Bashir Abdi est depuis le dimanche 24 octobre le marathonien européen le plus rapide de l’histoire. Avec son chrono de 2h03'36'', notre compatriote est entrée dans la cour des très grands sur la distance mythique. Il a signé le deuxième temps de l’année, le 14e de tous les temps. Le Gantois a découvert cette épreuve il y a seulement 3 ans. Sa progression est fulgurante. Et elle n’est sans doute pas terminée. De quoi ouvrir de jolies perspectives. Et dire que quand il a débarqué en Belgique à 13 ans, il ne voulait pas entendre parler de la course à pied.
19 ans plus tard, Abdi y consacre sa vie. Et dans son cas ce n’est pas un cliché. Après une carrière plus qu’honorable sur la piste, couronnée par une médaille d’argent sur 10.000m à l’Euro de Berlin, le Gantois a eu une révélation. Barré sur le tartan par sa pointe de vitesse terminale, Abdi est "monté" sur marathon avant ses 30 ans. Il est entré en religion.
Sa conversion est immédiate : 2h10'47'' à Rotterdam (déjà). Depuis il s’est aligné à six reprises sur marathon. Cinq fois, il a abaissé son chrono. 2h07'03'' à Londres, 2h06'14'' à Chicago, 2h04'49'' à Tokyo et enfin 2h’03'36'' à Rotterdam. Sept minutes gagnées ! La seule fois qu’Abdi n’a pas amélioré sa performance, il a… décroché le bronze aux JO.
Le marathon est exigeant et ne pardonne pas les écarts. Pour apprivoiser ces terribles 42,195 km, il faut être prêt à souffrir, à sortir de sa zone de confort. Bashir l’a bien compris. Il partage son temps entre l’Éthiopie et Font-Romeu, il voit peu sa famille. Parce que le marathon est ingrat. On n’en court pas toutes les semaines. Il traumatise les corps et réclame une énorme charge d’entraînement pour briller le jour J. Une vie de moine, d’ascète.
Une progression linéaire
Sa courbe de performance est linéaire, sans accrocs. De quoi rêver grand. Jusqu’où ? "Sky is the limit. Never say never, the sky is the limit", répond le principal intéressé. Le discret Bashir qui avouait ses ambitions olympiques du bout des lèvres a changé. Et le déclic s’est justement produit à Tokyo. "Sa médaille lui a donné beaucoup de confiance, c’est certain. Il sait à présent qu’il est capable de gagner des courses internationales. C’est ça la différence entre le Bashir d’avant les JO et le Bashir d’après les JO. Son potentiel est le même, mais la confiance lui manquait parfois", témoigne Gary Lough, son entraîneur.
La métamorphose s’est opérée rapidement. Le temps de digérer son exploit japonais, Abdi s’est tourné vers l’automne, saison bénie des marathons, et plus question de se cacher. Sa tentative de record d’Europe, il l’a annoncée. Et il a répondu présent !
"Je n’aime pas parler de limites, nous verrons cela au fur et à mesure. Tant qu’il continue à gagner des courses et à améliorer ses chronos, on continue", insiste Lough. Plusieurs éléments invitent à penser qu’il peut encore progresser.
Gestion, (in) expérience, mental, les raisons de rêver grand
Avec six marathons au compteur, le médaillé de bronze de Tokyo est encore relativement "inexpérimenté" sur la distance. Même s’il a trouvé rapidement la clé pour briller, il ne maîtrise pas encore totalement cet effort si particulier. Il a déjà fait sauter quelques barrières psychologiques. Les plus difficiles à franchir. Plus que dans toutes autres disciplines, le mental est un facteur clé de la performance sur marathon. Quand le corps crie sa douleur, quand il est prêt à abandonner, c’est la tête qui doit prendre le relais.
Abdi n’a pas encore atteint ses limites. Il affiche une incroyable capacité de résistance. Il court régulièrement ses marathons en "negative split", ce qui veut dire qu’il couvre la deuxième moitié de la course plus vite que la première. Une gestion de l’effort étonnante qui lui a encore permis de "ramasser les morts" dans les derniers kilomètres à Rotterdam.
