Musiq3

Marcel Croës (1936-2023), le dandy radical-chic de la RTBF

© Tous droits réservés

Par Camille DE RIJCK via

Quand l'heure fut venue de poser sur le papier les titres et fonctions de Marcel Croës à l’attention des pages de nos grands quotidiens et de la postérité, son cercle d’intimes consigna solennellement que cet homme – notre collègue – s’était durant son existence préoccupé principalement de journalisme, de critique de film, de musicographie, d’inculquer par le truchement de l’enseignement un peu d’histoire du cinéma à nos chères têtes blondes de La Cambre et, enfin, et c’est plus général, j’en conviens, d'écriture et de lecture. Voilà de quoi remplir une vie d’honnête homme, qui fut surtout un passeur et, j’ose le dire, le plus irremplaçable des amis, le plus habile des dialecticiens, une encyclopédie, une université, un aventurier, un des plus grands esprits de son temps et derrière le délicat vernis de son flegme, le plus affectueux des hommes.

Marcel est mort samedi matin, après avoir bu son café et beurré une biscotte : un malaise l'a pris, il est tombé dans les bras de son épouse Gisèle. Ce faisant il a quitté le séjour des vivants pour rejoindre un paradis assurément pontormien, habité d’angelots joufflus, dans un sfumato ayant valeur de feuille de vigne. Halos de bleu d’Outremer et de terre de Sienne. 

Les critiques sont généralement de tristes individus. Leurs journées sont mornes. Ils les passent dans leurs cabinets d’étude, enveloppés de tricots mités, ressassent leurs certitudes alors qu’au loin le fumet d’un consommé de haricots verts s’annonce comme l’élément cathartique d’une journée consacrée à un point d’étude : la métalepse narrative dans les nouvelles de l’Abbé Prévost ou l’inventaire de la flore présente sur l’île de l’Avventura de Michelangelo Antonioni, que Marcel tenait en horreur et n’évoquait qu’avec une mine de répulsion outrée qu’il pouvait aussi adopter quand, au restaurant, un préposé de salle lui conseillait une eau minérale ferrugineuse. " Sainte horreur, disait-il, de l’eau, et puis quoi encore ? ". Marcel n’était pas un journaliste de l’abstraction. Il était dans la matière. Il prit le thé avec Patricia Highsmith – qu’il trouva fort rustre –, fit découvrir le Manneken Piss à Antony Quinn, qui s’en émerveilla, sillonna Berlin avec Robert DeNiro et, surtout, ne recula devant aucun sujet journalistique : ainsi mena-t-il un long entretien avec le Président Giscard d’Estaing sur le versant érotique de son œuvre littéraire, prenant sur lui de dire au grand homme d’état que son style lui évoquait Maupassant, ce qui mit l’académicien dans d’excellentes dispositions. Marcel n’avait peur de rien. Il alla voir deux fois le dernier film de Lav Diaz, long de neuf heures et assista même à la projection de presse du premier grand film de l’industrie Nord-Coréenne, notant qu’à la première ils n’étaient que trois : lui, un espion sud-coréen et un espion nord-coréen.

Un aventurier

Rappelons qu’un jour, descendant pour un reportage d’un cargo quelque part entre Beyrouth et Port Soudan, l’attaché d’ambassade anglais, sans lui laisser dire un mot, l’avait naturellement pris pour un haut dignitaire des armées de sa Majesté et lui avait servi son meilleur whisky et que cette histoire serait belle et poétique si un espion, précisément, n’avait observé la scène avec des petites jumelles d’opéra et l’avait fait arrêter céans au chef d’activités d’espionnage et d’intelligence avec l’ennemi. Il passa la nuit au trou, feuilletant pour se divertir l’intégrale de Mallarmé qu’il gardait en sa mémoire, intacte, à destination, précisément, de ces moments dans la vie où l’on ne peut aller puiser nulle part ailleurs que dans les frontières de son imagination. La sienne était sans limite, surhumaine, stupéfiante, à telle enseigne que son ami, l’éminent professeur de neurochirurgie Christian Raftopoulos lui avait proposé d’étudier son cerveau dans les fioles fumantes de son laboratoire, hommage dont Marcel s’était enorgueilli, sans toutefois consentir au prélèvement d’organe espéré par le grand scientifique. 

L’histoire de Port Soudan se termine bien : aux petites heures du jour, un policier hirsute lui enleva les menottes et lui remit une corbeille de fruits accompagnée d’un billet parfumé, de la main du chef de la sureté, qui lui priait de ne pas prendre ombrage du malencontreux malentendu. J’aime à imaginer qu’enfin libéré, Marcel s’aspergea de son parfum préféré, Poivre de Samarcande et trouva un peu de réconfort dans l’œuvre d’Henri Calet.

Combien de vies cet homme a-t-il vécues ? Lui qui semblait avoir tout vu, tout lu, tout mémorisé. Lui qui se souvenait du moindre Saint-Jérôme dans la plus miteuse sacristie d’Ombrie et qui le décrivait, quarante ans plus tard, avec une précision chromatique et une force narrative que n’aurait pas désavoué le plus atrabilaire des Docteurs de l’église. Christophe Rousset, son ami, me disait avoir perdu pied en considérant que cet Himalaya de savoir serait à présent silencieux. C’est que, dans ce monde devenu si triste, si morne, si fade, où l’expression de la moindre pensée doit être passée par le tamis de mille-et-une précautions, Marcel s’était constitué un refuge en forme de polyptique : son cénacle dont il ne méprisait pas la compagnie, les arts à l’exclusion du cinéma français qu’il avait en abomination et, surtout, les terres infinies de l’imagination. Je dis surtout, mais surtout Gisèle, son épouse. Gisèle, Gisèle, Gisèle, dont l’attachement mutuel, l’admiration réciproque et l’affection appartiennent à l’intime et donc forcément à l’indicible.

Un jour qu’il avait bu, avec un ami proche, une caisse entière de champagne rosé – scène authentifiée par plusieurs témoins – Marcel se retrouva dans un champ, face à un bouc écumant et terriblement féroce. Porté par une certaine ivresse et par la poésie naturelle de son cœur, il entreprit d’approcher l’animal, l’observa, plongea son regard dans le sien, sans connaître la peur et fit, en son âme et conscience la seule chose qui traversa son imagination : sertir les cornes du bouc de feuilles d’or. Croyez bien que l’animal ne fut pas sensible à cet hommage et que le pantalon de Marcel fut sommairement transformé en kilt par les assauts du furieux quadrupède. Mais voyons cette parabole à sa juste valeur : les hommes sont des indélicats, le monde a désormais une vague odeur de bouc, on peut, d’une manière ou d’une autre tenter de s’en accommoder ou,... comme Marcel, opter pour une approche plus poétique de la vie, couvrant ses aspérités de feuilles d’or et de Poivre de Samarcande. 
 

Inscrivez-vous à la newsletter Musiq3

La radio classique de la RTBF vous écrit tous les vendredis. Changez d’airs et soyez informés des événements de la chaîne, concours et CD de la semaine.

Articles recommandés pour vous