une clientèle belge."

    Plus un seul véhicule ne sort des chaînes de montage de l’usine Renault de Vilvoorde.
    Plus un seul véhicule ne sort des chaînes de montage de l’usine Renault de Vilvoorde. © C. GILLOT – BELGA

    Le monde du cinéma subit la situation. Les dates de sorties de plusieurs productions hollywoodiennes ont été reportées. "Pretty Woman", une love story entre un homme d’affaires (Richard Gere) et une call-girl (Julia Roberts) sortira finalement à l’automne. Le troisième volet de "Retour vers le futur" pourrait ne pas être projeté avant 1991. Quant à la sortie, en France, de l’adaptation à l’écran du roman "Cyrano de Bergerac" avec Gérard Depardieu, elle est également remise en question.

    Sean Connery

    Le Covid-89 contamine également les acteurs. L’Ecossais Sean Connery dont le dernier film "A la poursuite d’octobre rouge" vient de sortir dans les salles aux Etats-Unis est infecté. Âgé de 60 ans, il a tenu à rassurer ses fans dans une interview à la toute nouvelle chaîne d’informations américaine CNN. "James Bond" se bat contre le virus et ignore où il a pu être infecté. "J’ai lu des choses absolument ridicules dans les journaux. On a dit que j’avais été contaminé sur le tournage d’Indiana Jones l’année précédente, en Jordanie. Alors que le virus met 14 jours avant de se déclarer, il aurait fallu plus de six mois avant que je ne développe les premiers symptômes ? C’est bullshit (foutaises) !"

    Trente ans après, il n’est plus question de foutaises. Le monde affronte une pandémie sans précédent qui totalise des dizaines de milliers de mort. Et dans trente ans, on s’interrogera : que se serait-il passé s’il n’y avait pas eu le Covid-19 ?

    Le film de Sean Connery est à l’affiche du film "Octobre rouge".
    Le film de Sean Connery est à l’affiche du film "Octobre rouge". © D. R.

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