"Souvent les meilleurs marathons sont courus de cette manière", souligne Frédéric Xhonneux. "Il a cette sagesse, cette intelligence de course qui lui permet de doser son effort. J'ai été surpris de le voir enchainer aussi vite deux performances de très haut niveau. Ce qui me fait dire que s'il concentre sa préparation sur un pic de forme unique, il peut faire encore plus. Et puis il a un cœur énorme. Son vécu personnel (il a été séparé de sa maman pendant plusieurs années avant d'arriver en Belgique avec le statut de réfugié, ndlr) lui donne la force de se faire mal et de repousser ses limites. Il sait d'où vient et cela lui donne une force supplémentaire. Aussi par rapport aux sacrifices qu'il fait".
À lire aussi
Bashir Abdi, le marathonien citoyenA 32 ans, Abdi a encore de belles années devant lui. A titre de comparaison, Eliud Kipchoge – le maître incontesté des 42,195 km – facture 36 ans (il fêtera ses 37 printemps en novembre). Mister Sub2 a battu le record du monde à presque 34 ans et a été couronné roi de l’Olympe pour la deuxième fois cette année.
"Il est encore relativement jeune pour un marathonien", confirme notre consultant athlétisme. "Ses meilleures années arrivent. Il peut encore grandir sur la distance, apprendre à mieux se connaître, cerner ses points faibles et les travailler à l’entraînement".
Médaillé olympique, recordman d’Europe, le moine du marathon belge a déjà coché quelques cases. Quels objectifs peut-il se fixer ? Il ne se ferme aucune porte. Même celle qui mène au record du monde de Kipchoge (2h01'39''). Pour y parvenir, il sait qu’il doit gagner 3 secondes au kilomètre. Une paille dans une vie. Un gouffre à ce niveau. "Mais qui sait. Imaginons que je coure à Berlin comme Kipchoge où le parcours est très plat et très rapide. Imaginons que tout s’imbrique que je sois dans un super jour et que les supporters belges soient présents… il ne faut jamais dire jamais", déclare-t-il sur le plateau de De Afspraak.
"Il a un potentiel énorme mais il est déjà tellement haut qu’il ne faut pas s’attendre à le voir encore gagner 3 minutes", explique Xhonneux. "Il pourrait même devenir plus fort et ne pas améliorer son chrono. Pour aller plus vite, il faudra que tout se passe à la perfection. Sur le parcours idéal, le tempo des lièvres, la météo, … tout devra être parfait, même pour encore grignoter quelques secondes".
Mais l’athlétisme ne se limite pas à la quête du chrono ultime. Un palmarès se construit aussi avec des victoires et des médailles. Avec son niveau actuel, le Gantois peut rêver d’un succès dans un des six "Majors" (Tokyo, Londres, Boston, Berlin, Chicago et New York) les marathons les plus convoités et les plus richement dotés. Il peut viser des podiums dans les grands championnats.
"Ce serait magnifique de le voir avec Eliud Kipchoge dans un marathon où ils seraient tous les deux au top de leur forme. De le voir s’accrocher le plus longtemps possible à la foulée du Kényan. C’est dans ces conditions qu’il pourrait aller chercher un chrono de 2h02' par exemple. Sa carrière est déjà réussie. Il a déjà marqué l’histoire du marathon en Belgique et même un peu plus", affirme Frédéric Xhonneux. "Ce qui peut encore lui donner les crocs, c’est qu’il n’a pas encore gagné de titre majeur. Ça peut le pousser à continuer. Il n’est plus un outsider. Il est hyper performant et on peut l’attendre au très haut niveau. Il a passé des barrières mentales et sait de qui il est capable"
Comme souvent en marathon, il faudra choisir. Pour l’an prochain, la cible semble déjà localisée. Elle se situe dans l’Oregon, à Eugene précisément où auront lieu les prochains championnats du monde. Il aurait pu jeter son dévolu sur l’Euro de Munich, où ses chances sont sans doute plus importantes. Mais Bashir Abdi rêve grand désormais.